Les non-dits des partisans de la sortie du nucléaire
Les arguments utilisés par les anti-nucléaire reposent pour partie sur des non-dits (non-dits ne voulant pas toujours dire arguments sans valeur !). Cet article tente de les expliciter, pour en extraire les éléments propres à faire avancer le débat.
Dans le précédent débat (suite à l’article cité en référence) qui a été mené sur le nucléaire, on peut lire ce commentaire sous la signature de Stéphane Klein : "Il est intéressant de s’apercevoir avec quelle rapidité on va trouver des gens pour découvrir des défauts aux énergies renouvelables tandis qu’on oubliera bien opportunément les dangers du nucléaire et du thermique".
C’est peut-être vrai, mais cette remarque peut être retournée presque comme un gant : "Il est intéressant de s’apercevoir avec quelle rapidité on va ajouter aux défauts (réels) du nucléaire des défauts fictifs, en faisant flèche de tout bois, tandis qu’on oubliera bien opportunément les limites ou les défauts des énergies renouvelables".
Que peut-on retirer d’une revue de presse des "pour" et "contre" l’électronucléaire ? Ainsi ce tiré à part de Libé intitulé L’Aberration, qui militait voici plusieurs années pour la sortie du nucléaire. D’illustres inconnus y côtoyaient de grandes signatures, celles des Pr Albert Jacquard et Théodore Monod en particulier. Ainsi également cet article de Hubert Reeves (Le Monde du 2 avril 2002), et d’autres encore, plus récents.
A côté d’arguments très sérieux (les limites des réserves en uranium pour ne citer que cet exemple) on peut être étonné de certains des arguments, dont on ne sait trop s’il faut souhaiter qu’il s’agisse de naïveté ou de mauvaise foi. Par exemple, cet article intitulé Le Solaire : une énergie illimitée (alors que les limites, en puissance par unité de surface, en valeur totale, en caractère intermittent et en quantité d’énergie annuelle sont bien connues et depuis longtemps) ou encore le fait qu’il faille en période de canicule soit refroidir les centrales nucléaires soit les faire tourner à allure réduite. Mais il suffit de se souvenir du théorème de Carnot pour comprendre que toute machine thermodynamique (ce qu’est n’importe quelle centrale non hydraulique) se trouve en période de canicule soumise au même problème, centrale à charbon en tête. Ce problème, réel, n’a donc rien à voir avec le nucléaire. Et l’on pourrait citer d’autres arguments de la même eau.
On croit deviner, outre les arguments habituels, bien connus et souvent fondés (problème des déchets, risques de prolifération militaire, limites des réserves en uranium fissile, etc.) plusieurs "arguments non dits" (ou quasi non dits) dans le discours de ceux qui veulent sortir du nucléaire.
On peut les formuler ainsi :
- si on obtient politiquement la sortie de l’électronucléaire civil, cette technologie sera progressivement "désapprise" faute d’argent et le nucléaire militaire deviendra financièrement intenable ;
- de par la technicité requise, on ne peut pas faire l’économie des avis d’experts pour les décisions propres à cette technique. Ils ont même davantage de poids que d’habitude. Cela la rend antidémocratique. Cet argument est souvent formulé de façon un peu différente, en parlant d’une culture du secret héritée du nucléaire militaire ;
- si l’on renonce au nucléaire, les ressources en énergie disponibles pour l’humanité baisseront plus fort et plus vite, obligeant de gré ou de force Monsieur Tout-le-Monde à sortir au plus vite de cette civilisation qui nous mène dans le mur... ;
- les inconvénients du nucléaire sont tels que nous, anti-nucléaire, l’excluons quelles qu’en soient les conséquences. Nous acceptons même si nécessaire une certaine quantité d’émission de GES [Gaz à effets de serre] (sous forme par exemple de centrales à gaz à cycles combinés) pour pouvoir nous passer de centrales électronucléaires.
A supposer que cette interprétation soit bonne le premier "argument non dit est naïf. Supposons en effet que les nations "sérieuses" sortent du nucléaire. Il n’est sans doute pas impossible qu’on parvienne, dans ces conditions, à obliger les "Etats voyous" (suivant la terminologie de Georges W. Bush) à renoncer également au nucléaire, mais un jour viendra où cette technologie sera accessible aux mafias, nucléaire civil ou pas, et eux on ne parviendra pas à leur en empêcher l’accès. Ne vaut-il vaut pas mieux, à tout prendre, que les puissances "responsables" gardent une longueur d’avance sur le sujet ?
Le quatrième, à côté d’un aspect sentimental tout à fait respectable, n’est que la conséquence des trois premiers "non-dits" et des autres arguments plus explicites et mieux formulés.
Par contre les deuxième et troisième demandent un peu plus de réflexion.
Pour ce qui est du second "argument non dit", il suffit de réexaminer la qualité des réactions à l’article en référence pour se convaincre qu’il est désormais dépassé. Même si cette considération a pu avoir sa valeur dans le passé.
Reste le troisième. Nombreux maintenant sont ceux qui pensent que l’humanité est condamnée à changer de civilisation ou à périr. C’est d’ailleurs l’opinion des signataires du présent article. Et dans cette optique les décennies qui nous attendent ne sont sans doute pas gaies : contrôle autoritaire des naissances à la chinoise, rationnement de la médecine - donc médecine à deux ou plusieurs vitesses... Sans compter les scénarios de l’hypercapitalisme et de l’hyperconflit qu’envisage Jacques Attali dans son dernier ouvrage (Une brève histoire de l’avenir, Fayard éditeur). La question devient : quelle est la solution la "moins pire", du changement progressif ou du changement brutal ? Si l’on croit que c’est le changement brutal, une sortie rapide du nucléaire peut accélérer les choses et réduire les risques de ne pas sortir de l’ornière.
En tant que citoyen, nous penchons plutôt pour une sortie progressive. Une sortie rapide et brutale de notre civilisation de consommation générerait des troubles sociaux et internationaux tels que le médicament risque de tuer le malade. Le malade en question n’étant autre que l’espèce humaine dans son ensemble. Le livre récent de Jared Diamonds, Effondrements (traduction française publiée par Gallimard, NRF essais en mai 2006), montre comment des sociétés très prospères, généralement fermées, ont pu s’effondrer brutalement sous l’influence de divers facteurs, au premier rang desquels la surexploitation des ressources (et aussi la déforestation : cette dernière serait-elle plus importante avec ou sans nucléaire ?)
Dans CO2 mon amour sur France Inter, lors d’une émission diffusée en 2003, l’un des intervenants (il doit s’agir de Jean-Marie Pelt lui-même) a utilisé voici quelques années pour illustrer les difficultés de changer les comportements de groupes humains la comparaison du troupeau de bisons : "Imaginons un troupeau de bisons qui se précipite vers un précipice. Il est très difficile de lui faire changer de direction rapidement et le bison qui s’y essaierait seul serait piétiné. Il faut réussir à faire en sorte qu’ils changent tous de direction en même temps".
A tout le moins, le nucléaire semble une des conditions nécessaires à ce changement de direction ordonné. A condition bien sûr d’y associer un certain nombre de choses : information tout d’abord, puis économies d’énergie - domaine ou chacun peut s’y mettre individuellement, au moins dans nos contrées -, puis réorientation des investissements, contrôle et limitation des transports, énergies renouvelables, filière hydrogène (obtenu par électrolyse plutôt que par reforming), etc. Et à un moment où à un autre, il faudra sûrement passer à des mesures contraignantes. Mais ces dernières ne seront suivies et respectées que si une "fraction critique" de la population est convaincue de leur bien-fondé.
Il y a certainement aussi des non-dits dans les arguments de ceux qui défendent le maintien d’une industrie électronucléaire, mais ils sont les derniers à pouvoir en parler. Personne n’est lucide sur les failles de sa propre argumentation. C’est aux anti-nucléaire de les débusquer, de préférence avec la volonté d’honnêteté intellectuelle et de maîtrise des passions (ce qui ne veut pas dire absence de passion !) indispensable à l’avancement du débat.
Il est aussi ridicule de diaboliser les pro-nucléaire que de diaboliser les anti-nucléaire. Et le "mix" de gens de bonne et de mauvaise foi, d’esprits indépendants, lucides et de gens manipulés à leur insu par les divers lobbys intéressés au sujet est sans doute plus proche entre les deux factions que beaucoup ne le croient...
"Rien ne marque le jugement solide d’un homme comme de savoir choisir entre de grands inconvénients", a dit voici trois siècles le Cardinal de Retz. Sortie rapide du nucléaire civil ou utilisation de cette technologie comme outil de transition, espérons que l’homme fera les bons choix.
Et que chacun y contribuera de son mieux.
Alain et Jerôme Bondu
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