Les folies de la Guerre Froide révélées (12) : l’échec de l’US Air Force, l’arrivée des télescopes
En 1960, la prédiction de Mécanique Populaire d'aboutir au "Big Brother (ou "Pied Piper" voir l'épisode N°6)" avance à grands pas. Celui de l'observation infra-rouge aussi. L'Air Force, qui s'est "plantée" avec ses Samos de mauvaise qualité ("il n'y avait rien à en tirer" dira un jour sèchement un général US), se rattrape avec une série beaucoup plus efficace dans le principe, celle des Midas. Mais leurs lancements seront catastrophiques, et il faudra attendre la génération suivante pour que les USA disposent de satellites détecteurs de départs de missiles ou de fusées efficaces. Des engins neufs, qui emportent un télescope à bord... comme la nouvelle génération de Corona qui arrive ; celle des Gambit, qui vont assez vite montrer des capacités certaines. Les américains avec cette série plutôt réussie feront des découvertes importantes, dont ils se serviront lors des négociations SALT sur le nombre de missiles respectifs des deux super-puissances. Mais les Gambit renseigneront aussi sur l'avancée du programme lunaire soviétique, qui, officiellement, n'existe toujours pas à ce moment là.
Samos au rencart, voilà l'infra-rouge promis dans notre article de Mécanique Populaire qui apparaît avec une autre série, celle des satellites Midas ; chargés uniquement de surveiller les lancements d'ICBM par détection des flammes de leur tuyère. "Le programme Midas, le troisème rejeton du projet WS 117L, était axé sur le développement d'un satellite avec un capteur infrarouge pour détecter les lancements de missiles balistiques intercontinentaux hostiles (...). La charge utile se compose d'un réseau de capteurs infrarouges et d'un télescope à l'intérieur d'une tourelle rotative montée dans le nez d'un engin spatial Agena. Les plans qui n'ont jamais été officiellement dévoilés faisaient appel au départ à une constellation de huit satellites opérationnels en orbite polaire pour surveiller constamment les lancements de l'Union soviétique. Malheureusement, les quatre premiers des satellites expérimentaux du programme, en 1960 et 1961, se sont soldés par un échec au lancement ou au début de la mise en orbite. Le DOD (Department of Defense) a néanmoins maintenu le programme dans une phase de recherche et de développement plutôt que d'approuver un autre système opérationnel en 1962. Le programme Midas a été rallongé et rebaptisé "Programme 461". Les deux lancements suivants en 1962 se sont également soldés par un début en orbite échec et un échec au lancement. Enfin, un satellite lancé le 9 mai 1963 a opéré assez longtemps pour détecter les lancements de missiles. Après un autre échec du lancement en 1963, le dernier satellite, du "Programme 461", lancé le 18 Juillet 1963, fut exploité assez longtemps pour détecter un missile et quelques essais au sol des soviétiques. La collecte et analyse des données a continué jusqu'en 1968 sous contrat avec Lockheed (...). D'autres lancements ont eu lieu en 1966, en utilisant des engins spatiaux et des capteurs, améliorés en augmentant la fiabilité du système et sa longévité. Bien que le lancement le 9 Juin 1966 a échoué, le lancement les 19 Août et 5 Octobre 1966 a placé levaisseau spatial en orbite qui s'est rendu très utils, et ses capteurs infrarouges ont recueilli des données pendant un an, donnant des rapports sur 139 lancements américains et soviétiques. Le programme Midas et ses successeurs ont été déclassifiés en Novembre 1998." Déclassifiés, mais sans qu'on sache toujours combie, ils avaient coûté, les satellites ratés.
Le système Midas, semi-échec pourtant, deviendra ensuite l"Integrated Missile Early Warning System" (ou IMEWS), appellé aussi "Defense Satellite Program "(DSP), bien plus efficient, avec des satellites construits par TRW (firme qui a bénéficié le plus des subsides de la CIA avec Itek *) ; emportant un télescope Schmidt installé avec un angle de 7,5°pour filmer sur un cône en tournant sur lui-même à 6 tours minute, comme le prévoyait Midas. Appelé du nom de "Code 647" ou de "Modèle LS-3 DSP", la première génération emportait un assemblage de 2 000 détecteurs infrarouges, la seconde 6 000. Les satellites mesuraient 7,01 m, pour un diamètre de 2,78 m et une masse de 1 100 kg, qui oblige à être lancé par une Titan III et non plus par une Thor Agena ou une Atlas Agena qui manquent de puissance pour le faire. On se servait de 3 satellites en même temps. La dernière génération fut plus importante encore, débutant avec le numéro Imews-14 elle comportera 9 engins longs de 10 m, pour un diamètre beaucoup plus important de 4,15 m (de la taille l'embase du miroir de leur télescope !) et pour une masse de 2 500 kg. Les satellites étaient (enfin) géostationnaires ** ; un au dessus de l'Atlantique, un sur le Pacifique, le dernier sur l'Océan indien. Ils avaient à bord cette fois jusqu'à 24 000 capteurs. C'est la navette qui satellisera les derniers à la place de l'énorme Titan-3. Durant la Guerre du Golfe, en 1990, ce sont les satellites DSP qui avertiront des tirs de Scud de Saddam Hussein.
A ce stade, le projet Corona a donc déjà rempli une partie de son contrat et surtout est devenu celui qui a ramené le plus d'informations. En 1963, par exemple, avec une caméra de résolution de 9 à 24 pieds (entre 2,7 m et 7, 2 m) un satellite Corona A KH-4A a ramené une image de l'aérodrome de Dolon au Kazakhstan, ou l'on pouvait compter les Tupolev (Tu-16) Bear de deux régiments complets. La piste fait 13 200 pieds de long (4000 m !).
Le modèle KH-4 (qui sera tiré de février 1962 à décembre 1963) avait déjà descendu la qualité de résolution à 5x5 pieds de résolution (1,90x1,90 m), comme le montre le terrain de Mineralnye Vod, une prise de vues alors équivalente à ce que faisait l'U-2... 10 fois moins haut !
Mais la CIA, jamais satisfaite (à moins qu'elle ne puisse penser que l'Air Force fasse mieux qu'elle !) cherche toujours mieux. Le Lanyard est aussi le KH-6 dans la lignée, mais il ne fera que trois lancements dont deux réussis (et un seul avec récupération de photos, qui seront de mauvaise qualité). Avec le projet suivant KH-7, le projet Corona va faire en revanche un bon de géant. En qualité comme en fiabilité : le successeur KH-7 ou Gambit sera lancé 38 fois dont 34 seront des succès complets (officiellement, car, on va le voir, des échecs notamment de récupération se sont produits !). Techniquement, si la capsule de retour sur terre est toujours là (bien visible ici), cette fois, c'est un... véritable télescope signé Perkin-Elmer qu'il y a a bord, logé tout le long du corps du satellite. A bord du KH-7 la caméra Eatman Kodak dont l'objectif est ouvert à f/4.0 avec une focale de 77 pouces (1,95m) et une lentille de 19,5 pouces (0,49 m) reprend les images que lui a déniché le télescope Perkin-Elmer situé au fond du fuselage du satellite. L'engin emporte 3000 pieds de fil (914 m) mais en 9,46 pouces de large cette fois (24 cm !). Autrement dit, le bon en avant de définition est conséquent. On descend ainsi à 2-3 pieds, soit de 0,91 m jusque 0,60 m en définition : on est sous le mètre désormais. L'engin, plus lourd désormais, est alors lancé par une Atlas-Agena et non plus par un couple classique Thor-Agena.
Mais l'engin était encore loin d'être parfait, comme nous l'explique en 2009 l'expert (excellent Dwayne A. Day : "Le KH-7 Gambit était initialement limité par la quantité de gaz de contrôle d'attitude que le contrôle des véhicules orbitaux (OCV) à bord a consommé, ce qui signifie qu'un certain nombre de missions ont dû revenir avant d'avoir épuisé tout leur film parce qu'ils étaient incapables de continuer à pointer leur caméra. Mais que le programme avait fait progresser la quantité de film renvoyée de façon spectaculaire. Alors que la mission 4005, lancé en Février 1964, avait seulement 13 orbites de photo, la mission 4025, lancée en Février 1966, a fait 74 orbites de prises de photo (...) l'une des limitations est qu'il fallait beaucoup de temps pour préparer une mission pour le vol. Si une crise survenait au moment où un satellite pourrait être prêt pour le lancement, sa mise en orbite, son retour de son film à la Terre, et le traitement du film faisait que la crise pouvait être bien avancée avant que quiconque ait pu voir les photos". C'est en fait la tare fondamentale du système, tant que l'on ne pouvait pas transmettre envol les images haute-définition à la Terre.
Mais malgré cela et le temps de développement des photos, incompressible, ou leur long transport du point de chute au point de décryptage, le KH-7 (ici à gauche avec sa trappe de télescope ouverte) s'est montré à la hauteur de sa tâche : celle de débusquer les lancements de fusées soviétiques. "Le NRO mis au point un objectif de maintenir des systèmes de reconnaissance prêt pour un lancement rapide. Au moins un KH-4 Corona a été maintenu en statut "R-7" à tout moment, ce qui signifie qu'il était prêt à être lancé dans les sept jours. Par exemple, à la fin de mai 1967, la dernière mission KH-7 a volé pendant une semaine sur différentes cibles. Le satellite a fait trois passages au-dessus du centre Tyura-Tam, le centre d'essai de missiles au Kazakhstan, en photographiant des cibles que la CIA avait désignés des appellations telles que "Complexes F et G" et "Groupes de lancement K, L, M et N". Le "Complexe G" était une grande installation polyvalente qui comprenait des pas de tir pour lancer la Proton soviétique et les lanceurs Tsyklon. NPIC avait désigné les pas de tir deTsyklon comme "G5 et G6" (nota : le Tsyklon est une version du missile ballistique intercontinental SS-18 ou R-36 aux USA) (...) Sur une base régulière, ou sur demande, NPIC pouvait produire des rapports détaillées des sites pour les objectifs individuels. Par exemple, à partir d'octobre 1967, tous les NPIC ont produit un rapport sur le massif "complexe J" qui a servi de lieu de montage de lancement de la fusée lunaire N-1que la CIA, avait désigné le « véhicule "J" et qui avait été conçu pour transporter des cosmonautes sur la Lune". La fusée "J", autrement dit l'immense N1-L3 !!!.
Elle sera photographiée pour la première fois dressée sur son pas de tir le 19 septembre 1968 par un satellite KH-8 (lancé à54 exemplaires !) emportant une caméra d'une focale de 175,6 pouces (4,46 m !) captant l'image d'un miroir Perkin-Elmer de 1,21 m de diamètre (48 pouces). Largement assez pourdistinguer une fusée de 105 m de haut ! Quelques années auparavant, un satellite Corona avait affolé les téléscripteurs US en révélant en 1961 la forme d'un super-bombardier russe qui n'aura aucune descendance : le Myasishchev M-50 "Bounder".
Les satellites espions découvriront d'après l'étonnante forme en cône complet de la gigantesque fusée que sa conception devait tout aux idées de l'allemand Groettrüp (voir épisode N°5 ici) ! "Lorsque le temps est venu pour les 75 tonnes de charge utile,à la fin des années 1950, Korolev s'est a nouveau tourné vers le travail allemand. La N1 est la descendante directe, aérodynamiquent, des Groettrüp G-2 et G-4. Il a incorporé dedans toutes les caractéristiques essentielles des modèles Groettrüp - le cône en pente de 85 degrés, surmontée d'un corps avant cylindrique et un nez fortement pointu, et l'utilisation des étages supérieurs du véhicule coniques comme lanceurs plus petits (les N11 et N111 dans le cas de la N1). Il n'y avait que les limites de la technologie de fabrication soviétique qui ont forcé Korolev à adopter la conception du réservoir sphérique de la N1 à la place des cloisons des réservoirs intégraux des véhicules de Groettrüp." La N1 n'est qu'un empilage de sphères à carburant, recouverte d'une "carrosserie" aérodynamique : on en revient au modèle du V2 ! Les réservoirs sphériques explosés retombés à des kilomètres, parfois, serviront de kiosques à musique ou de garages à voitures ! Vive le recyclage en mode russe !
Le grand public ne sut rien de tout cela, et a continué à lire les communiqués lénifiants des découvertes scientifiques qu'auraient ramenées les satellites Discoverer. On faisait attention à tout, pour ça, il faut bien l'avouer : lorsque l'on montre à la presse des responsables (comme ici le colonel C. Lee Battle, "Discoverer program director", et un de ses officiers) en train de regarder la trajectoire d'un Discoverer, on prenait bien soin de tourner la mappemonde pour ne pas indiquer qu'elle survolait l'URSS... Le colonel C.L. Battle et J.W.Plummer qui peuvent donc remettre, justement, un long rapport aux autorités agrémenté de jolis dessins : le programme Discoverer a été un franc succès. Pour les militaires ! L'argent des contribuables a bien été dépensé... mais le rapport ne cite aucun chiffre question dépenses ! Tous les documents depuis "déclassifiés" voient en effet toutes leurs indications de dépenses masquées à grand coup de feutres noirs !
Bref, les américains, grâce à leurs satellites espions savaient tout des efforts russes pour la conquête de la Lune, alors que ces derniers clamaient partout depuis des mois ne pas être intéressés par cette cible. Ils savaient aussi qu'ils n'avaient pas à craindre leur arrivée avant eux en juillet 1969 : leur fusée N1-L3 avait explosé à plusieurs reprises (l'envol de la fusée de secours emportant au loin lors d'une des explosions le vaisseau russe, le 21 février 1969 : c'était heureusement qu'une maquette du vaisseau). La dernière en date, le 3 juillet 1969 - Apollo XI décolle le 16 juillet) ayant détruit intégralement le pas de tir dans la plus grande explosion de fusée jamais produite. Ironie du sort, c'est un des satellites de la "DMSP - Defense Meteorological Satellite Program", un "Block-4B" lancé par une Thor-LV2F Burner2 de 1968 qui avait donné l'alerte en détectant le flash de l'explosion de la N-1, capté par sa caméra à tube Vidicon (de chez RCA) de télévision d'un demi-pouce de focale. Une alerte aussitôt transmise en haut lieu par Dino A Brugioni, du NPIC qui avait alors demandé confirmation par un passage de Corona KH-8 le 3 août 1969. Apollo était déjà rentré victorieux le 24 juillet auparavant. En fait, ils ne craignaient plus qu'une chose : le second programme lunaire de Chelomeï et sa redoutable fusée Proton. Deux jours avant le lancement d'Apollo 8 en effet, les russes avaient lancé Zond 6, une sonde bardée d'expériences "biologiques" (des tortues étaient à bord !) annonçant un prochain vol humain. Comme son prédécesseur Zond 5,
le véhicule avait fait tranquillement le tour de la Lune et était revenu intact (en pleine mer !) : les russes étaient prêts au voyage lunaire (sans descente sur la surface). La récupération en mer de Zond 5 avait élé l'objet d'une poursuite entre navires, le Nevel russe (ici à droite) se faisant presque griller la politesse par le destroyer US McMorris, venu en fait surveiller les deux navires russes (le second étant le "Morzhovets", un bateau de "surveillance hydrographique") : il avait assisté à la rentrée juste devant son étrave ! Les américains recueuilleront "des éléments chimiques" à l'endroit où la sonde était tombée... et c'est tout.
En 1967, avec le modèle J-3 (ici à gauche) avec stabilisation du film, notamment, l'évolution avait été conséquente, les photos couleurs à infrarouge étaient utlisées désormais et la précision s'était accrue. Le KH-6 "Lanyard" raté (il n'avait fait que trois missions !) était déjà oublié. "Le dernier KH-7 Gambit a été lancé le 4 Juin 1967. La mission OPS-4360 (nota : la première étant l'OPS-1467 du 12 juillet 1963, il y a eu 38 lancements entre deux, en quatre ans à peine !) a volé sur une mission de huit jours. Mais bien avant cela, le successeur du KH-7 (et même déjà du KH-8) était déjà en cours de développement..." et ce qu'annonce ici Dwayne A. Day était encore plus sidérant... et encore plus... coûteux ! Un monstre était alors en gestation... et nous le découvrirons très bientôt...
(*) L'origine de TRW sont deux génies évincés par Howard Hughes : "Les deux chefs techniciens évincés créent dès 1953 la Ramo-Wooldridge Corporation. Ramo créera plus tard Bunker Ramo, après s'être associé à Thompson Products pour former TRW associé ensuite à Martin Marietta. En 1986, la firme emploiera 186 000 personnes. Bunker Ramo, que l'on voit comme le précurseur du Nasdaq américain ! Dean Wooldridge se retira de la recherche en 1962 pour enseigner à Caltech, cette couveuse à génies. Seul Ramo se consacrera à la création de missiles balistiques (ICBM), engagé directemet par le secrétaire à la Défense Trevor Gardner".
(**) Le premier géostationnaire sera le satellite Syncom 3 de chez Hughes. Grâce à lui, on pourra suivre pour la première fois en direct la retransmission télévisuelle des Jeux olympiques de Tokyo entre le Japon et les États-Unis. Il préfigure les satellites de télécoms excluisivement militaires tels que les énormes Leasat de la Navy (7711 kilos à lancer pour 1388 pour le satellite seul !). Il s'ajouteront eux-mêmes aux satellites de la Navys Fleet Satellite (FLTSAT) Communications System. Les derniers seront conçus selon la taille de la soute de la navette qui les lancera : il feront un diamètre de 14 pieds (4,26 m).
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