Les effets néfastes de la politique de fermeture des frontières en Europe
Cet essai a pour but de questionner la politique européenne vis-à-vis des flux migratoires venant du sud, d’évaluer ses effets pour le moins contrastés et la remettre dans une perspective historique. Question éminemment sensible. Parler d’immigration de façon sérieuse est rendu difficile aujourd’hui en raison des enjeux identitaires qui enfument les esprits plus qu’ils ne les éclairent. J’ai bien peur que cette « enfumage » arrange tout le monde et pas seulement l’extrême droite qui profite de la pauvreté du débat pour faire avancer ses thèses les plus farfelues. Pourtant les processus migratoires en Europe et les différentes politiques d’endiguement sont connues, étudiées mais comme souvent en sciences humaines peu vulgarisés et diffusés. C’est que je vais tenter de faire ici à mon humble niveau. La question est complexe et je ne prétends pas en cerner tous les contours. J’ai l’avantage sur beaucoup d’observateurs de disposer d’un triple regard qui me permet d’avancer sur un terrain miné par les manipulations politiciennes sans dire trop de bêtises. D’une part il y a ma position d’enseignant dans un quartier où le turnover migratoire est bien visible et qui génère beaucoup de contacts, d’autre part il y a ma position de chercheur en histoire contemporaine qui je l’espère me permait d’avoir un regard distancié et informé sur les différentes temporalités qui sous-tendent ces phénomènes et enfin, ma belle famille étant africaine, je peux observer de très près ces situations migratoires puisque d’une certaine manière (et parfois à mon corps défendant) j’y participe. Je pourrai ajouter que je réside dans une petite ville périurbaine comme tant d’autres dont une partie de la population se vit « assiégée » et où le vote front national est très important (de 25 à 30%). Cette article fera l’objet d’une suite qui s’intitulera « Pourquoi les africains cherchent à venir en Europe ? Mythes et réalités. » et qui tentera de relever les nombreuses idées fausses qui parcourent la société française vis à vis de l’immigration africaine mais aussi d’explorer certains des mécanismes à l’œuvre qui favorisent la poussée migratoire, de l’escapisme aux effets diasporiques et médiatiques en passant par les conditions d’accueil.
La formulation de mon titre n’est pas anodine. Si je substitue « l’Europe » à « la France » c’est bien parce que les migrations du sud touchent tous les pays d’Europe et que la France est très loin d’être la seule destination des candidats à l’immigration qu’ils soient clandestins ou qu’ils utilisent des voies légales. D’autre part il s’agit bien d’une politique « européenne », le couple Franco-allemand, pays cibles de l’immigration avec l’Angleterre, ayant bien été un moteur dans cette politique commune. Les traités de Maastricht pour les visas (1992) et d’Amsterdam pour le droit d’asile(1997) furent un pas décisif vers l’« uniformisation » du droit d’asile dans la totalité de l’UE. La mise en œuvre du traité d’Amsterdam, en 1999, supprima définitivement les contrôles aux frontières intérieures ce qui entraîna une perte de contrôle qui devait être compensée par un renforcement de la surveillance aux frontières extérieures. Nous avons ainsi deux processus politiques étroitement liés : l’intégration des États de la Communauté européenne et l’isolation de l’Europe vis-à-vis du reste du monde.
Mais voilà, faut-il rappeler que l’Europe a toujours présenté un brassage des populations constant et intense sous l’effet des migrations successives (Voir F. Braudel) ? Rappelons juste les différents facteurs qui déterminent aujourd’hui les profils des migrants : proximité géographique, liaisons économiques, politiques et culturelles et les ponts linguistiques nés de l’histoire coloniale. Ajoutons les traditions migratoires, les réseaux constitués et l’attrait économique et social variable des différents pays d’accueil. C’est ce qui fait de l’Europe un « pôle attractif ». La détermination des pays africains en « pôle répulsif » sera étudiée dans un prochain article. Attraction, répulsion, la dynamique migratoire est une donnée universelle qui traverse les siècles depuis les premiers hominidés dont la puissance s’est toujours jouée des frontières. Il serait illusoire de penser pouvoir complètement y échapper. Et pourtant…
Il est aujourd’hui un fait nouveau : les frontières de l’Europe sont fermées, beaucoup moins poreuses qu’on ne le pense généralement, mais offrant un certain nombre de sas permettant la circulation des hommes. Elles sont d’ailleurs d’autant plus fermées que l’espace Schengen a aboli les frontières intérieures. Cela bien entendu n’a pas toujours été le cas, inutile je pense de rappeler le contexte de l’après guerre où l’immigration de travail fut massive et répondait à des besoins économiques précis. De fait si l’immigration n’a pas toujours été contrôlée en revanche elle a toujours été « choisie » ! On considère qu’en France un tiers environ des autoroutes ont été construites par des clandestins. La production automobile continuait elle aussi à être, pour un tiers, assurée par des travailleurs en situation irrégulière. La construction du tunnel sous la Manche, dépendait également d’elle, et l’industrie de la mode s’effondrerait sans elle. Le travail au noir des autochtones y participe davantage encore. Acceptation tacite, hypocrisie des états qui tapent « administrativement » (chasse aux clandestins, centre de rétention…) sur des gens qu’on a invité à venir travailler dans des conditions déplorables mais qui restent, point crucial, avantageuses à leur yeux, au moins dans un premier temps. Nous devons une part de notre prospérité à ces « sans-parts ».
K J Bade historien allemand spécialiste des migrations (« l’Europe en mouvement ») rappelle que le « choc pétrolier » de 1973 ébranla la foi en une croissance illimitée. Ce fut le prétexte d’un coup d’arrêt au recrutement et à l’immigration, consensus autour d’une attitude défensive, premiers pas sur un chemin qui s’achèverait, après la fin de la Guerre froide, sur ce que l’on a appelé « l’Europe citadelle ». Mais l’arrêt du recrutement eut l’effet inverse recherché. La main-d’œuvre étrangère fut brutalement placée devant une alternative : rester ou partir. Car rompre son contrat de travail afin de revenir chez soi pour une longue période pouvait désormais signifier un départ définitif. Et cela signifiait une déqualification dans les pays d’origine. Beaucoup décidèrent donc de rester. Le regroupement familial garanti par les directives européennes sur la protection de la famille devint bientôt le plus puissant moteur de l’immigration. Ajoutons le phénomène d’acculturation profond que joua l’école sur les enfants de la deuxième génération (mythe du retour) et qui fixa les génarations. Conséquence politique : le transfert de main d’œuvre en Europe fut associé d’emblée aux questions liées à l’intégration européenne. Un « paradoxe libéral » qui ne permet pas aux systèmes libéraux, en État de droit, de bloquer complètement les processus de migration une fois qu’ils ont été mis en marche, sans déroger aux obligations humanitaires fondamentales. Mais on n’assista pas à la « grande migration » d’Afrique du Nord en direction de l’Europe que certains Cassandres prédisaient (et continuent à prédire !). Le nombre des immigrés clandestins en 1991 constituait 14 % de la population étrangère. L’Italie arrivait à la première place. Depuis les chiffres ont fortement augmenté, ceci étant lié à l’endiguement de l’Europe face à la vague de réfugiés et de demandeurs d’asile, une politique qui incita un nombre croissant de migrants à emprunter des chemins irréguliers ou illégaux. Ce fait est très important et pas très difficile à comprendre : plus on bloque les moyens légaux de circulation des hommes plus on les incite à circuler par d’autres moyens !
Il est important à ce stade de comprendre le durcissement, la réorientation de la politique africaine de la France en matière d’immigration et ses conséquences dramatiques pour la France mais aussi pour le continent africain. Un éminent politiste et historien J. F Bayart lors d’un colloque sur ce sujet n’y va pas avec le dos de la cuillère. Il observe, je cite, « une orientation clairement antisociale de la politique africaine de la France qui substitue de plus en plus à la lutte contre la pauvreté la lutte contre les pauvres. Tel est le résultat de la réglementation anti-migratoire puisque seuls les plus favorisés sont désormais en mesure d'être « choisis » et d'obtenir un visa pour entrer sur le territoire français afin d'y poursuivre des études, d'y faire du tourisme, d'y suivre des soins ou d'y faire des affaires, et puisque les clandestins qui parviennent à passer à travers les mailles du filet, au péril de leur vie, sont voués à se faire surexploiter et à fournir à l'économie française qui en a besoin une main d'œuvre taillable et corvéable à merci, tout en restant pourchassés par l'administration et la police. Politique d'autant plus cynique que les remises (remittances) des émigrés dépassent maintenant, à l'échelle mondiale, les montants de l'aide publique au développement, et que la libéralisation des filières agricoles, que la France a appuyée au sein des institutions multilatérales, a appauvri les populations rurales et intensifié les migrations que l'on prétend interdire. ».
Il dynamite ainsi plusieurs préjugés. On se trompe souvent en parlant de « réfugiés de la pauvreté ». Ils ne cherchent pas à sortir de la pauvreté, mais à fuir pour qu’elle ne les rattrape pas ce qui infirme la fameuse phrase de Rocard qui semblait pourtant frappé du bon sens : « La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». Précisément ce n’est pas « la misère du monde » qui s’invite chez nous car elle n’a tout simplement pas accès aux différents réseaux qui rendent possible l’émigration. JK bade ajoute « À l’aune des situations sociales dans le pays d’origine, ils viennent même parfois de milieux tellement élevés que leur migration peut être classée dans la migration des élites ». Brain drain. L’Afrique a perdu entre 1985 et 1990 près de 60 000 cadres moyens et supérieurs ; dans les années 1980, le Ghana a perdu environ 60 % de ses médecins. Un cycle absurde, qui remplace, à court terme, des spécialistes autochtones migrant en bien plus grand nombre par des membres de l’aide au développement provenant des Etats industrialisés, l’action humanitaire contribuant par un effet pervers à cette situation. Et je peux confirmer à titre personnel que la grande majorité des immigrés africains présent en France issu de ma belle famille (et qui travaillent tous !) sont particulièrement instruits ce qui rend scandaleux leur sous-exploitation et les multiples discriminations dont ils sont victimes. Un vrai gâchis de compétences pour la France mais aussi et surtout pour leur pays d’origine, j’y reviendrai.
J’entends déjà certains me hurler à l’oreille que beaucoup d’ « immigrés » sont loin d’être si instruits ou qualifiés que ça. Bien sûr, mais les apparences sont souvent trompeuses et la pente est très glissante pour mes compatriotes qui trop nombreux assimilent des personnes « issues de l’immigration » nées et scolarisées en France dans des situations de relégation sociale que l’on connait bien, aux simples « immigrés » fraichement débarqués. L’amalgame est facile puisque qu’il tient à l’apparence physique, cet « impensé de la race » qui pollue nos représentations de la société cosmopolite dans laquelle nous vivons (Voir le dernier Goncourt « l’art français de la guerre » d’Alexis Jenni). La situation dramatique des cités, véritable matrice de la pauvreté et de la délinquance, est un problème social français (car nous en avons été les promoteurs et les architectes) et non africain, beaucoup font mine de l’oublier et le nier nous ferait tomber dans le racisme le plus rance. Du reste quand même, une minorité non négligeable d’immigrés clandestins, donc débrouillards, dont les compétences à l’aune de nos critères d’employabilité nous les font trop souvent passer pour des « bons à rien » corvéables à merci, parvient à franchir nos frontières dans l’illégalité. A quel prix ! Le beau livre de Marie Ndiaye (« Trois femmes puissantes ») nous offre de saisissants et cruels parcours. Mais là encore il s’agit de déterrer un lièvre et de faire prendre conscience que la fermeture des frontières de l’Europe est simplement … criminelle.
Bayart appuie là où ça fait mal (à moins d’être complètement cynique) « Elle est criminelle, au sens strict du terme, dans la mesure où elle provoque la mort de milliers d'hommes - on parle d'une quinzaine de milliers de victimes pour ces dernières années, ce qui correspondrait au coût humain du conflit dans le Sud-Est anatolien depuis 1984. Les dirigeants européens sont directement responsables des conséquences des mesures qu'ils prennent en la matière, et de la façon dont ils sous-traitent leur application aux Etats du Maghreb, en particulier à la Libye. Le film de Andrea Segre, Dagmawi Yimer et Riccardo Biadene, « Comme un homme sur la terre (2008) », établit par exemple avec précision l'ampleur de la complicité du gouvernement de Silvio Berlusconi avec le régime de Mouammar Kadhafi et l'exploitation éhontée de cette rente de la lutte contre les migrants, au prix de mauvais traitements, de tortures, de viols et de meurtres systématiques. ». En bref nous sous-traitons le sale boulot. La Françafrique n’est plus ce qu’elle était. Quand Sarkozy rendait visite à nos amis dictateurs africains ce n’était plus pour négocier une rente diplomatique devenue caduque avec la guerre froide, mais pour négocier la rente allouée aux gouvernements africains pour leur soutien à la lutte anti-terroriste et anti-migratoire. Une aubaine pour eux ! Les états méditerranéens et états de l’est constituent ainsi des zones tampons ou d’accumulation pour les migrations jugées indésirables dans l’UE. De temps en temps les vannes s’ouvrent et ces zones tampons continuent à alimenter le marché parallèle du travail.
Aujourd’hui les consulats, les aéroports, les ports, les préfectures, les centres de rétention, les camps de réfugiés sont des nœuds d’engorgement. Nous avons aujourd’hui une division historique de l’humanité entre ceux qui peuvent atteindre en avion avec ou sans visa n’importe quel point du monde, et ceux qui ne réunissent pas les conditions matérielles pour quitter leur pays et auxquels on n’accorde pas de visa par peur de les voir émigrer. Et j’ai bien peur qu’après l’épisode colonial nous continuions à exploiter par d’autres moyens une partie de l’humanité en jouant avec le droit à circuler. C’est le chantage du passeport. Nos riches, plus apatrides que jamais, peuvent eux se rendre en Belgique ou en Suisse non pas pour des raisons de survie sociale, auquel cas on serait indulgent, mais pour des raisons fiscales. De telles injustices peuvent-elles perdurer ? On en viendrait presque à regretter l’époque infiniment plus dure du XIX siècle où la révolution des transports et la souplesse des législations nationales permettaient tout de même aux individus de se projeter dans l’avenir en circulant, fusse dans des conditions épouvantables. L’Amérique mais aussi l’Europe en bénéficia au premier chef. Aujourd’hui le durcissement des réglementations et des mesures répressives poussent les migrants à biaiser et à jouer leur va-tout. On les criminalise tout en les exploitant quand on ne les tue pas.
Suite au prochain numéro. Je tenterai de répondre à cette question : Mais pourquoi ne restent-ils pas chez eux ?
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