Les maisons d’édition, piégées, recalent les chefs d’oeuvre français
Un roman, ça se prépare. On se dit qu'en barbouillant le papier avec vigueur, exigence et constance, notre plume finira par décharger de l'honnête littérature ; et puisque les maisons d'édition sont porteuses d'une haute tradition d'intégrité littéraire, elles ne manqueront pas d'assurer la publication des œuvres les plus méritantes. C'est-à-dire la nôtre.
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Ceux qui paressent à l'ouvrage, qui se répandent en négligences, et bien leur sort ne fait pas de mystère : ils goûteront, à l'évidence, au très fignolé sens de la formule des éditeurs : « en dépit d'indéniables qualités, votre roman ne satisfait pas à la ligne éditoriale de notre maison ».
Hélas, il ne suffit pas d'être bon. Ni même excellent. En témoigne une suite de camouflets éditoriaux que d'aucuns considéreront comme un authentique scandale, d'autres comme une édifiante facétie : Victor Hugo, Duras, Maupassant et Rimbaud, auteurs illustres s'il en est, ont tout récemment essuyé de cinglantes et systématiques fins de non-recevoir. Je m'explique. Au cours du siècle dernier, les grands éditeurs reçurent sous forme de manuscrits des « chefs-d'œuvres » consacrés. Mais là n'est pas la fourberie : en vue de jeter le discrédit sur les grandes maisons, journalistes et libraires rebaptisèrent lesdits ouvrages tout en ayant recours à des pseudonymes.
Que croyez-vous qu'il arriva ? Victor Hugo déchaîna l'indifférence. Sur vingt maisons d'édition qui eurent à juger de son œuvre, on n'en trouva qu'une pour le féliciter. Le prix Goncourt de 1945 ? Récusé sans pitié. De même qu'Arthur Rimbaud, refoulé pour manque d'originalité. En 1992, Le Figaro démontra que Marguerite Duras rebutait jusqu'à son propre éditeur. De nombreux prix Goncourt, il y a peu mis à l'épreuve, connurent le même sort. Mais il y a pire : l'année dernière, Michel Houellebecq et ses « particules élémentaires », célébrés dans le monde entier, furent snobés avec panache. Mais comment s'en étonner ? Céline, Proust et Rimbaud n'avaient-ils déploré, en leurs temps, les aléas d'une édition erratique ? On se prend à rêver d'un monde où Victor Hugo serait la femme de ménage de Marc Lévy, où Maupassant ferait sa teinture à Johnny (désormais écrivain), et où Rimbaud mendierait quelques sous auprès de Grand corps malade. Qui lui donnerait des coups de canne.
On pourrait certes objecter que ce sont là des vieilleries, qu'il incombe aux écrivains de renouveler leur art, d'embrasser l'air du temps, etc... Rien n'est moins vrai. Je ne sache pas, toutefois, que les prix Goncourt du second XXème siècle se déchiffrent comme des glyphes d'un autre âge... Ils n'en furent pas moins balayés. Et quand bien même un ouvrage paraîtrait désuet au regard de sa forme, cela suffirait-il à lui ôter toute espèce d'originalité ? C'est à débattre.
Chaque année, Grasset reçoit près de cinq mille manuscrits pour n'en retenir qu'un seul. Est-ce à dire que le cortège des réprouvés soit frappé de médiocrité ? Certainement pas. Les grandes maisons répugnent à la prise de risque et ne s'y livrent qu'exceptionnellement. Parfois pour le meilleur, c'est indéniable. Mais l'essentiel de leurs décisions se fonde non point sur la qualité intrinsèque d'un écrit, mais bien davantage sur la sécurité commerciale qu'ils infèrent de celui-ci. Ainsi, en surcroît des grands manuscrits que l'Homme publia mais que l'Histoire ne retint pas, on peine à imaginer le nombre de ceux qui passèrent aux oubliettes. Aussi est-on surpris par ce propos récent du ministre de la culture, tenu devant les éditeurs réunis en assemblée, et que l'on voudrait croire dicté par les circonstances : « l'éditeur qui fait la littérature ». C'est cela, oui...
Sans en cautionner les dérives, on ne saurait pourtant vouer les grands éditeurs aux gémonies : le profit n'est-il pas la condition, sinon de la croissance, du moins de la survie de ces institutions qui entretiennent, bon an mal an, la flamme de la littérature ? Mais sans doute serait-il temps de lever le voile de l'hypocrisie : si chaleureux que soit le terme de « maison » - on se croirait presque au coin du feu - il ne reflète pas l'esprit quelque peu affairiste de tels établissements. Les Anglais, eux, ne s'y sont pas trompés : ils évoquent des « sociétés » dont l'activité, si l'on s'en réfère à la célèbre Encyclopaedia Britannica de 1911, ne sont pas autre chose qu'une « purely commercial affair ». Mais bon, ils on écrit la même chose de la Reine d'Angleterre...
Arthur Deming
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