Les folies de la Guerre Froide révélées (30) : le monstre des mers
Il y avait eu déjà le monstre de la Caspienne en 1966 : cet incroyable KM, un Ekranoplane à réaction survolant en rase-mottes cet endroit du monde, en sidérant ces (rares) observateurs. L'histoire recommence en octobre 1982 avec la découverte d'un autre monstre créé par l'armée russe : un sous-marin de taille gigantesque, sagement posé à quai, près d'Arkhangelsk, à proximité d'une grue tout aussi gigantesque destinée à lui installer ses missiles intercontinentaux à bord. Les américains, à la lecture des photos ramenées par un satellite espion avaient eu un choc, en les voyant. Le monstre des mers qu'avaient créé les russes allait vite devenir leur cauchemar, qui ne s'arrêtera qu'avec la chute de l'empire soviétique. Aujourd'hui qu'il ne reste plus qu'un seul de ces engins en activité sur la poignée construite, je vous propose quelques éclaircissements à son propos. S'il fallait retenir un symbole de la démesure à laquelle a pu mener la Guerre Froide, le gigantesque"Akula", "Requin" russe, appelé aussi "Typhoon" par l'OTAN, est tout trouvé.
Révélée le 13 janvier 2012, seulement, une photo prise le 10 octobre 1982 par un satellite KH-9 Hexagon américain avait eu de quoi les affoler (le temps de récupérer sa capsule et de développer les photos). Dans le port de Severodvinsk, un sous-marin de taille énorme venait d'apparaître (il avait été réceptionné par la Marine soviétique le 29 décembre 1981 après avoir été lancé le 27 septembre 1980, c'était le "Dmitrit Donskoy", du nom d'un prince orthodoxe victorieux en 1380). D'après les calculs des américains, il fait en effet 170 mètres de long, 24 de larget et 23 de haut, et déplace au bas mot ses 48 000 tonnes d'eau. C'est une des réponses soviétiques à la classe Ohio américaine, qui fait elle aussi... 171 m de long et qui avait été lancée peu de temps avant, en octobre 1981. C'est Brejnev en personne qui l'avait annoncé au XXVIe Congrès du Parti Communiste « Les Américains viennent de lancer leurs sous-marins Ohio et leur missiles Trident ! Nous leur répondrons avec notre Typhoon ! ". C'est du lourd, en effet, du très lourd. Officiellement, le "Projet 941" est en effet présenté comme un "croiseur lourd sous-marin lanceur d'engins" !!! Et c'est vrai qu'il ressemble à un croiseur sous-marin... ce drôle de sous-marin (ici devant un porte-avions, dont il fait plus de la moitié en longueur). Quand il sort lentement de son quai d'amarrage le long des plages russes, il est en effet plutôt impressionnant avec sa haute ligne de flottaison. Ses hélices étant soigneusement carénées à 7 pales ajoutant à son silence de déplacement. Les russes l'ont surnommé "Akula" (requin). Pour favoriser les manœuvres d'un tel engin on a installé ici et là des caméras sur la coque, en voici une noyée dans le revêtement de caoutchouc. Bref, les russes ont pensé à tout. Le "requin" a des remoras électroniques !
Si la classe Ohio américaine est aussi longue, le Typhoon est apparemment beaucoup plus large : c'est en réalité un submersible à double coque dont l'arrangement interne est absolument étonnant, puisqu'il s'agit de deux coques internes de pression faisant 7,2 m de diamètre (celles de sous-marins Delta IV), surmontée d'une troisième contenant le centre de commandement, ces différentes coques étant reliées par des passages internes. Les russes venaient d'inventer le catamaran sous-marin !! Des photos de son chantier, révélées vingt ans après, montreront cette surprenante structure, réalisée en acier, et non en titane, recouverte ensuites de briques anéchoïques collées. Sur le schéma ci-dessous, on distingue aussi l'emplacement des réacteurs, à l'arrière, dans les renflements de la section D : des réacteurs classiques, des OK-650 aux performances améliorées (ici un modèle civil BN-600). A droite, une équipe de mécaniciens au dessus d'un des deux réacteurs, dans un des caissons de couleur jaune sur le schéma, à l'emplacement en forme de banane à l'arrière. Ce qui est la forme aussi des réacteurs de la classe Viktor, bien visible ici. Là aussi, les russes avaient beaucoup avancé : ayant abandonné le bismuth-plomb, ils avaient développé des réacteurs à eau pressurisée extrémement compacts et performants : ils faisaient la moitié de la taille des réacteurs 688 S6G des sous-marins US tout en étant 66% plus puissants : le Typhoon bénéficiait d'une puissance phénoménale de 100 000 cv, avec ses deux réacteurs de 190 MW (le S6G américain en faisant 165) !
C'est d'une complexité incroyable, à la fois, et d'une simplicité de répartition des volumes utilisables assez confondante : bref, c'était fort ingénieux. Ici, on distingue bien sur le schéma les volumes du "catamaran" (en jaune) et les trois volumes habitables en bleu, celui des torpilles, du centre de commandement (au dessus des jaunes) et celui des moteurs à l'arrière. Les deux petits volumes en rouge sont deux cellules de sauvetage qui peuvent être larguées du sous-marin, elles sont visibles extérieurement aux côtés du massif (de la voile), de chaque côté. Preuve que les russes commencent à inclure des esquifs de sauvetage à bord de leurs sous-marin, la preuve donc que des notions de sécurité étaient apparues dans leur réflexion sur la construction de leurs engins. La difficulté principale ayant été de réaliser des interconnexions sans faille entre ces différents volumes, l'ensemble formant un véritable chef d'œuvre de plomberie (le sous-marin a un nombre important de sas et de portes résistants à la pression, que l'on voit bien dans les reportages).
Le plus étonnant étant que la coque extérieure de revêtement recouverte de tuiles anéchoïques, cet énorme engin, malgré sa gigantesque taille, avait un autre avantage : son incroyable silence de fonctionnement, ses deux réacteurs puissants étant quasi inaudibles, et ses formes très étudiées ne laissant que peu de remous derrière lui. Plus de trappes visibles entre les deux coques en tout cas, génératrice par leurs bulles de bruit de fond, comme on le sait. Avec cet engin, les soviétiques étaient bien au-dessus des normes américaines, l'engin plongeant environ à la même profondeur (400 m maxi) que la gamme Ohio à simple coque en acier. C'est simple, en résumé : malgré sa formidable masse, il était tout simplement indétectable et d'emblée était devenu logiquement la bête noire de l'US Navy, qui redoutait la moindre de ses sorties de ses ports d'attaches, pistée au départ par satellite... et puis plus rien, l'énorme engin se fondant dans les profondeurs, en passant sous le Pôle, notamment ! En prime, il pouvait naviguer sur 6 213 miles (10 000 km), circulait donc sous le Pôle, sans être ravitaillé en nourriture ou en eau douce, avançait sous l'eau à 30 nœuds (55 km/h) en pleine vitesse (imaginez la masse d'eau en mouvement derrière lui !) et il pouvait rester 120 jours en mission sans problèmes, les marins ayant un confort accru à bord, disposant même d'une piscine et d'un sauna (c'est un banya traditionnel à bord) ! Il y avait même un aquarium et une volière dans leur salle de repos ! Un confort totalement inattendu chez les soviétiques, réputés jusqu'ici pour le caractère spartiate de leurs sous-marins.
C'était ce qu'était donc devenu le fameux projet 941, développé dès 1976 par le Bureau central d'études Rubin, avec à sa tête le concepteur général L.D. Spassky, supervisé par S. N. Kovalev. Les compartiments composant un sous-marin avaient été dès le départ disposés autrement, comme le montre le schéma ici à droite de comparaison entre les les classes de sous-marins russes et leur agencement interne. L'engin conçu est d'emblée une double menace pour les USA, car c'est un ensemble armé et non un sous-marin seul. Le but des russes, en effet était de fabriquer un lance engin nouveau autour du missile alors en développement : le SS N-20 Sturgeon (ou R-39 Taifun), premier du genre à ergols solides à trois étages pour la marine russe, sorti lui du Makayev Design Bureau. L'engin est très innovant en lui-même, car le sous-marin ne possèdait en interne qu'un tube vide, dans lequel on insèrait celui du missile qui contenait à la fois le tube de lancement, son amortissement, ses commandes et le missile lui même ou servait à le transporter sur route. Le chargement se faisant traditonnellement à l'aide d'un grue, les missiles (20 à bord !) étant situés à l'avant du massif, contrairement à l'habitude. Autre innovation, le lancement du missile sous l'eau était réalisé avec un générateur de gaz situé sur la partie inférieure du tube dans un creux de la tuyère de moteur du premier étage. Pendant le décollage, cette charge spéciale à propergol solide créait une bulle de gaz autour du missile pour réduire considérablement sa résistance hydrodynamique.
On le voit bien lors du lancement, le "chapeau" s'éjectant de la bulle pour retomber à côté et le missile sortant littéralement de son fourreau lanceur. Le missile en lui même contenant chacun 10 têtes nucléaires (sur le schéma ici à gauche elles sont en rouge et jaunes, tournées vers le sol) : résultat, le Typhoon emmenait 200 bombes nucléaires, chacune faisant 6 fois Hiroshima ! On comprend, à la lecture de ses caractéristiques, qu'il ait pu faire peur aux autorités américaines. Pour ajouter à ses "plus", ils disposait aussi d'un sonar embarqué tiré le long d'un câble (surnommé la "nouille" chez les sous-mariniers) dont on peut apercevoir ici l'orifice tout en haut du safran vertical (sur certains modèles cela avait été déplacé en bout d'aileron gauche). Autour de la coque étaient dissimulés d'autres capteurs sonars, marqués par une bande blanche (pour éviter que les remorqueurs ne poussent à cet endroit !).
Mais il y en aura eu que six seulement de fabriqués, plus un additionnel jamais terminé : son prix, jamais évalué, était sans nul doute faramineux, avec son acier hyper-résistant utilisé à la centaine de tonnes, voire des milliers plutôt. L'URSS ne comptait pas, et c'est pour ça qu'elle s'est étranglée avec l'addition finale ! Le dernier, dont la coque été nommée TK-210, commencé en 1986, n'a en effet jamais été terminé, car entre temps, on le sait, l'URSS avait implosé. Il n'ay aura aucun autre monstre mis en chantier après. Trops cher et trop complexe à réaliser. Tous, sauf un, ont été remisés depuis, deux ont déjà été passés au chalumeau, ayant été retirés du service dès 1997 et 2002. Les trois derniers encore flottants, les TK-208, TK-20, et TK-17 devraient être scrappés en 2014... ou en 2018 (on hésite encore, tant l'opération est coûteuse !).
Un projet de remplacer la baie de 20 missiles par un espace destinée au transport, pour en faire un sous-marin cargo, a bien été proposé, mais il n'a jamais vu le jour, faute d'argent (ou de marché ?). Le seul survivant est bizaremment le premier du lot, devenu support de lancement des nouveaux missiles Bulava SLBM (la version navale du SS-27 Topol-M) pour la génération postérieure, celle de la classe Borei, (Project 955) qui est revenue à des choses bien plus sages, sur le modèle des grands sous-marins US, en perdant ce qui faisait l'attrait du monstre de la mer de Barents : son look incroyable de prédateur des mers ou de croiseur submersible.
Avec leur retrait, un autre problème est survenu : le démantélement de monstres pareils prend un temps fou, et les chantiers russes n'ont pas toujours les moyens de s'y atteler. C'est pourquoi d'ailleurs au moins l'un d'entre eux a été désossé avec de l'argent... américain, obtenu à la suite d'accords de diminution de l'arsenal nucléaire. L'engin, quand il passe sous le chalumeau, voit sa section réacteurs séparée du reste pour stockage, comme on le fait pour les autres sous-marins russes, à part que là le bloc de ferraille ressemble à un cylindre double gigantesque. On est bon pour une séquence des "Démolisseurs de l'extrême", effectivement, comme émission. Un documentaire un peu affolant inutilement (il faut bien attirer l'attention), mais on a la chance de voir dedans le chantier de démolition au travail, et même les détails de ses deux réacteurs nucléaires, l'épaisseur du revêtement de caoutchouc, avec une visite complète du bâtiment à la clé.
Les opérations décrites dans le reportage sont un peu idylliques, car pour les plus anciens réacteurs, pendant plusieurs années des sous-marins plus anciens ont été lancés à l'abandon dans la presquîle de Kola, en baie de Saida, à 800 km du chantier de construction au point que l'International Atomic Energy Agency (IAEA). a dû s'en mêler, et plusieurs pays ont dû contribuer financièrement pour assurer un nettoyage correct des déchets, dont l'Allemagne. J'avais déjà évoqué ce terrible cimetière écologique ici. Un hangar spécial a été créé pour cela, et les morceaux de sous-marins découpés contenant des réacteurs non traités sont désormais enfermés dans des containers étanches en attendant de pouvoir être plus tard ensevelis. C'est au même endroit que part la section double restante de ce qui a été le roi des mers soviétique, réduit en amas de ferraille inutile.
Pour ajouter aux problèmes que la Russie connaît avec son désir de remettre sur pieds une flotte sous-marine conséquente, resurgie des abîmes de l'effondrement de l'URSS, il faut aussi savoir, nous apprend le Barents Observer, qu'aujourd'hui elle a conçu toute une nouvelle gamme de lanceurs, qui ont l'air de fonctionner, mais c'est son "nouveau" missile interbalistique qui fait des siennes : "selon le journal local en effet, "le ministère russe de la défense aurait complètement utilisé la réserve de missiles Bulava destiné à tester les SNLE type Boréi (Projet 955), selon l’agence Interfax et une source industrielle. Selon la source, un lancement d’essai supplémentaire du missile est nécessaire avant d’admettre au service actif le premier sous-marin nucléaire lanceur d’engins de la classe, le Yury Dolgoruky. De son côté, le vice-ministre de la défense, Alexander Sukhorukov, indique qu’il n’est pas possible d’effectuer de nouveaux lancements de missile Bulava depuis le Yury Dolgoruky.
Selon lui, le prochain essai sera effectué par le 2è sous-marin de la classe, l’Alexander Nevsky, qui doit être mis en service en 2013. La source de l’agence Interfax explique que, pour les prochains essais, la marine russe devra probablement utiliser des missiles « issus de la production de série, destinés à équiper les sous-marins ». « Cependant, la décision n’a pas encore été prise, » précise la source". Or c'est plutôt facheux, car ce missile a déjà plus de 16 années de développement, et il n'est toujours pas fiable, nous rappelle la gazette : "le développement du missile Bulava a commencé en 1998. A ce jour, 18 lancements d’essai ont été effectués. Les essais officiels du missile se sont terminés le 23 décembre 2011. Le missile devait être mis en service le 29 juillet 2012, en même temps que le Yury Dolgoruky. Mais cette date a été retardée parce que de nouveaux essais du système d’armes du sous-marin sont nécessaires". Même sans la pression de la Guerre Froide des deux côtés on dépense toujours des sommes phénoménales pour des bidules qui ne marchent pas toujours ! Sans compter les resserrements budgétaires, qui voient l'apparition de mouvements sociaux inimaginables aux temps de l'URSS, comme cette "révolte" d'octobre 2011 des ouvriers du chantier de démantèlement trouvant que l'offre financière de Poutine était insuffisante pour désosser les vieux sous-marins rouillés, ou comme celle du constructeur d'avion Yakolev pour des Yak-130 pas payés assez chers par le gouvernement...
Chez les américains, leur nouvelle série de sous-marins porteurs de missiles de la classe Virginia (présentée ici comme nec plus ultra) a un autre problème qui n'est toujours pas résolu : son revêtement de caoutchouc ne tient pas... l'un lance des missiles qui ne marchent pas, l'autre pêle en route, il est beau le progrès et elle est belle la tonte du contribuable ! Ces contribuables qui paient ces gabegies gigantesques, au nom d'un Equilibre de la Terreur qui subsiste toujours, mais qui ne dit plus son nom, et les budgets des armées franchissent toujours des sommets : la Russie prévoit de dépenser 3000 milliards de roubles jusque 2020 pour ses nouveaux sous-marins. Un seul nouveau type "Graney" d'attaque vaut 50 millliards de roubles, un “Severodvinsk” ou un “Kazan” lanceur de missiles, en vaut 110 milliards, le double. Ruineux !
documents : la visite complète en photo (le royaume de la rouille ?) :
http://englishrussia.com/2009/04/14/worlds-biggest-submarine/
Un excellent document d'époque (1984) sur le Typhoon TK-12, démantelé en 2007 :
http://www.youtube.com/watch?v=gPvyqB6hdwo
d'autres :
http://www.youtube.com/watch?v=I6EX9Ef4x6A
http://www.youtube.com/watch?v=t7G0Ae4gQNQ
http://www.youtube.com/watch?v=GqMIH3t3XEA
http://www.youtube.com/watch?v=JrULRXlAlMU
le démantèlement cité :
http://www.youtube.com/watch?v=CxZ6fzFWgG8
c'est aussi la reprise du documentaire "National.Geographic : Mega.Breakdown, Soviet Doomsday Sub" trouvable sur le net en HD.
sur les missiles russes :
http://www.b14643.de/Spacerockets_1/Diverse/RT-Missiles/
Certains pourraient dire que je l'ai oublié : quand le film "A la poursuite d'Octobre Rouge" de John McTiernan avec Alec Baldwin et Sean Connery, sorti en 1990, s'il ne montre pas le Typhoon, y fait massivement allusion. Le film est excellent, avec un Sean Connery en pleine maîtrise de son rôle, mais plutôt revoir les faits historiques avec le cas étonnant et méconnu (sur lequel je reviendrai peut-être bientôt ici, qui sait). Le film évoque un système silencieux d'avancée appelé "chenille", or le premier projet de Typhoon possédait à l'arrière un système d'hydrojets qui a n'a pas été au final installé à bord. La puissance délivrée aurait été insuffisante pour le déplacer, de toute façon. Les entrées d'eau auraient pu être les étranges "triangles" relevés ici à l'arrière du sous-marin : or il semble que ce soit plutôt de simples prises d'air de ventilation des deux réacteurs car situées au dessus de l'engin et non en dessous, car elles ne sont déployées qu'en surface.
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