Les Cuns (1)
L'article sur les cuns était fin prêt il y a deux ou trois jours quand un autre article d'AgoraVox consacré à la photomanie a été publié. Bien que certains paragraphes puissent rappeler cet autre article – dans un ton très différent, il est vrai –, je me suis quand même décidé à demander sa publication. Je suis d'autre part conscient de me faire des ennemis avec cette description dans laquelle certains lecteurs – une infime minorité, Dieu merci ! – pourraient se reconnaître.
Vu sa longueur – quatre pages A4 bien tassées, sans compter les notes –, l'article a été scindé en deux. Voici donc la première partie.
Nouvellement apparue au début du XXIe siècle, l'espèce des cuns tend à envahir la terre. La définition officielle est la suivante : CUN, substantif épicène, acronyme de Con(ne) Universel(le) Numérique. Mammifère vertébré, sous-embranchement des Hominidæ (hominidés), dont certains spécimens sont doués de parole – cette grande conquête des singes anthropoïdes.
Un vieil écrivain françois, Alcofrybas Nasier (1483 - 1553), avait déjà repéré et dénoncé cette espèce particulière qu'il avait nommée « andouilles », et qu'il exécuta dans un récit intitulé le « Combat des Andouilles ». La France de 2017 connut une réédition de ce fameux combat avec la « Guerre des Andouilles ». Deux grandes troupes d'andouilles s'affrontèrent : les andouilles de gauche, démocrates, et les andouilles de droite, républicaines ou nationalistes. Les andouilles de gauche, qui n'en étaient pas à un mauvais coup près, attaquèrent horrifiquement les andouilles de droite en publiant de méchants comptes financiers. Les andouilles de droite furent grillées. Mais les andouilles de gauche furent vaincues à leur tour par les andouilles de Mâcon, connues pour leur sens de l'opportunisme, leur virulence au combat et leur taux mortel de sulfites. Depuis, on ne sert plus dans les restaurants et à la télévision française que des andouilles de Mâcon, au grand dam des facultés cérébrales des citoyens.
Mais revenons à nos cuns. D'où vient cette étrange appelation de « cun » ? Pour le C de cuns, nul besoin d'explications. Universel, parce cet engouement touche la terre entière ou presque. Il existe en effet toutes sortes de cuns : des cuns blancs, des cuns jaunes, des cuns noirs, des cuns caméléons, prêts à changer de couleur politique au gré des élections... Numérique, car depuis le début du XXIe siècle avec le développement des techniques modernes, appelées « technologies », il y a un grand engouement pour les gadgets électro-numériques : ordinateurs, tablettes numériques, téléphones portables, G.P.S., téléphones « intelligents » – i-phones ou smartphones – (1), objets « connectés », etc. etc. etc. De telle sorte que tout homo ou hétéro sapiens normalement constitué se doit de posséder de tels engins. Ces appareils sont dits numériques car toute chose (parole, chanson, texte, spectacle…) peut être numérisée, c'est-à-dire convertie en signaux électroniques binaires.
Exemple criant de cunnerie : le téléphone intelligent (2), c'est-à-dire perfectionné, qui sert à notre cun de cerveau alternatif. Cet instrument remplace la mémoire du cun : il peut enregistrer des noms, des adresses, des numéros de téléphone ; il peut aussi enregistrer des documents, des chansons, de la musique. Il remplace les yeux, car avec lui le cun peut prendre des photos, faire des séquences vidéos. L'appareil remplace les neurones, car avec lui le cun peut se diriger vers son point de destination, prendre connaissance du bulletin météo ou des nouvelles du jour, il peut jouer à des jeux vidéos, trouver la pizzéria ou le kebab les plus proches. Il remplace un médecin ou un formateur, car avec cet appareil, le cun peut surveiller sa tension ou son rythme cardiaque ; il peut apprendre à baragouiner une langue étrangère. Le cun peut enfin communiquer avec le monde entier ou presque par l'intermédiaire de l'internet (3). Grande merveille : il peut même téléphoner – toutes fonctions que les non-cuns pouvaient parfaitement accomplir sans ce cerveau alternatif. L'appareil photo ou vidéo intégré du machin-phone a remplacé la faculté d'émerveillement ou d'indignation. Le souvenir était poète ; le voilà devenu archiviste.
Une fonction particulière dudit truc-phone permet de faire des autofots : on tient l'appareil à bout de bras et on se prend en photo soit seul devant un monument historique, par exemple, soit avec un(e) ami(e), soit avec une célébrité ou même avec un président de la République ou un pape de service. Et ce, pour immortaliser pour la terre entière un instant palpitant de sa vie totalement insignifiante. Ce genre de photo, très prisé des cuns, est connu sous l'appelation anglo-américaine de « selfie ».
Les auto-portraits sont connus de longue date. L'homme de Cro-Magnon posait déjà sa main sur un rocher, et crachait de la peinture dessus pour imprimer sa marque. Mais ce sont les peintres qui, les premiers, se sont représentés sur une toile. Il est des exemples célèbres : de Vinci, Rembrandt, Dürer, Poussin, Van Gogh, Picasso, etc. L'avénement de la photographie amplifia le mouvement, et nombre de personnes purent se prendre elles-mêmes en photo, avec un appareil à déclenchement retardé. Une autre étape fut franchie avec les polaroïds, ou appareils-photo à développement instantané. Enfin vint l'ère de la photo dite numérique et là, mes aïeux, ce fut l'explosion. Le narcissisme latent de nombre de cuns s'en donna à cœur joie.
Comme le cun n'a généralement pas le bras assez long (cun ordinaire ou petit cun né de la dernière averse), il se sert d'une sorte de perche sur laquelle est fixé l'appareil en question, et qui permet une photo à distance. Cette perche est miraculeusement dénommée « perche à selfie ».
Autre fonction plébiscitée par les cuns : l'envoi de courts messages de 140 caractères, appelés tweets ou twits. Les cuns mono-neuronaux de naissance adorent de genre de messages, à tel point qu'un fameux président des États-Unis au toupet jaunâtre gouverne presque exclusivement par l'intermédiaire desdits messages – ce qui lui a valu le sobriquet de « twit » (4). C'est le Lucky Lucke de la communication, qui twite plus vite que son ombre. Les cuns plus ordinaires se contentent de twiter de simples inepties comme par exemple : « Yes, la meuf is dead ». L'usage de l'anglais ajoute au caractère de ce si bête message.
La langue utilisée dans les messages est une langue qui semble dérivée du français, avec un mélange de patois anglo-américain, le tout avec de nombreuses fautes. C'est, révérence parler, la langue néo-merdique. On y trouve des symboles graphiques qui sont censés représenter des émotions, appelés « smileys » ou « émoticônes », et de curieuses abréviations : A12C4 (à un de ces quatre), KOI29 (quoi de neuf), KDO2Noel (cadeau de Noël). L'usage de l'anglais est possible : CUL8R (see you later : à plus tard ; abréviation particulièrement cucul). Les raisons données pour un tel massacre sont 1. que cela permet d'économiser l'espace, et 2. que cela permet d'écrire vite. Mais quel besoin d'écrire vite pour de telles insignifiances ? D'autre part, l'usage d'abréviations pose souvent un problème de compréhension si l'on n'est pas initié.
Le merveilleux appareil qu'est le machin-phone sert donc à envoyer des messages, et si d'aventure vous entrez dans un wagon de métro, ou même si vous vous promenez dans la rue, vous verrez la plupart des gens pianoter sur leur appareil, lequel émet des sons crispants chaque fois que le cun reçoit un message. On appelle ces messages des « textos » (5). Si lesdits textos ont un caractère sexuel, alors là, ce sont des « sextos » – on admirera au passage la richesse de la langue. Particularité : les machin-phones n'autorisent l'usage que des pouces pour taper un message digital (digital est l'équivalent anglo-américain de numérique). Ce n'est pas un mince paradoxe qu'une activité digitale soit réduite à deux pouces.
Au reste, l'activité des cuns ne s'arrête pas aux messages ou twits ; ils prennent en photo à tour de bras tout ce qui peut exciter leur unique neurone : une scène de rue, un plat qui plaît au restaurant du coin, un coucher de soleil, un accident, une manifestation, un chat ou une vache dans un arbre – bref tout ce qui lui paraît beau, intéressant, horrible, exceptionnel, sortant de son ordinaire. Dans une foule, le cun lève son appareil le plus haut possible afin de photographier ce qu'il considère comme un événement de première importance : chanteur-brailleur en train de se déhancher sur une scène, homme politique sur un marché serrant avec d'infinies précautions des mains tendues…
Autre paradoxe : alors qu'un machin-phone est surtout conçu pour porter la voix humaine (phone venant du grec φωνή [phônê] : « son », d'où voix), ce sont surtout à des textes, à des photos et à des vidéos que servent les machin-phones entre les mains des cuns – ils servent donc d'abord à l'œil et à la vision, et non plus spécialement à la voix.
(à suivre)
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Notes
(1) l'auteur propose le néologisme intelliphone.
(2) on le dit intelligent, parce que c'est cet appareil qui est dépositaire de l'intelligence de son possesseur qui, lui, reste gros cun comme devant, comme dirait La Fontaine.
(3) si l'on excepte les grandes démocraties modernes comme l'Iran, la Chine, la Turquie, la Corée du Nord… Et bientôt, peut-être, la France, car en effet, selon certains politiciens, les internautes sont des cyber-criminels en puissance. « Internet est un danger pour la démocratie » (J.-F. Coppé), ou « l'internet est « le refuge de trafiquants d'armes, de médicaments ou d'objets volés [...], de psychopathes, de violeurs, de racistes… » (Fr. Lefebvre).
(4) rappelons qu'en anglais twit veut dire « idiot » ou « andouille ». Nous revoilà avec la Guerre des Andouilles.
(5) le mot texto existe en français normal ; c'est un adverbe qui veut dire : textuellement, exactement.
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