Les esclaves de la contestation
Il règne en cette époque de crise comme une odeur étrange et familière. Familière car caractéristique des temps difficiles, en un mot : de contestation ; étrange car cette odeur, loin de sentir la poudre, chatouille plutôt le nez comme une plume. De fait, l’époque semble plutôt aux tables rondes et à la détente.
Il n’y a pourtant pas de quoi. De la politique à l’économie en passant par l’écologie, rien ne va plus. Pourtant, on laisse aller. Quelques manifestations populaires, déjà lassantes, qui furent surtout l’occasion de faire une promenade voir carnaval. Centre et moteur de cet univers en folie, l’individu. Plus de pilote dans l’avion mais les passagers continuent de regarder le film : vous trouvez ça choquant ? Vous avez tort. Aucune notion de pilotage mais vous voulez prendre les commandes ? C’est parfaitement normal. Explications.
Contestataire, contestation... Qu’est-ce que la contestation ? Tout simplement un sentiment de colère à l’encontre d’une ou plusieurs valeurs établies. Comme tout sentiment, la colère à ses raisons d’être. Le libre arbitre en est une, l’instinct en est une autre.
D’où la question : comment être sûr d’être en colère pour de bonnes raisons ? Comment être sûr de ne pas être sous l’emprise d’une pulsion naturelle souvent morbide ? Pour répondre à cela, il faut d’abord s’intéresser à la colère en elle-même.
Une colère ne naît pas par hasard : c’est toujours le fruit de notre perception (spermatozoïde) avec un problème (l’ovule). Quelle est notre capacité de perception des problèmes ? C’est l’esprit critique. Ce concept regroupe notre capacité d’analyse, de trouver des relations entre des informations. Donc l’esprit critique, c’est comme un lave-linge : plus notre perception est grande, plus on a de linge à laver, et plus notre analyse est habile, meilleure est la lessive. Au final chacun élimine les problèmes-saletés qu’il peut. Sans esprit critique, pas de libre-arbitre, et sans lui tout homme peut être aussi dressé et affectueux qu’un chien. Quant à muscler son libre arbitre, une seule solution : s’instruire, amasser les connaissances et les expériences.
Une fois les problèmes découverts, l’empathie mesure leur importance, leur force de perturbation pour l’individu ; c’est l’échelle de Richter émotionnelle. Ainsi, certaines personnes ont tant pitié du malheur du monde qu’ils consacrent leur vie à l’humanitaire. Plus généralement, fortunés et pauvres se retrouvent dans l’égoïsme : pour les uns la banalité du bonheur les rends progressivement sourds et aveugles à l’inévitable misère extérieure, pour les autres il n’y a qu’un but : survivre. Entre les deux, la classe moyenne, la vraie (celle comprise entre les tickets resto et le bureau de cadre) possède une situation très inconfortable, partagée entre crainte et jalousie. Voir tous les jours à la télé les frasques de la jet-set tout en étant dans le même temps informé du malheur du monde pose un dilemme que le sommeil du juste n’efface jamais complètement.
La colère désormais acquise, il faut la perdre, donc l’exprimer. Deux solutions au choix : fuir le problème ou tenter de le résoudre. Fuir implique un seul but : l’oubli. Méthode rapide : remplacer sa colère par une autre émotion, ce qui peut aller de la fatigue - activité sportive - à la douleur - scarification. Méthode douce : attendre, l’oubli finit toujours par pointer le bout de son nez. La fuite est courante, limite naturelle, mais il arrive parfois qu’on veuille résoudre le problème. Et même, parfois, on y réussit. Alors, la vie est belle ? Pas encore, car le problème qui nous ennuie n’est souvent qu’un symptôme, un effet et non une cause, et quand il reste les racines la mauvaise herbe repousse.
Après ces quelques explications nécessaires, revenons au véritable sujet : la contestation générale, moins actuelle que vieille comme le monde, des valeurs politiques, économique... soit l’organisation de la société, ce qu’on appelle vulgairement le système. Adolescents, étudiants, professeurs, prolétaires ou bobos, beaucoup sont esclaves de cette contestation. Beaucoup espèrent une meilleure société, voire une société juste, idéale. Tous, selon moi, se trompent de combat. Et pour m’expliquer, une seule citation :
“Il n’y a pas de société idéale, parce qu’il n’y a pas d’homme ou de femme idéale pour la faire.” - Henri Laborit, Éloge de la fuite.
Quand Laborit écrit “pas d’homme ou de femme”, il ne pense pas à un individu en particulier, un individu qui serait doté des qualités nécessaires pour fonder cette société idéale, un grand personnage. Non, son idée englobe l’humain en général. Pour lui, les caractéristiques de l’être humain font qu’il nous est impossible de fonder une société “juste”. Avec nos caractéristiques naturelles, biologiques, il nous est impossible de créer des rapports sociaux où ne s’exprime sous une forme ou une autre la domination, où n’apparaisse une hiérarchie.
“L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de classes […] En un mot oppresseur et opprimés.” - Manifeste du parti communiste.
“Se révolter, c’est courir à sa perte, car la révolte, si elle se réalise en groupe, retrouve aussitôt une échelle hiérarchique de soumission à l’intérieur du groupe, et la révolte, seule, aboutit rapidement à la soumission du révolté... Il ne reste plus que la fuite.” - Henri Laborit, Éloge de la fuite.
Évidemment, il n’est pas nouveau de dire que l’Homme est “défectueux”. Seulement, il est très rare d’entendre qu’aucun système, aucune société ne pourra jamais corriger ou cacher ses défauts. Nietzsche avait pour la pitié des mots assassins tout à fait louables. Vouloir corriger ou cacher les défauts humains à l’aide d’une société donnée me paraît une forme de pitié monstrueuse. Un proverbe est ici digne d’intérêt :
“L’enfer est pavé de bonnes intentions.”
Le libéralisme comme le communisme furent en théorie de belles idées, toutes deux pleines d’humanisme. Le résultat est sous nos yeux, l’un dans la vie, l’autre dans les livres d’Histoire. Alors, naturellement, perpétuellement, on contestera, on continuera à croire en la possibilité, sinon d’un idéal, d’un meilleur. Mais combien, connaissant l’Histoire, auraient voulu naître ailleurs que dans le monde occidental de notre époque capitaliste ? Qui peut dire qu’on ne se souviendra jamais du capitalisme comme d’un âge d’or ? Contestataires ou conformistes, n’oubliez pas que vous avez le même sang, que vous possédez la même nature humaine. Esclaves révoltés ou en fuite, l’avenir vous donne tous deux raison.
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