Les jeux sont-ils faits ?
Quel est le « projet d’humanité » derrière la « grande transformation digitale » en cours ? Alors qu'elle est vécue de plus en plus comme une course vers une « croissance » techno-économique débridée et sans finalité, le célèbre écrivain et musicologue italien Alessandro Baricco rappelle que la « révolution numérique » a pris naissance dans l’univers des jeux vidéo. Il invite à considérer l’essor des « nouvelles technologies » comme une « révolution mentale » voire une « revendication collective » qui auraient débouché voilà quatre décennies sur une véritable « insurrection numérique »... Contre quoi au juste et pour quoi faire ?
La « transformation digitale » du monde et sa prolifération de technologies invasives laisseraient-elle encore une place à l’humain ?
Pour Alessandro Barrico, cette « numérisation » globale engagée sans consultation ni aucune étude d’impact génère rien moins qu'une « nouvelle idée d’humanité »... Elle formate un monde « dans lequel on distingue de moins en moins la main du potier » selon l’expression de Walter Benjamin (1892-1940).
Le monde actuel en voie de liquidation serait-il sous l’emprise perpétuelle du Jeu et de gamers qui l’engageraient dans une partie sans fin ? Une partie de dupes où ils joueraient la vie de leurs congénères sur un coup de dés ? Si "Dieu ne joue pas aux dés", leur Game n'aurait-il pas aboli le hasard à leur profit exclusif, pour imposer leurs règles et leurs "solutions" ?
Jeux de guerre
Le jeu, ce n’est pas que du divertissement... Mais quand cesse-t-on d’avoir l’âge de jouer ?
Ceux qui ont connu le « monde d’avant » le numérique se rappellent d’autres jouets et d’autres interactions entre humains avant le grand chavirement des structures et des frontières mentales. Quelque chose s’est passé – qui passe par des « outils » désormais obligatoires à défaut d’être familiers à l’ensemble de l’espèce humaine : « Nous avons rendu le monde modifiable, stockable, reproductible et transférable par les marchines que nous avons inventées : elles le font très rapidement, sans erreur et à moindre coût. Personne ne s’en est aperçu : un jour quelqu’un a stocké numériquement un fragment du monde et ce fragment nous a fait basculer pour toujours dans l’ère numérique. »
On dirait bien qu’une « certaine révolution mentale » s’est donné de nouveaux jouets « adaptés à sa façon d’être au monde »... Au prix d’une nouvelle servitude volontaire ?
Sur la côte ouest américaine, durant les psychédéliques seventies, des bricoleurs de possibles « avaient en tête un monde à fuir ». Mais lequel ? Celui qui a conduit à Auschwitz ou au cauchemar climatisé ? Tout ça pour créer un autre monde de cauchemar virant au four climatique ?
Parce qu’ils trouvaient inutile de changer les mentalités des hommes, ils auraient donc changé les outils que les hommes avaient entre leurs mains pour changer leur vie : « ils n’étaient pas en train de construire une théorie sur le monde, ils instauraient une pratique de celui-ci »...
Cette mutation a commencé avec la « séquence baby-foot, flipper et le jeu vidéo Space Invaders » , créé en 1978 par l’ingénieur Tomohiro Nishikado – ce dernier « marque une rupture dans notre posture physique et mentale » pour nous mener à l’actuelle génération de têtes baissées : « un homme, un clavier, un écran »... Bref, des hommes et des femmes têtes dans l'écran...
Ainsi, « d’une certaine manière, les jeux vidéo étaient le texte déjà prêt dans lequel les pères de la révolution numérique ont lu ce qu’ils faisaient et ce qu’ils pourraient faire »... Mais quelle humanité est-elle capable, durant les « Trente Glorieuses », de jouer sur des écrans – et d’y trouver du plaisir voire un en-jeu conséquent ? N’avaient-ils alors rien de mieux à faire alors que leur demeure terrestre brûlait déjà ?
Mais une partie de la jeunesse de ce temps-là jouait à un drôle jeu de guerre, inspiré de La Guerre des étoiles (1977), consistant à éliminer des « aliens »... de leur écran... Pour Baricco, cette « insurrection numérique » a son pionnier, l’écrivain Steward Brand. Créateur du Whole Earth Catalog (le Catalogue des Ressources), Brand la théorisa comme « processus de libération et de révolte collective » - il semblerait qu'il s'agissait alors de « redistribuer les pouvoirs »...
Mais depuis la fondation d’Amazon (1993), de Google (1998), la création de l’iPhone (2007) et d’Uber, le monde s’est dissout dans sa « virtualisation ». Ses habitants sont sommés de consentir à leur « dématérialisation » - ou à leur uberisation avant leur effacement... Loin de « redistribuer le pouvoir », le « Game » a juste redistribué des possibles en mal d’actualisation pour tous. Il a créé d’immenses concentrations de pouvoir (les GAFAM, etc.) et instauré le « gouvernement par les nombres ». L’envahissement de l’espace public par les algorithmes captant tous les processus productifs voire décisionnels distille un sentiment d’impuissance voire de peur face au no future annoncé par une « uberisation » du « marché de l’emploi » et de tous les aspects de l’existence...
De l’écume de cette « insurrection numérique » a jailli un arsenal de gadgets de destruction massive dont l’envoûtement addictif commence à interpeller nombre d’experts : « C’est comme si la capacité technique avait pris le dessus sur la substance des choses. Comme si les outils numériques avaient fini par installer de puissants moteurs à l’intérieur de corps pas assez solides pour les supporter, les contrôler, les utiliser vraiment. »
En vulgarisateur amusé de ce tour de passe-passe que constitue « la virtualisation du monde », Alessandro Baricco en convient : « Si quelqu’un espérait que l’insurrection numérique produirait un monde d’égaux, dans lequel chacun serait le créateur de son propre système de valeurs, qu’il se fasse une raison : toutes les révolutions donnent naissance à des élites et attendent d’elles de savoir ce qu’elles ont fabriqué. »
Cette présumée « insurrection numérique » n'aurait-elle pas généré un surcoût et des externalités négatives, notamment en termes d’environnement, de santé publique et de perte de contrôle, de plus en plus difficiles à escamoter ? L’essai de Baricco fait l’économie d’une analyse de ces externalités-là et des enjeux cruciaux qui se précisent dans un monde voué à la reprogrammation permanente dont la complexité n’a rien d’un jeu d’enfants plus ou moins attardés : il arrive un moment où l’on joue sa peau – et elle ne se paie pas qu’en pixels...
Il arrive un moment où l’on se rend compte que l’on n’a plus que sa peau à jouer – et elle ne vaut plus assez cher, elle ne vaudra jamais assez cher pour racheter la vie qu'on vous vole... Voilà peu, il était encore temps de se demander où mène ce jeu et s’il en vaut vraiment la chandelle. Mais voilà : ce temps-là a été joué – et perdu. Irrémédiablement dé-pensé faute d'avoir pensé la fin de partie...
Alessandro Baricco, The Game, Gallimard, 378 p., 22 €
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