Les folies de la Guerre Froide révélées (16) : grand comme un autobus, mais inconnu 46 ans au bataillon
Sept ans après le lancement du premier satellite Corona, Lockheed et la CIA planchent sur un nouveau modèle de ce qui est devenu une série, sans cesse améliorée, grâce aux largesses des subsides provenant des "Black Projects". Le nouveau modèle connaîtra une longue gestation de quatre ans encore avant de déployer ses moignons d'ailes, deux panneaux solaires pour soulager ses batteries, qui lui octroient une autonomie qui va atteindre bientôt les quatre mois en orbite. Le dernier modèle du genre est tout simplement devenu un monstre ; qui nécessite pour son lancement (discret) une fusée équivalente en puissance à la Saturn 1B. Il est long comme un autobus, désormais, et largue quatre capsules le long de sa durée de vie... qui finit comme les autres au fond de l'Atlantique ou du Pacifique. C'est le dernier des dinosaures volants, en attendant son successeur (Le KH-11 Kennan/Crystal)... aussi imposant, mais qui transmettra lui les images directement à Terre. Pour l'aider dans sa tâche, on va aller jusque couvrir certains endroits aux Etats-Unis de bien étranges signes cabalistiques...
Les américains, malgré l'arrivée ilmminente des satellites sachant transmettre des images de qualité (*), vont donc s'évertuer à "terminer" la lignée de leurs "Keyholes" dont ils s'estiment satisfaits, malgré les nombreux déboires de lancement, de satellisation ou de récupération ratées (la récupération "en vol" a fêté ses 50 ans en 2009, sur la base de Kaena). Ils finissent par mettre en chantier en 1971... le monstre annoncé dans l'article de MP, le fameux "Big Brother", élaboré en 1965, l'ultime descendant de toute la lignée (avant les satellites sachant transmettre leurs images par voie hertzienne), comme pour la terminer comme les dinosaures. Ils vont en effet mettre en chantier sinon un Diplodocus volant, au moins un objet de la taille d'un T-Rex. L'Hexagon, ou KH-9, dernier de la série de largueurs de capsules, sera en effet... tout bonnement monstrueux. Un film "déclassifié" l'année dernière (lui aussi, 46 ans après !), mais encore bien marqué au feutre de la censure, visible ici, en retrace parfaitement la genèse. La propagande US y est bien présente, les généraux US de biens mauvais communicants (ils lisent fort mal leur communiqué)
les suppressions d'images de la censure aussi, mais on prend vite conscience de la dimension du monstre, que seule la plus puissante fusée de l'arsenal militaire US, pouvait mettre en orbite, à savoir la Titan 3-D, équivalente à la gamme des Saturn 1B. En 15 ans, la scène se reproduira 20 fois, un seul conduisant à un échec de lancement (le dernier !). Faisant entre 11 400 kg ou 13 300 kg, le dernier satellite espion de son espèce avait en effet la dimension d'un bus scolaire US : il fait 16,21 mètres de long pour un diamètre de 3,05 m. Avec le dernier de la lignée, on est passé à la taille au dessus !
Imposante fusée et imposant satellite, en effet. Dans le hangar où on le préparait horizontalement (vu sa taille !) pour le transporter sous forme de remorque -rallongée- de camion type"eighteen wheels" Freightliner ou Peterbilt, le palan interne avait du mal à le soulever. L'engin avait en fait la taille... du projet MOL (dont il était à vrai dire issu, comme on a pu le voir ici-même) ! On pouvait remarquer lors de la manœuvre de levage sa particularité : en plus d'avoir un télescope conséquent à bord, l'engin disposait cette fois de quatre capsules de rentrée (toujours dorées et toujours récupérées de la même façon, les "seaux à glace", avec des crochets qui n'étaient pas si petits que ça !) lui permettant de rester beaucoup plus longtemps en l'air (quatre mois !). Hexagon en portera même 5 de capsules, la caméra de cartographie pour faire des planches au 1/50 000 eme pour l'armée et les services géographiques ajoutée plus tard possédant sa propre "bucket" (frontale, sur le satellite).
En moyenne, il passait désormais 124 jours en orbite (sur le schéma on voit que les durées s'allongent jusqu'à atteindre 160 jours) : on avait beaucoup progressé depuis les Discoverer à trois jours d'orbite et une seule capsule de rentrée, qui condamnait à chaque usage tout le satellite ! Mais en 1971, on était encore loin de savoir faire des appareils photos numériques, alors l'engin, comme ses prédécesseurs, était essentiellement... un objet où la mécanique était reine (plus exactement il utilisait à outrance la... pneumatique grâce à des réservoirs d'air comprimé !), et faisait circuler un long film, contenu dans une cassette débitrice, derrière les optiques de ses caméras, mais sur un parcours beaucoup plus grand que dans les autres modèles,
. Un film maintenu mécaniquement par toute une horlogerie de rouleaux et de tambours, de renvois avec contrôle de tension, qui lui gardait un défilement constant, pour desservir les quatres rouleaux différents des modules de rentrée, dont chacun emportait sur Terre une portion du film. Le tout faisant 60 miles de long (ce qui fait 95 km de film !) et circulant à 16 pieds/seconde (4,8 mètres à la seconde, soit 17,8 km/h !) dans un logement pressurisé. Il y avait donc très peu d'électronique donc, à bord, et beaucoup de mécanique : en ce sens, ce sera un chef d'œuvre de fin d'époque technologique. Un dinosaure mécanique, une horloge de joaillier plutôt qu'un ordinateur ! C'est en cela aussi que ce satellite marque une fracture entre deux mondes : après lui c'est l'électronique tous azimut s qui prendra le dessus, en prise de vues comme en transfert d'imagerie. Tout cela valait bien entendu un fortune. On évalue son coût, comptabilisé de 1966 à 1986, à plus de 3,262 millards de dollars. Plus de trois milliards dont le contribuable américain n'avait aucune conscience : officiellement, il n'existait même pas, cet Hexagon !
Le secret absolu régnera jusqu'à sa déclassification, l'année dernière seulement. Pour mieux dissimuler la construction qui devait rester secrète, un nombre imposant de "fausses" appellations furent disséminés dans les rapports au Congrès, qui ne pouvait franchement pas s'y retrouver. Ainsi le projet "E6", surnommé "Blanket" est au départ un projet de type Samos, appelé WS- 117L/SAMOS. Comme ce dernier foirera assez vite, on le rangera sous le nom de Gambit. Au sein de l'USAF, le projet "E6" ne sera pourtant jamais cité : il sera appelé "Project 307" en juillet 1961 ;
sous ce nom, seront ainsi commandés 4 étages Agena- B et 6 fusées Atlas, une commande vite rebaptisée sous un autre nom de code "d'Exemplar", débarqué en septembre dans la nomenclature des armées. Sous ce nom figuraient les autres commandes de matériel de l'Air Force... pour le Projet 307 : au final, ce mic-mac réussira à couvrir les quatre premiers lancements de satellites de type Gambit, présentés à la presse comme des "satellites de recherche" de l'Air Force. On cultivera à outrance ce goût du secret et des fausses pistes, qui donnera plus tard du fil à retordre aux historiens désireux de retrouver le fil exact des lancements.
Pour ce qui est des constructeurs, on retrouve les mêmes, et c'est Lockheed et Perkin-Elmer les responsables désignés du projet. "Entre septembre 1966 et juillet 1967, les entreprises pour les sous-systèmes d'Hexagon ont été sélectionnées. LMSC (nota : il s'agît de la Lockheed Missiles and Space Company) a obtenu le contrat pour le Satellite Basic Assembly ou SBA), Perkin Elmer pour le sous-système de capteurs primaires (SS), McDonnell pour le véhicule de rentrée (RV), et Itek pour la caméra Stellar Index camera (SI). L'intégration et les essais au sol du véhicule du satellite 1 (SV-1) a été achevée en mai 1971, et il a ensuite été envoyé à la base de Vandenberg dans un conteneur de 70 pieds. En fin de compte, quatre générations (ou « blocs ») de KH-9 satellites de reconnaissance Hexagon ont été développés."

Son principe, en tout cas, est le même que pour la génération précédente (les KH-8 Gambit 3 et le KH-9 Hexagon travailleront de concert), c'est un miroir de télescope de type Schmidt- Cassegrain, à savoir avec un premier renvoi de l'image par un miroir à ouverture centrale, vers un second miroir disposé au fond du satellite, focalisé sur des lentilles vers l'une ou l'autre caméra de bord : tournant sur elles-mêmes, prenant des vues alternativement dans un sens puis dans l'autre elles permettaient surtout des vues toutes stéréoscopiques, et donc capable de repérer la taille des objets au sol. La résolution au sol oscillant entre 1 mètre et 60 cm (Hubble fonctionnera sur le même principe de miroir Cassegrain, son miroir étant une retombée directe du programme militaire). Ci-dessous les deux caméras, montées tête-bêche et qui tournent sur leur axe longitudinal :
"Le système de la caméra principale a été conçu pour prendre des images stéréoscopiques, avec un appareil photo regardant sur le côté bâbord avant, et une caméra regardant sur le côté arrière tribord. La caméra optique est une caméra de type Wright, repliée, ouvrant à 3,0 sur une distance focale de 60 pouces (1,5 m). Le système d'ouverture est définie par un miroir asphérique de 20 pouces (0,51 m) de diamètre qui corrige l'aberration sphérique de la conception Wright. Dans chacune des caméras l'image de fond passe à travers la plaque de correction d'un miroir à 45 degrés d'angle, à plat, qui réfléchit la lumière vers un miroir principal concave de 36 pouces (0,91 m) de diamètre. Le miroir principal dirige la lumière à travers une ouverture dans le miroir-incliné et à travers un système de lentilles à quatre éléments sur le bande du film. Les caméras peuvent balayer des zones contiguës à 120 degrés de large et atteindre une résolution au sol supérieure à 2 pieds (0,61 m) lors de la phase ultérieure du projet (Wiki)."
La longueur du tube de télescope plus les quatre capsules à éjecter (désormais des "Mark8" contenant entre 225-250 livres (entre 100 et 115 kilos de film) font un engin... dont on comprend mieux aujourd'hui pourquoi les militaires US avaient tant insisté pour que l'on fabrique une navette spatiale, n'importe laquelle, pourvu que sa soute fasse 60 pieds de long (18,28 m). "La soute de la navette avait été dessinée pour contenir un satellite Hexagon" avouera plus tard un de ces designers.
Tout simplement pour pouvoir embarquer leur monstre, au cas où leurs fusées Titan venaient à manquer ou étaient rendues indisponibles ! La navette avait donc été construite donc sur mesure pour lui (**) ! l'impressionnant satellite prenait aussi des vues gigantesques ave ces caméras rotatives : il filmait sur 370 miles nautiques de large (685km !), la distance qui sépare Cincinnati de Washington ; à ce rythme là, les 19 exemplaires en orbite auront vite fait de couvrir presque toute la planète, comme le montre le schéma ci-dessous montrant ce qu'ont couvert les missions de cartographie pure (à moindre définition) des différents KH-9 (les rectangles noirs figurent les zones photographiées) :
Sur la seule mission 1212, par exemple, voilà ce qui a été couvert (ci-dessous) en sachant que l'Hexagon a été lancé le 8 juillet 1976 et "désorbité" (crashé en mer) le 13 décembre de la même année, en raison de problèmes techniques divers (dont une panne d'alimentation lors des toutes premières orbites).


"Pour la mission STS-36, la navette passera au dessus du pôle nord, une trajectoire inhabituelle chez elle. A bord, un énorme satellite espion de près de 17 tonnes, du type KH-11 de Lockheed Martin (à bord aussi de la navette un appareil photo très haute résolution Aerolinhof, pas vraiment destiné à faire dans la carte postale !). Pour la presse, la "charge" à bord s'appellera "AFP-731", sans autre explication. L'insigne de la mission ne trompe pas, encore une fois (dès qu'on voit un aigle, o peut envisager une mission secrète). Le largage de celui qui sera surnommé "Misty" aura des ratés : les russes annonceront que le satellite s'est écrasé "quelque part" peu de jours après, et l'armée US n'y fera plus jamais référence. Il aurait coûté à lui seul entre 5 et 9,5 milliards de dollars... soit autant à lui seul que un ou deux programmes de navette ! Des satellites tellement secrets que la presse, plutôt ironique, titrera en 2004 à propos de l'un d'eux : "un satellite tellement invisible que même le sénat n'a pas pu le tuer" !
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