Les mots de la Crise
Prévoir les crises politiques ou sociales relèverait de l'exploit ou de la pure spéculation. Pas si sûr !
"prévision"
On a tendance à dire et écrire que la crise politique ou sociale est par définition impossible à prévoir tout autant en ce qui concerne son déclenchement que dans ses développements. Il est exact que toute crise est un système par définition dynamique et complexe, de surcroît de nature chaotique. Pourtant, on sait théoriser la crise économique depuis des années, et on arrive à prévoir avec une acuité croissante les crises climatiques. Celles-ci ont une originalité, une particularité qui saute aux yeux : elles sont largement appréhendables via des outils d’analyse mathématique, comme des modèles et ce qu’on appelle désormais, et souvent abusivement, des algorithmes. Les crises politiques ou sociales, parce qu’elles reposent largement sur un élément humain, donc réputé imprévisible, échapperaient à cet effort de normalisation ou de quantification. Le débat serait donc clos dès ses prémisses.
Et d’ailleurs, prévoir la crise et ses développements, est-ce réellement utile ?
Cette question est intéressante. Elle est même finalement préalable : pourquoi donc s'encombrer d'un effort de théorisation alors que seules les implications pratiques sont utiles ? En somme, ne considérer que la phase de gestion de crise, notamment par l’adoption d’une batterie de mesures de résilience ou de précaution, n’est-il pas plus pertinent que tenter d’en démonter les mécanismes ? C’est là – à mon avis – une erreur.
Tout d’abord, le degré de complexité toujours croissante des crises et de ce qu’elles impliquent en termes de coût matériel et humain impose une réflexion sur ce qui peut arriver et à quel moment cela peut arriver : c’est le point de divergence entre l’émeute et la révolution par exemple.
Ensuite, les moyens disponibles lorsque l’on est en phase de crise sont par définition plus réduits et comptés qu’en situation normale et il devient vite impossible de ne pas opérer de choix dans leur répartition et leur optimisation. Il est donc impératif de disposer d’une série d’options, de variations du plan de sécurité ou de crise, toutes choses uniquement possibles si on a fait l’effort de prévision nécessaire.
Enfin, on ne peut plus se fonder sur le fameux adage « cela s’est toujours passé comme cela avant » pour imaginer et mettre en pratique des mesures efficaces de sécurisation : le déroulement des crises évolue sans cesse et présente des formes originales à chaque occurrence, et cela pour de multiples raisons. On peut citer d’évidence les progrès techniques, certes, mais aussi la volonté d’éviter la reproduction de l’échec : imaginons un instant une situation insurrectionnelle qui échoue. Eh bien il y a fort à parier que des mois ou des années plus tard, d’éventuels nouveaux insurgés éviteraient de commettre les erreurs qui ont conduit leurs devanciers à l’impasse. Il faut donc faire un effort d’adaptation – de mise à niveau – des possibilités et des ramifications de la chaîne des événements, imaginer l’échec non avenu pour en étudier les conséquences, tout cela impliquant l’utilité de la démarche d’analyse préalable.
La pertinence de la prévision de crise est donc nécessaire. Reste le point le plus compliqué : est-ce possible ? Répondre à cette question revient à s’interroger en réalité sur la possibilité de dégager des principes généraux, transposables et reproductibles à partir de situations antérieures, particulières et comparables.
Soyons logiques et reprenons tout d’abord le troisième point exposé plus haut concernant l’utilité de l’analyse des crises : postuler que la physionomie même des crises évolue, disons en fonction des progrès ou des possibilités matérielles, ne devrait-il pas nous conforter dans la certitude d’une imprévisibilité croissante ? Bien au contraire : dans cet exemple, une partie de l’équation nous est désormais connue – celle de l’évolution technique – et il est même certain que cette évolution, loin de diversifier le champ des options, le restreint. En effet, si l’on s’en tient au champ des modes de communication par exemple, le poids des réseaux sociaux est devenu tellement énorme qu’il a relégué au rang d’archaïsmes plus guère usités des modes « rustiques » (qui se souvient encore des tracts ronéotypés à l’alcool à part les plus anciens d’entre nous ?). En deux mots, on mobilisait naguère sur les ondes, ce qui poussaient les conjurés à vouloir se saisir des stations de radio, tandis qu’aujourd’hui on mobilise sur WhatsApp ou Viber, ce qui motive la coupure de l’Internet.
Mais alors, n’est-ce pas là contradictoire ? On a vu plus haut que « le déroulement des crises évolue sans cesse et présentent des formes originales » et maintenant que les « mêmes causes produisent les mêmes effets » ! C’est bien là un des paradoxes de l’analyse des crises : si leur variété va en croissant, leurs fondamentaux restent identiques, voire se simplifient. Reprenons l’exemple d’une situation insurrectionnelle qui se déroulerait à notre époque : ses chances d’aboutir sont directement liées d’une part à la capacité qu’auront les insurgés de maintenir secret leurs plans et d’autre part à leur aptitude à diffuser rapidement leurs mots d’ordre. Percez les premiers à jour par une surveillance humaine ou matérielle plus poussée et entravez la seconde et vous minimisez considérablement les chances de succès de cette entreprise.
Pourtant, cette simplification et cette nouvelle profondeur d’analyse offerte par des méthodes précises d’analyse doivent absolument s’accompagner de prudence. Il est facile en effet de dériver de la prévision à la prédiction, de la sagesse à l’incantation. En somme de tomber dans un biais de surinterprétation par la modélisation à outrance, transformant à coup sur l’analyse de crise en un système déterministe. Dans le passé, nombreux sont ceux qui ont tenté de mettre en équation les crises ou l’Histoire. Beaucoup ont été moqués et parfois discrédités, à l’image de René Thom, immense mathématicien, récipiendaire de la Médaille Fields en 1958 (excusez du peu !), et de son fameux théorème qui définissait sept modélisations possibles des catastrophes, dont il a lui-même récusé les développements par la suite (« Sociologiquement, on peut dire que cette théorie a donc fait naufrage », confiait-il à Emile Noël en 1993). Il faut avouer que ces multiples tentatives ont été plutôt caduques, mais l’erreur de bien des théoriciens aura sans doute été de tomber dans cette fameuse ornière du déterminisme et de considérer les événements comme autant d’objets individuels d’analyse en soi, alors que ce qui est important est l’étude des liens existant entre tel ou tel événement et l’évaluation statistique du faisceau ainsi tissé.
Somme toute, prévoir les crises et leurs développements est l’art de sélectionner et mettre en relief – à l’aune de ce qui a déjà été vu et étudié par ailleurs – ces liens pour en tirer une cartographie des possibles (et des risques afférents) et également les évaluer statistiquement. Au décideur, ensuite, d’opter entre telle ou telle conduite à tenir et répartir ses moyens et efforts. La prévision en matière de crise est un outil, pas une fin en soi, mais un outil utile pour peu qu’il soit bien maîtrisé.
1 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON