Les débats intello-médiatiques m’ennuient. Les maux parlent mais les mots ne disent plus rien

L’autre mardi soir, et je ne dirais plus comme d’habitude car je ne regarde plus régulièrement l’émission de Frédéric Taddéi, j’allumai le poste vers 23 heures. Histoire de voir quels invités furent conviés pour une causette intellectuelle sur le monde. Il y avait Jacques Attali, Paul Ariès et je ne sais plus trop qui, n’ayant pas retenu le nom des participants car une fois les invités présentés, j’éteignis l’écran. N’ayant pas le désir d’entendre parler ceux qui étaient venus délivrer quelques analyses estampillées « sciences sociales et observateurs patentés ». Et en effet, pas tenté d’en savoir plus sur le monde. Lassitude d’entendre les mêmes avis se répéter car il faut quand même le noter, Taddéi ne cherche pas à renouveler son panel d’intellos venus donner leur opinion sur le monde. Il dispose sur les fauteuils le gratin des milieux autorisés par la production à réfléchir sur la société et les affaires du monde. En plus, les thèmes ne sont pas forcément bien choisis, obéissant souvent à la loi du buzz. Si bien que pratiquement tous les sujets traités l’ont déjà été dans une autre émission d’analyse assez courue sur la cinq vers 18 heures. Souvent j’allume le poste en début de soirée et je constate que la loi du buzz est respectée et que les invités se ressemblent d’une semaine sur l’autre, avec parfois ce journaliste gominé à l’écharpe rouge rebelle qui sévit dans la rédaction d’un grand hebdomadaire. Néanmoins, quelques fois on y glane des informations et analyses intéressantes, notamment en politique étrangère mais force est de constater que pour ma part, les émissions intellectuelles ont fini par m’ennuyer et ma foi, j’en connais sûrement quelque uns qui m’orienteraient vers la radio et peut-être France Culture.
Il fut un temps, il y a très longtemps, putain ce que le temps passe vite, lorsque le président s’appelait Nicolas, où je me délectais de l’émission animée par Taddéi, de surcroît plusieurs fois par semaine. C’était frais et nouveau, avec parfois des disputes rappelant les cendriers volants chez Polac. Et puis regarder « Ce soir ou jamais » représentait un acte de résistance citoyenne dans un contexte où le président obstruait les fenêtres médiatiques de toute la dimension de son ego surdimensionné qui aurait pu rivaliser avec la sardine de Marseille bouchant le vieux port. Maintenant, tout est revenu à la normale, enfin pas tout à fait puisque le président Hollande est lui aussi très présent mais ses discours sont mesurés, parfois à un point tel qu’on le prendrait pour un Périclès pétri de sagesse antique. Les âmes mortes de Gogol hantent les pages de Google et le sage derrière son écran se dit que l’ennui est le signe d’une époque crépusculaire en attente de la nuit transfigurée. Les chouettes de minerve sont devenues bavardes, surtout lorsqu’elles s’envolent sur le plateau télé.
Lorsque j’entends Attali, ou un autre économiste, j’ai le sentiment que tout ce discours est tronqué, vu depuis une lucarne intellectuelle qui forcément, rétrécit le champ de vision du réel, fort complexe et surtout contrasté. J’ai comme l’impression que l’économique, c’est du l(ego) intellectuel. Il y a les pièces qu’il faut assembler dans le discours. Dollar, coût, euro, croissance, Monti, compétitivité, TVA, Draghi, concurrentiel, dette, intérêt, FED, marché, innovation, BCE, Grèce, technologie, travail, charges sociales, récession, emploi, déficit, adéquation… Il suffit alors de composer un discours cohérent et l’on passe pour un économiste savant, ou même une machine de Turing car on pourrait imaginer le test. Un programme capable de duper les interlocuteurs en se faisant passer pour un économiste. « L’innovation alliée à la compétitivité est pénalisée par l’euro et la BCE sous l’influence de Draghi fixant des taux d’intérêts plus élevés que la FED qui tente de redonner de la compétitivité à l’économie américaine malgré le poids de la dette mais avec un dollar faible qui favorise l’emploi lorsque celui-ci est en adéquation avec le marché des biens alors que la récession de la Grèce est due aux intérêts des créances et qu’en France les charges sociales pèsent sur le coût du travail et bla bla bla ». Beaucoup d’interprétations du monde dans les médias et encore plus de transformations dans le système social et industriel. Comme l’a décrété saint Nicolas invité par les princes du Qatar, il ne faut pas combattre la compétition mais l’organiser. Eh oui, il y a les gens qui travaillent sur le terrain de jeu économique dont la surface correspond à celle de la planète, ce qui nous chiffre cette affaire en millions de terrains de foot parcourus par des milliards de joueurs. Impressionnant et pas facile de voir les manœuvres du jeu économique. Voilà pourquoi il y a tant de commentateurs. Ah ces affreux protectionnistes chinois refusant de jouer collectif, et ce Mittal qui est hors-jeu alors que Montebourg blessé sur le terrain est soigné dans les vestiaires avec sa marinière et que Jean-Marc Ayrault a botté en touche. Les syndicalistes de PSA ont taclé sévèrement la direction et les opposants à l’aéroport aimeraient bien que la balle revienne au centre. Quant au pilier Depardieu, personne n’a pu le plaquer si bien qu’il est allé marquer un essai en franchissant la ligne de but belge. Finalement, c’est comme au hand, il y a les experts et les barjots. Et parfois, on a l’impression de revoir le même match. Après Gandrange, Florange.
Les extravertis ont envahi l’écran. Car le show médiatique requiert la prestation d’individualité sachant porter le verbe haut avec dextérité et célérité. Face à ces redoutables concurrents, les penseurs qui réfléchissent avec attention et subtilité mais ne savent pas déclamer leurs idées sont bannis des plateaux et des radios. Seules quelques exceptions confirment la règle, avec Patrick Modiano, le ténébreux timide et Michel Houellebecq, le facétieux neurasthénique. De bons clients en vérité mais le standard reste tout de même Michel Onfray. Lorsqu’on entend tous ces extravertis à la télé, on a l’impression que le contenu importe peu mais que seul, l’enrobage discursif fait loi. Chacun essayant de parler le plus rapidement possible en égrenant le maximum d’idées sans discontinuer, sans temps mort, car la moindre hésitation et c’est le concurrent qui s’empare de la parole, ou parfois l’animateur, comme dans ces talk shows politiques où l’invité peine à finir une phrase.
Après cette présentation sommaire du paysage intellomédiatique, il est possible de donner du sens à ce phénomène de société, pour autant qu’il soit avéré et que je ne sois pas dupe de mon propre ennui envahi d’une déprime hivernale peu propice à l’écoute des observateurs. Allez, je vais m’accorder quelque confiance et suggérer que les mots ne disent plus grand-chose. Il y a une sorte de fracture, de schisme linguistique entre un réel devenant de plus en plus contrasté et des discours de plus en plus formatés et convenus, comme si le bavardage suivait sa propre course en se formatant en épousant les règles d’un jeu sémantique exécuté par les intellectuels qui ne se confrontent plus aux choses et aux hommes mais se positionnent au sein même de cet immense champ discursif orchestré par les intellos. Parler, c’est alors se référer à un autre parleur. C’est épouser un propos ou s’en distancier, voire même le massacrer. Les hommes meurent de moins en moins dans le silence mais parmi les bavardages. Les commentaires des événements, tweets et autres faits du monde se substituent à l’analyse des ressorts fondamentaux. Cette frénésie contestataire, critique, colérique, incantatoire, scandaleuse, représente une sorte de vaine réaction face à un monde qui n’est pas accepté mais face auquel l’impuissance politique se dévoile, ce qui rend justice à cette fameuse formule de Jaurès sur les hommes qui changent les mots parce qu’ils ne peuvent changer le monde. L’écriture véhicule le mal pensait Bataille, elle est donc habilitée à causer des maux, au risque même que les mots ne disent plus rien et ne signifient que la prétention du locuteur à faire reconnaître son existence. Je parle donc je suis. Rien ne neuf sous le soleil, Lacan aurait dit que c’est le parl’être.
Au bout du compte, cet ennui est parfois rompu par quelques analystes qu’on sent plus fins, qui ont bien bossé et savent présenter des aspects inédits mais le commentaire du monde ne fait pas avancer la compréhension. Je viens de faire l’expérience consistant à ouvrir le livre d’un grand penseur, Leo Strauss en l’occurrence. Deux pages annotées ont capté de leur savante fulgurance mon attention si bien que j’ai eu le sentiment d’en savoir plus qu’avec une heure de débats intellectuels contemporains. Certainement une question de contenu et de profondeur de vue. Finalement, si j’avais la notoriété d’un Stéphane Hessel, j’écrirais un livre intitulé, instruisez-vous ! Car il est préférable de s’instruire que de s’informer, ce qui n’empêche pas de suivre les informations à toutes fins utiles et aussi pour se divertir. Les débats intellectuels permettant de savourer quelques divertissements cuisinés avec des morceaux de substance grise. Et puis on ne sait jamais, cela peut nourrir la pensée mais pour l’instant c’est plutôt mourir l’ennui. Je ne veux pas finir en tôle auprès du taulier qui est au cieux alors mieux vaut éviter de tuer le temps pour ne pas passer devant les assises de saint François.
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