Les guerres en Ukraine et à Gaza relèvent de contingences qui ne dépendent que de l’« Essence ». Une fin déjà tracée par l’Essence
Pour tenter de comprendre la nature des crises et des guerres, il est important d’envisager l’évolution du monde sous l’angle de la philosophie de l’histoire.
Un des grands philosophes de l’histoire, G. F. W. Hegel, disait : « L’esclave de l’Antiquité n’était pas une personne libre, parce qu’il n’avait pas conscience de son être-esclave ». La liberté se crée en se conquérant à travers l’Histoire et « en s’incarnant » dans des constitutions politiques. « Les hommes n’ont pas à apprendre qu’ils sont libres, ils ont à gagner leur liberté. »
Cette thèse reprise par Marx a pris une autre ampleur ; pour Marx, l’inachèvement de l’Histoire est dans la libération complète de l’individu de tout ce qui l’opprime et l’empêche d’être lui-même (« aliénation » de l’homme dans le monde actuel). La conscience de classe elle-même (qui est une limitation) disparaîtra dans la société communiste. L’homme vraiment libre sera le citoyen de cette cité à venir.
Pour Hegel, les hommes sont « les instruments aveugles du génie de l’Histoire » ? Derrière l’apparence extérieure des événements, derrière tout ce que font les hommes, derrière tous leurs actes les plus absurdes ou les plus passionnels, se cache une « Raison », un « Esprit, qui mène le monde vers plus de liberté, plus de rationalité. »
Karl Marx, dans la postface de la deuxième édition allemande, du 24 janvier 1873, écrit :
« Une seule chose préoccupe Marx : trouver la loi des phénomènes qu'il étudie ; non seulement la loi qui les régit sous leur forme arrêtée et dans leur liaison observable pendant une période de temps donnée. Non, ce qui lui importe, par‑dessus tout, c'est la loi de leur changement, de leur développement, c'est‑à‑dire la loi de leur passage d'une forme à l'autre, d'un ordre de liaison dans un autre. Une fois qu'il a découvert cette loi, il examine en détail les effets par lesquels elle se manifeste dans la vie sociale... […]
Pour cela il suffit qu'il démontre, en même temps que la nécessité de l'organisation actuelle, la nécessité d'une autre organisation dans laquelle la première doit inévitablement passer, que l'humanité y croie ou non, qu'elle en ait ou non conscience. Il envisage le mouvement social comme un enchaînement naturel de phénomènes historiques, enchaînement soumis à des lois qui, non seulement sont indépendantes de la volonté, de la conscience et des desseins de l'homme, mais qui, au contraire, déterminent sa volonté, sa conscience et ses desseins... […]
Mais, dira‑t‑on, les lois générales de la vie économique sont unes, toujours les mêmes, qu'elles s'appliquent au présent ou au passé. C'est précisément ce que Marx conteste ; pour lui ces lois abstraites n'existent pas... Dès que la vie s'est retirée d'une période de développement donnée, dès qu'elle passe d'une phase dans une autre, elle commence aussi à être régie par d'autres lois. […]
Une analyse plus approfondie des phénomènes a montré que les organismes sociaux se distinguent autant les uns des autres que les organismes animaux et végétaux. Bien plus, un seul et même phénomène obéit… à des lois absolument différentes, lorsque la structure totale de ces organismes diffère, lorsque leurs organes particuliers viennent à varier, lorsque les conditions dans lesquelles ils fonctionnent viennent à changer, etc. […]
La valeur scientifique particulière d'une telle étude, c'est de mettre en lumière les lois qui régissent la naissance, la vie, la croissance et la mort d'un organisme social donné, et son remplacement par un autre supérieur ; c'est cette valeur‑là que possède l'ouvrage de Marx. »
L’évolution historique des organismes se fait-elle, comme le laisse entendre Karl Marx, d’une manière nécessaire par le jeu des forces économiques, qui, bien qu’elles diffèrent d’une phase à l’autre (changement de structure), « un seul et même phénomène obéit… à des lois absolument différentes » ?
Mais, la loi de l’Histoire, qui est une nécessité inéluctable dans le changement de structure, n’ignore néanmoins pas la liberté de l’homme. Ces deux philosophies qui posent l’existence des hommes d’une loi d’évolution immanente à l’Histoire et orientent son déroulement, ne précisent pas la part de la liberté des hommes pendant que l’Histoire se déroule. Comment naît cette liberté dans le développement immanent de l’Histoire ?
« Que l'humanité y croie ou non, qu'elle en ait ou non conscience », force de dire que l’homme est soumis, d’un côté, au « déterminisme », donc pas de liberté et, de l’autre, c’est par sa liberté qu’il agit pour « remplacer un organisme social donné par un autre supérieur ».
L’antinomie est donc totale entre « déterminisme » et « liberté ». Comment se résout cette contradiction qui relève à la fois de la « Nécessité » et de la « liberté » des hommes ?
Au-delà de la philosophie de l’Histoire de Hegel et de Marx, on peut postuler qu’il y a des essences dont on ne peut faire l’impasse et qui témoignent de l’existence humaine dans son fondement comme liberté, comme conscience et comme sens d’être. Ceux-ci nous permettent de mieux situer l’homme dans l’« Histoire ».
L’essence de la liberté dans l’existence humaine, et cette question : « Qu’est-ce que la « Liberté » ? Les philosophes ont longuement disserté sur ce sujet. Nous nous arrêterons à l’essentiel. L’homme tout au plus sent cette liberté qui est en lui, il se sait libre et cette liberté, il la sait par sa pensée. La « Liberté », l’homme, la sentant au plus profond de soi-même, constitue l’« essence » même de son existence. Le postulat que l’homme naît libre et ensuite sa liberté se trouve limitée par l’organisation sociale ou par des conjonctures historiques (peuples colonisés, régis par des systèmes totalitaires, etc.) n’enlève rien au sentiment immanent de la liberté.
En tant qu’essence de la nature humaine, la liberté, malgré les vicissitudes que traversent les hommes, est au centre de l’Histoire du monde. Pour comprendre, en raisonnant par sa négation, on s’apercevrait que, sans la « liberté », sans le « libre-arbitre » des hommes dans le pouvoir de freiner ou de coopérer, de refuser ou d’accepter, il n’y aurait tout simplement pas d’« Histoire », pas d’« humanité ». Si les hommes agissaient tous dans le même sens, sans « libre-arbitre » qui est à la fois « libre de penser » et « libre d’agir », il résulterait non pas une humanité, mais une « déshumanité ». Il y aurait peu de différence entre les hommes et les animaux. Le monde serait sans sens.
Précisément parce que la « Liberté existe » que l’humanité doit son existence, et l’existence à son « Histoire ». Le déterminisme ou le fatalisme suivant lesquels tous les événements, et en particulier les actions humaines, sont liés et déterminés par la chaîne des événements antérieurs, n’enlèvent en rien à la dimension historique de la « Liberté ».
Sur le plan des religions, chaque communauté humaine a sa propre religion, et telle se sont constituées les communautés dans leur marche dans l’histoire. Et c’est par cette liberté et la variété des croyances que l’humanité doit son humanité. L’humanité entière ne se focalise pas sur telle ou telle tendance de penser. La pensée de l’homme est une entité libre sur laquelle aucun homme n’a le pouvoir si ce n’est l’homme qui se pense, et en pensant, il doit son existence à cette faculté libre de penser. Précisément, cette faculté de « Penser » de l’homme et qui agit sur sa « Liberté » est aussi une « essence », émanant de l’esprit humain, pour son existence. Et dont l’homme a très peu de connaissance.
A l’instar de la « Liberté », qu’est-ce que la « Pensée » ? Une essence « impalpable », « immatérielle » qui existe en l’homme, une faculté absolument inconnue de l’homme et « connaissante », un véritable don émanant de l’« Essence ». Elle donne non seulement à l’homme le sentiment d’exister mais lui permet de se mouvoir, de converser, d’agir, de se projeter dans et avec tout ce qui touche à son existence. En un mot, elle lui donne le sentiment de vivre, d’exister. Sans cette faculté de penser, l’homme ne pourrait avoir conscience de lui-même, ni se prévaloir d’être « humain ». C’est la pensée qui le différentie des autres êtres existants.
Un autre essence qui n’est pas pressenti mais est central dans l’existence de l’humain puisqu’il lui donne sens dans sa place dans l’univers, c’est le « Temps et l’Espace » ? Le pouvoir qu’octroie la « Liberté » aux hommes de « Penser », d’« Agir » sur leur existence, de changer leur devenir, se trouve confronté au « Temps » et à l’« Espace » sur lesquels l’homme n’a pas de prise. La liberté d’agir, de poursuivre des projets, se trouve ainsi limitée par l’essence même du « Temps ».
Dans « Confessions, XI, 14,17 », Saint Augustin s’est engagé dans une réflexion profonde sur le temps : « Ces deux temps-là donc, le passé et le futur, comment « sont »-ils, puisque s'il s'agit du passé il n'est plus, s'il s'agit du futur il n'est pas encore ? Quant au présent, s'il était toujours présent, et ne s'en allait pas dans le passé, il ne serait plus le temps mais l'éternité… Nous ne pouvons dire en toute vérité que le temps est, sinon parce qu'il tend à ne pas être. »
Précisément, l’existence suit le cours du temps, car elle tend elle aussi à ne pas être, car, au bout du temps, il y a la finitude. L’existence de l’homme dépend chaque seconde du temps qui vient à être et qui, après être présent, passe immédiatement au passé pour faire place à une autre seconde qui vient du futur, et ainsi de suite procède le Temps de l’existence.
Quant à l’« Espace », quel contenu peut-on lui donner ? Est-il matériel ? Est-il palpable ? L’« Espace » est à la fois matériel parce que l’homme le voit et voit les choses et les êtres mouvoir en lui, et immatériel parce qu’il est indéterminé, sans substance, et s’affirme en « contenant sans limite ». « Repère » de l’existence, l’« Espace » est cependant ce « matériel-immatériel » par lequel l’humanité, la Terre, le monde et l’immensité de l’univers, sont.
Sans le « Temps » et l’« Espace », l’homme n’a pas d’existence. Le « Temps », l’« Espace », comme la « Liberté » et la « Pensée » ne sont pas atteignables par l’homme, dans le sens qu’ils sont plus sentis, plus pensés comme essence de l’existence. Ils sont ce par quoi l’homme est, ce par quoi l’homme construit son « Histoire ». Vivant le Temps présent, comptabilisant le Temps passé qui ne lui appartient plus et dépendant du Temps futur qui n’est pas encore, l’homme, un point dans l’ « Univers », prend une « infime partie de l’« Eternité ».
Enfin le « Mal » et le « Bien », une autre essence, sont originels et constitutifs du fait humain et social dans l’existence et l’histoire de l’humanité. Sans cette dualité au cœur du système humain, sans l’existence du « Mal » qui donne sens au « Bien », la lutte pour le « Bien » qui est l’essence même constitutive du sens du dualisme le « bien et mal », l’homme ne peut se déterminer comme une unité-entité humaine « positive » dans la marche de l’humanité dans l’histoire.
La dualité du « Bien » et du « Mal » est donc une nécessité pour l’existence, elle exprime, à travers la lutte pour le Bien, la raison d’être des hommes.
Les essences « Liberté, Pensée, Bien et le mal, Temps et l’Espace » expriment des principes fondateurs de la nature de l’homme. Mais ces « essences » suffisent-elles à « diriger » l’homme dans son existence ? Il arrive souvent qu’un homme prenne un ascendant sur un homme, un peuple sur un autre peuple. N’a-t-il pas existé le commerce d’esclaves en Afrique, les siècles passés ? Les déportations massives de noirs africains dans le Nouveau Monde ? La colonisation opérée par les puissances européennes n’a-t-elle pas été une occupation indue de territoires et réduit des populations à l’état de populations sujettes, de non-droit par la force ?
L’après-colonisation depuis la fin des années 1940 jusqu’au milieu de la deuxième moitié du XXe siècle n’a-t-elle pas instauré dans la plupart des nouveaux Etats des régimes politiques autoritaires (dictatures militaires et monarchies totalitaires). Ce qui nous fait dire que les « essences » qui fondent de la nature humaine sont insuffisants pour diriger tant les hommes dans leur existence que des peuples des puissances étrangères ou des régimes politiques dictatoriaux. Et donc des « contingences nécessaires » entrent aussi dans la marche de l’histoire des hommes et des peuples.
Si les peuples colonisés, réduits à l’état d’indigène, se sont vu imposés des iniquités politiques révoltantes (travaux forcés, impôt par capitation, cultures obligatoires, corvées, etc.), l’aspiration à la libération est restée une constante en eux. Et elle le doit à l’essence originelle qui fonde l’humain, et qui relève comme l’énonce Hegel, que tout ce que font les hommes, derrière tous leurs actes les plus absurdes ou les plus passionnels, se cache une « Raison », un « Esprit, qui mène le monde vers plus de liberté, vers plus de rationalité. »
Dans ce « vivre » des hommes au sein des cités et des États dans une situation de latence désespérée des peuples ne peut relever seulement des essences sus-mentionnées supra. L’essence de l’homme étant originellement déterminée par ces principes, l’ascendant d’un homme sur un homme, ou d’une nation sur une nation, est une façon d’être normale dans l’Histoire. Mais cette façon d’être de l’homme et des peuples est évolutive.
Si l’Histoire était figée, on aurait alors des hommes et des peuples qui auraient un ascendant à l’infini sur d’autres hommes et d’autres peuples. Une situation figée serait contraire au sens même de l’existence humaine. D’autant plus que les hommes ou les peuples qui auraient l’ascendant sur des hommes ou des peuples ne l’ont pas dû à eux-mêmes mais aux « circonstances historiques de tout ordre humain dans le développement » qui ont favorisé leur ascendance et les ont placés au-dessus des autres.
Si, par exemple, les pays de l’Afrique noire étaient des nations suffisamment avancées, ni l’esclavage ni la colonisation n’auraient existé. Mais ces pays d’Afrique n’étaient pas avancés sur le plan industriel et technologique alors que les pays européens l’étaient, ce qui a permis la pénétration coloniale européenne.
Aussi, peut-on dire que tout relève donc de l’« étant d’un macrocosme », comme il relève aujourd’hui d’un « autre étant du macrocosme ». Comme s’explique aussi pourquoi des territoires en Europe sont restés des siècles sous domination musulmane (Espagne, Sicile, Corse…). Comme les Celtes et autres races indo-européennes qui ont peuplé l’Europe, il y a plus d’un millénaire. Une date encore plus récente, les États-Unis, un pays neuf qui a moins de trois cent ans, peuplés par une mosaïque de races, sont devenus la première puissance du monde.
Comme s’explique la décolonisation après la Deuxième Guerre mondiale. Comme s’explique les limites aujourd’hui de la première puissance mondiale, de plus en plus rattrapée par les grandes puissances émergentes. Un processus qui relève de la « Raison », de l’« Esprit » qui donne sens à la marche du monde. Y compris les guerres qui ont suivi ou qui se jouent aujourd’hui.
Les guerres en Ukraine et à Gaza relèvent de contingences » qui ne dépendent que de l’« Essence » et dont l’existence humaine elle-même tire son essence. Une fin déjà tracée par l’Essence pour ces guerres, sauf que les humains ne connaissent pas l’issue. L’humanité est ainsi créée ; elle ne se commande pas ; elle ne connaît pas son destin qui est régi par l’« Essence ». Son seul problème est qu’elle n’a pas bien assimilé « le mal qui la ronge », et il lui reste beaucoup à apprendre de l’« Essence ». Et elle le peut si elle le veut, ou plutôt si elle est éclairée, à travers sa marche dans l’histoire.
Medjdoub Hamed
Chercheur
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