Les intellectuels face à 2008 : Onfray ferait mieux d’écouter Stiegler
Ce mercredi 14 janvier, Frédéric Taddéi conviait quatre intellectuels notoires pour évoquer la signification de la crise en 2008. Grosse secousse économique ou bien basculement vers un monde différent ?
Chantal Delsol, membre de l’Institut Hannah Arendt, Michel Onfray, producteur de livres savants, Pierre Rosanvallon, du collège de France et Bernard Stiegler, philosophe au parcours et à la vision atypiques, ont été invités pour réfléchir à la signification de 2008. Tous s’accordent sur un point. Ce que les sociétés ont vécu en 2008 est la cause d’un processus bien plus ancien. Rosanvallon a d’ailleurs précisé que tous les acteurs du système savaient qu’un krach allait arriver mais pas la date exacte. Pour le reste, on notera cette idée de rapprocher 2008 de 1908 avec la mise en place du modèle industriel fordien et la célèbre Ford T qui sera produite à plus de dix millions d’exemplaires. Chantal Delsol a livré quelques analyses pertinentes, au côté de son confrère Rosanvallon, insistant notamment sur la fin du modèle consumériste, notamment chez les jeunes générations, pointant un phénomène distinct de la contre-culture des seventies. Pour autant que ma mémoire le permet, je ne crois pas qu’il y ait une grande différence, sauf sur la forme que cette jeunesse en décalage adopte pour penser et agir. Disons que l’engagement dans des causes spécifiques (planète, humanitaire…) remplace les soirées étudiantes des seventies où l’on refaisait le monde en rêvant d’un grand soir. Le problème de la société, selon Delsol, c’est que les gens se préoccupent d’un canapé. Et là, le consensus fut obtenu autour de cette symbolisation de cet âge individualiste et consumériste déjà analysé il y a 20 ans.
Un mot sur les propos d’Onfray qui comme à son habitude, livra un discours fluide avec de belles phrases. Onfray parle comme il écrit, c’est-à-dire avec un style efficace ; mais niveau contenu, il faut avouer que cela fut décevant. Pour ma part je n’ai rien entendu de pertinent chez ce philosophe très médiatique. Dire que le capitalisme chinois est pire que celui du temps de Flaubert ou Zola n’est pas très pertinent. Supposer que l’Orient n’a que faire du capitalisme occidental et que les Chinois pourraient tout foutre en l’air le jour où l’Empire du milieu liquidera ses bons du trésor américain, est stupide. Visiblement, Onfray cause en répétant des brèves de comptoir entendues dans des dîners en ville. Alors que Mme Delsol fit preuve de plus retenue, s’abstenant de parler d’économie en reconnaissant qu’elle n’en a pas les compétences. Onfray n’a guère été plus profond lorsqu’il y alla de ses paraboles historiques, en ressassant la Grèce, Rome, le christianisme, obsédé par cette religion, la rendant presque responsables des maux de l’Occident. Alors que le bien pour l’Occident serait d’appliquer un programme des Lumière en suivant Helvétius. Onfray s’imagine que les Lumières représentent le salut comme d’autres ont cru que le communisme allait créer la société du bien-être. Il sacrifie aussi à la vulgate de Huntington, désignant l’Islam comme nouvel ennemi de l’Occident. Ne soyons pas trop sévère. Onfray est certes délirant dans sa pensée mais de tout délire philosophique il y a quelque chose à creuser, autrement dit, une vérité qui n’apparaît qu’en contre-jour, en prenant un angle de vue décalé.
Stiegler mérite quelque projecteur. Brillant, il l’a été, surtout au début, quand il a sorti une tirade de quelques minutes, enchaînant les idées, les thèmes, les explications. J’avoue avoir été scotché à son verbe. Que retenir de son propos ? D’abord un thème assez clair, simple et pertinent. Notre société contemporaine souffre de la bêtise généralisée et répandue dans tous les champs de la société. Pas seulement dans les médias. Mais n’est-ce pas Lasch qui déjà, avait pointé cette bêtise chez nos amis américains, une bêtise dans le narcissisme, le culte des apparences et surtout, une bêtise là où on ne l’attendait pas, au sein même des élites, classe sociale qui auparavant, était censée porter le progrès, les règles et les valeurs de la civilisation, bref, d’être des modèles pour le citoyen ? Enfin, disons que ce portait s’applique plus à nos élites républicaines françaises, les belles âmes, du temps de Blum, Monnet, Mendès-France, Malraux, Mauriac, Giroud…
L’autre volet décliné par Stiegler fut la mise en cause du pulsionnel. La société s’effrite actuellement car elle est victime de cette dépense dans l’éphémère de l’énergie libidinale. Les individus sont pris dans le filet des affects, des désirs, de la satisfaction immédiate. L’ère de la consommation ne se réduit pas seulement à un achat d’objet. C’est aussi une dépense de libido, flinguée dans l’agitation désirante qui ne crée rien de stable mais sert à accompagner le temps, à satisfaire le désir, à « s’énerguméniser » au point de se « légumiser ». Au lieu de se cultiver. Car une autre option serait, selon Stiegler, de jouer sur la sublimation. Et là, quelques références, Freud, Marcuse. Ce qui manque aux individus, ce serait de mettre en veilleuse leurs affects et leurs pulsions temporelles pour s’impliquer dans une cause qui les dépasse, à la fois singulièrement et temporellement. Autrement dit, l’individu qui dépasse la pulsion est aussi celui qui sait s’investir dans le long terme, avec des vertus, notamment la patience, la tempérance, et souvent, trouve un engagement dans une cause qui ne sert pas uniquement sa petite personne mais le dépasse.
Cette émission fut très riche. Je n’en ai retenu que ce qui m’a paru très éclairant pour comprendre une éventuelle transition vers un monde que nos intellectuels se sont bien gardés de dessiner, n’étant pas prophètes. Comme peut l’être un très médiatique conseiller de tous et en tout que l’on ne citera pas tout en nous félicitant de son absence sur le plateau. Dernier point, souligné par Stiegler. Sa démarcation face à Alain Touraine à propos d’une société post-industrielle qui n’est pas advenue mais qui fait place, selon Stiegler et je le suis volontiers, à une société hyper-industrielle. Ce qui amène par conséquent à penser différemment les ressorts et les solutions. En résumé, et en parlant comme Montesquieu, la pulsion est le ressort d’une société agitée, bête, intempestive, dépensière, alors que la sublimation est le ressort d’une société qui tend vers la civilisation. A bon entendeur !
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