Les folies de la Guerre Froide révélées (37) : « souriez, vous êtes filmés » au dessus de Cuba !

Les U-2 ou les satellites Corona/Keyhole qui surveillent Cuba n'apportent pas toutes les réponses : des contraintes fortes en limitent sévèrement l'usage. Ce sont des moyens d'espionnage trop récents encore. Pour les satellites "Keyhole", de la première série des "Corona" leur exemplaire KH-4 a été mis en service sur orbite polaire en février 1962 et a vite épuisé ses ressources ; en décembre 1963 sa mission est terminée et il est remplacé par le KH-4A mis en orbite en août 1963 (il ne la terminera qu'en 1969) qui présente cette fois deux modules de rentrée (on n'a le droit en effet qu'à deux "bac à glace", qui peuvent contenir chacun plusieurs mois de films). Ses engins sont en fait inadaptés en cas de crise : trop longs à mettre en œuvre et a fabriquer les données et surtout à les rapporter sur terre. Leur procédé de largage plutôt aléatoire les rendent peu efficaces en cas d'accélération des événements (ils ne transmettent rien en direct à la Terre et doivent envoyer ses films non développés dans des capsules rattrapées au vol !) et il ne voient pas non plus à travers les nuages : bref, s'ils peuvent éclairer quelque peu la CIA, ils ne résolvent pas tout, et leur redescente sur terre obligatoire de leur module contenant les films une contrainte qui oblige à lancer un remplaçant au bout de deux rentrées, ou d'attendre plusieurs mois les vues stockées lors d'un passage particulier au dessus d'une cible (encore une sacré gabegie en effet * !). En prime, le procédé est récent et les incidents nombreux : la première récupération, déguisée sous le nom de Discoverer 38 a eu lieu après un lancement survenu le 26 février 1962 seulement. A bord, la camera Mural construite par Itek Corporation n'a qu'une résolution de 3,6 à 5,1 m. Bref, l'avancée technologique qu'apportent les satellites ne résout pas tout, loin de là !

Pour l'U-2 c'est un tout autre problème qui se pose (outre les nuages) : ses vols ne sont plus sûrs depuis l'affaire Gary Powers qui date déjà du 1er mai 1960. L'adjonction de câbles le long de l'avion ne l'a pas rendu plus discret, et les russes ont développé des missiles efficaces pour l'abattre. Le 27 Octobre 1962, un appareil de ce type est ainsi abattu par la DCA cubaine, équipée par les soviétiques. C'est l'avion du capitaine Anderson (siglé AF 56-6676, c'est un ancien avion sans marques de la CIA précédemment nommé "343" qui a été repeint pour l'occasion, comme pour signaler aux russes que c'était un appareil militaire classique, ou pour ne pas en signaler l'usage par la CIA !) qui a avait décollé de la base de sa base de McCoy à Orlando, en Floride.  L'avion espion a été abattu par un S-75 Dvina (plus connu sous le nom de SA-2 Guideline) stationné près de Banes, à Cuba. L'engin qui l'a abattu deviendra un classique et fera des ravages durant tout la guerre du Viet-Nam sous son surnom de "SAM" dévastateur. Il avait inauguré sa carrière prometteuse en abattant déjà un RB-57 Canberra de la force aérienne de Tchang-Gai-Tchek dès le 7 octobre 1959. Le RB-57D n'étant pas n'importe quel appareil : c'était justement le concurrent direct de l'U-2, avec ses ailes énormes. Il avait par exemple servi à aller ramasser en altitude des extraits du nuage radioactif de l'expérience de Bikini (lors de l'opération Juniper - photo ici à droite). Anderson avait eu une mort atroce, son costume ayant été dépressurisé quand un shrapnel issu de l'explosion du missile avait percé son scaphandre, provoquant une décompression immédiate. Les vestiges de son appareil son toujours exhibés à Cuba comme trophée. Pour Kennedy, ce jour là sera connu comme ayant été son "samedi noir", car juste auparavant il avait été contraint à la reculade devant Kroutchev en retirant ses missiles "Jupiter" de Turquie. Le même jour, il avait dû faire face à une menace de sous-marin à torpille nucléaire chatouillé de trop près par deux destroyers US et l'égarement au dessus de l'URSS d'un autre U-2 qui avait failli être abattu par des Migs... bref, la pire journée de sa carrière d'homme d'Etat, à coup sûr.

Le renseignement américain désireux d'identifier ce que les russes ont amené à Cuba ne voit donc plus qu'une seule solution pour obtenir des preuves, et pouvoir les montrer à l'ONU pour faire plier l'URSS. C'est la photographie aérienne classique, à savoir d'utiliser des aéronefs non armés volant à très basse altitude pour ramener les meilleures photos possibles. Deux solutions s'offrent aux responsables : celle du Voodoo et celle du Crusader. Le premier est un avion robuste, car il a été renforcé à partir d'un prototype plutôt raté : il encaisse depuis 7,33 g sans broncher. Sa production vient de s'arrêter en 1961 et 166 avions de reconnaissance ont été modifiés sur les 800 produits. L'engin est rapide ; lors de l'Operation Sun Run du 27 novembre 1957, quatre Voodoo ont battu le record de vitesse de traversée du pays, de Los Angeles à New York, le meilleur temps ayant été réalisé par le Lt. Klatt, en 3 heures, 7 minutes et 43.63 secondes. Sa vitesse est alors de 1620 km/h à 35 000 pieds (1 000 m d'altitude). Les appareils basés à Homestead AFB étaient munis de caméras Fairchild KA-2, à l'avant, de trois KA-2 un peu plus loin dans le nez, de deux Fairchild KA-1 tournées vers l'arrière. Mais cela ne convenait pas pour les survols de Cuba qui devaient être menés au ras des pâquerettes pour éviter le tir des SAM : cela défilait trop vite devant la caméra "des difficultés à obtenir des photos plus nettement définies à basse altitude pendant la crise des missiles cubains avaient suscité l'US Air Force à consulter le retraité Brigadier Général Goddard, un spécialiste (c'est un des pionniers de la photo aérienne) qui a immédiatement recommandé l'utilisation d'un appareil photo à défilement, qui n'était alors plus régulièrement utilisé par l'US Air Force. Plusieurs caméras KA- 18A ont été retrouvées dans le stockage de Wright- Patterson AFB et dans la nuit du 2 au 3 nov, 1962 , des modifications ont été apportées sur un " Voodoo " RF - 101C sur lequel cet appareil a été installé. Le 10 novembre, des photos ont été prises des installations de missiles cubains avec cet appareil et dans les 24 heures qui ont suivi elles ont été examinées par le président Kennedy" note Recon Room. La vieille camera KA-18A faisait encore des merveilles : ci-dessous, son mécanisme à miroirs et la transmission mécanique du mouvement de ces derniers en liaison avec le film photographique... 

Pour les photos de nuit, on a joute un pod central chargé d'éjecter des fusées éclairantes (le procédé va se révéler peu efficace). L'avion est hélas handicapé par un train d'atterrissage fragile, qui va immobiliser régulièrement plusieurs appareils, car il se pose trop rapidement, avec ses ailes trop courtes. Lors des missions, deux avions sont systématiquement envoyés en même temps, ce qui fait que sur certains clichés, comme ci-dessous, on aperccevra la cible de l'un d'entre eux avec l'ombre de l'autre...

Le Voodoo (ici à gauche sa caméra de nez) a vite montré ses insuffisances, et la Navy entre en scène avec son champion du moment. Un avion qui en 1957, dans le Project Bullet a lui aussi battu le record de traversée des Etats-Unis, avant même celui du Voodoo. Le Crusader F8U-1P(BN°144608) avait en effet volé de la base de Los Alamitos, en Californie jusqu'au Floyd Bennett Field de New York à la vitesse moyenne de 1 166 km/h lors d'un vol de 3 heures, 23 minutes et 8.4 secondes à pleine vitesse, démontrant surtout que son réacteur Pratt & Whitney J-57 pouvait tenir la distance à plein régime. A son bord il y avait... John Glenn, dont on connaît la carrière plus tard de cosmonaute. L'engin pouvait aussi voler très vite : dès le 21 août 1956, le premier avion de série avait en effet atteint 1 633 km/h sur un circuit de 15 km. Sa version photo s'était vite montrée très efficace au Viet-Nam avec sa baie centrale aux dimensions généreuses, son viseur de nez (juste derrière l'emplacement du radar) et ses lance-fusées éclairantes (des M-123A-1 d'une puissance de 260 millions de chandelles) dissimulés derrière le cockpit. L'engin était en fait bardé de caméras : des KA-45, des DBM-4 et DBM-5C devant, et en baie centrale des KA-66 plus des KA 51, 53, 62 et 68 pour les vues verticales et obliques : en tout 9 caméras différentes.   (sur les 14 possibles). Comme tous les avions de reconnaissance, il n'était pas armé, et ceux qui le pilotaient à très basse altitude de sacrés pilotes, rompus aux intenses vibrations émises par ses vols au ras des arbres. En prime, malgré ses caméras à bord, l'avion avait gardé sa perche de ravitaillement ce qui lui autorisait des missions lointaines. C'est donc à cet appareil que l'équipe de Kennedy a réclamé ce dont il avait à tout prix besoin pour mettre les russes au pied du mur à L'ONU avec des clichés pris à très faible hauteur au dessus de Cuba, montrant les missiles en cours d'installation. Ces Crusaders de deux escadrons, ceux de la Les VFP-62 et VMCJ-2 partiront tous de Key-West, à un rythme effrayant de deux missions journalières, qui totaliseront plus de 160 000 clichés, analysés dès la descente de l'échelle du pilote sur la base de Jacksonville où avait été installé un labo de développement spécial.

Il va sans dire que les missions étaient dangereuses, les cubains disposant des canons anti-aériens classiques (surannés mais restés efficaces, ici vus en train de tirer sur les B-26 de la CIA) et Kennedy ne pouvant se permettre de perdre un seul nouvel appareil à la suite de la perte de l'U-2 d'Anderson. Le film film "Treize Jours" de Roger Donaldson donne un très bon rendu d'une mission type, effectuée toujours avec deux Crusaders volant côte à côte. Les pilotes s'étaient choisi comme devise "Unarmed and Unafraid" qui se traduit par "Sans arme et sans peur". Plutôt d'un tempérament farceurs, les pilotes avaient aussi décoré leurs avions d'un "Smile, You're On Candid Camera" ("souriez, vous êtes filmés"), à l'avant de leur appareil... dans le même film, on peut entendre l'échange musclé entre l'ambassadeur russe Zorin et Valerian Zorin et Adlai Stevenson, ce dernier ridiculisant la position soviétique... grâce aux photos sorties de son chapeau : celles faites par les "visites" de Crusaders et non celles de l'U-2 comme beaucoup le croient encore aujourd'hui. Zorin venait juste d'affirmer auparavant que les USA "n'avaient pas la preuve de la présence des missiles russes". La séquence est désormais historique !

PS : Détail amusant, lors des tests de leur éjections de fusées éclairantes, comme ici en face de NAS Mayport, en Floride, le ciel va s'illuminer de façon étonnante... au point que certains riverains les prendront pour des OVNIs volant en formation.... 

(*) lire ici leur récupération

sur la perte de l'U-2 cubain :

http://www.acig.info/CMS/index.php?option=com_content&task=view&id=260&Itemid=1

http://www.vfp62.com/cuban.html

http://www.vfp62.com/BM_contents.html

La séquence bien rendue du survol des deux Crusaders dans le film (à noter la caméra chargée au décollage, ici à droite)

http://www.youtube.com/watch?v=_KmELSpOheA