Les nouveaux ados
Vers 14 ans commence l’adolescence. Seuls comptent les pairs, les adultes sont relégués dans un autre univers. On les côtoie, on ne s’y mêle plus. Le monde change, la mode aussi, mais le tropisme « jeune » de notre société demeure, tiré par le mythe de la maîtrise de la vie et poussé par le capitalisme qui en profite pour vendre. Les nouveaux ados s’adaptent : peuvent-ils faire autrement ? C’est dans la société telle qu’elle est qu’ils doivent vivre.
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Plus les années passent et plus la musique ardente et « rebelle » des années 1970 devient « musique pour adultes » dans les bacs des grandes enseignes. Les bluettes ciné, style « La boum », se révèlent histoires roses « comtesse de Ségur ». La génération qui vient est dure, formée aux warriors intergalactiques des jeux vidéo et aux surfeurs californiens autistes qui donnent le ton des magazines. Le foot apparaît trop popu, il faut jouer en équipe ; le tennis a plus la cote en sport de tueur solitaire où il faut abattre l’autre en l’épuisant sous les coups. Pudeur et sentiments sont réservés aux amis très proches. Les filles restent longtemps à part, des « quilles à la vanille », gentilles mais sentimentales et fades. Ce n’est que par narcissisme, dans les débuts de la puberté, que les ados les « sortent », pour faire comme tout le monde, selon les canons d’Hollywood. Avant la découverte... Mais c’est une autre histoire, plus mûre.
Les nouveaux ados sont les miroirs de la société qu’on leur a faite, les éponges des comportements d’adultes. Ils sont binaires, comme les ordinateurs aux logiciels aussi bornés que les guichets de Sécurité sociale : « zavez les papiers ? Manque un dossier : vous repasserez ! ». Ils sont efficaces et précis, comme les maths à partir desquels est faite (en France) toute la sélection scolaire : « Règles mal apprises, calculs erronés, zéro ! ». La poésie, les émotions, la nuance ? Kèske sé, comme on écrit SMS ? RAB, si vous voyez ce que ça veut dire. La société n’a que faire de nuances et d’humanité : pour l’administration, vous n’êtes qu’un identifiant, qui a des droits s’il a les papiers ; pour l’ordinateur, vous n’êtes qu’un utilisateur qui sait dérouler des menus tout faits dans le bon ordre et surfer sur le Net où tout est dans tout et réciproquement ; pour « le » ministère, vous n’êtes qu’une liste de notes accumulées dans un dossier qui vous suit de Mat sup (maternelle supérieure) à Math Sup (préparation exigée pour grandes écoles). Le premier coefficient est bien sûr attribué au binaire et pas au littéraire, aux formules de maths jugées « neutres » et « non-verbales » et pas à l’expression écrite ou orale, trop « marquée socialement ».
Etonnez-vous ensuite que « l’apprentissage des relations sociales » ne s’effectue pas ! Que « les technocrates qui nous gouvernent » ne raisonnent qu’en termes de « rentabilité et de calculs » !
L’ado apprend sur le tas, en observant les autres. Veut-il porter des « marques », symbole de la réussite d’aujourd’hui ? Il met son talent à gagner de l’argent selon les bonnes règles du capitalisme. Pour cela, d’abord ne pas en perdre : pourquoi acheter CD ou DVD, quand on peut sans vergogne les télécharger dans le laisser-faire du Web ? Tombés entre les bits lorsqu’ils étaient petits, ils manient la souris et la toile comme l’araignée ses pattes. Un problème ? Un coup de mobile ou un chat sur un forum, et l’autre bout du monde envoie la solution dégottée par la débrouille. Ne pas dépenser est bien, gagner est mieux. On joue de tous ses talents selon l’idéologie libérale ambiante, version intello de "la démerde" populaire : donner un cours de tennis, dessiner une caricature, animer une soirée. Les plus malins exploitent le Net. C’est ainsi que « David », blogueur du Sud, a commencé à 14 ans à exhiber ses muscles sur son blog. Il a plu ; il s’est dit : « Bonne aubaine ! », s’est renseigné et s’est inscrit à des sites de diffusion de bandeaux publicitaires. A chaque page, « clic », la vente par correspondance ou le Casino virtuel affichent leur pop-up, remplissant la tirelire mensuelle. « David » a lassé ses copains et s’est taillé une image ambiguë. Il a donc créé un autre blog l’année de ses 15 ans pour se poser « en vrai » avec sa bande, sa copine et ses frères. « David » a parfaitement assimilé le marché et la demande ; il a parfaitement opéré la distinction entre le travail (qui prostitue l’apparence mais fait gagner de la tune) et la vie privée (celle de l’être, réservée au cercle restreint). La politique ? Il s’en fout, tous pourris. L’économie ? Ne s’apprend pas à l’école, surtout en France, mais par l’expérience. Le social ? Réservé à ses potes et aux grandes causes bien lointaines.
Plus tard, « David » se foutra de la retraite - à 60 ans - comme de l’emploi-garanti-à-vie du petit-travail-tranquille. Il quittera assistanat, protection renforcée et maternage administratif pour la Chine, ou quelque autre pays où l’aventure existe encore, où les gens ne font pas la gueule le lundi, ne se lèvent pas de leur chaise à 17h01, ne râlent pas de travailler le lundi de Pentecôte « pour les vieux ». Il travaillera 50 heures par semaine, n’aura que 3 semaines de vacances par an, pour un salaire chinois (300 euros par mois) et une retraite à la chinoise (30% au bout de 40 ans), sans Sécurité sociale autre que de base (grippe remboursée mais grippe aviaire, faut payer). C’est déjà le cas de la centaine de Français de moins de 25 ans que Patrick Delpy, Français travaillant en Chine, reçoit chaque année. Il est passé sur France-Inter hier 8 juin dans l’émission « blog à part », pour son blog « La France vue d’ailleurs » en favori sur « Fugues & fougue ».
Et voilà nos descendants : ils sont tels que nous les avons voulus, consciemment ou non. Laissés en grande partie à eux-mêmes par des parents débordés, recomposés, velléitaires ou démissionnaires. Abreuvés de culture américaine importée complaisamment depuis les années 1950 par deux générations de bobos rebelles à la franchouille. Rendus efficaces par la sélection scolaire en maths qui exige de n’être que discipliné, direct et binaire. Parfaitement intégrés à l’économie libérale qui tire profit de tout. Bornés dans l’expression par l’assèchement littéraire de l’Education nationale, réduits à leur petit univers narcissique et communautaire célébré dans leurs blogs (déjà évoqués sur "Fugues & fougue").
Vous les hédonistes, les "soixantuitards", les renverseurs de monde, vous l’avez voulu. « Interdit d’interdire » - donc plus de limites. « Dans culture il y a cul » - donc porno à tous âges. « Soyez cool » - donc aucun effort, tout est dû, personne n’est responsable. « Dans la vie faut être efficace » - donc exit le latin et le grec (inutiles), l’allemand (peu parlé), l’éducation civique (perte de temps), le service militaire (un an de perdu), le français (mieux vaut étudier le journal ou Delerm que Montaigne ou Proust). La littérature classique serait élitiste et assurerait trop « La reproduction sociale », vue par Bourdieu et les ayatollahs petit-bourgeois des IUFM. Donc « faisons chiant », comme disait Balladur à ses énarques concernant les rapports à la nation : remplacez la grammaire par Sa Linguisterie, mathématisez le langage pour en exclure toute poésie (trop bourgeoise), valorisez les calculs comme au temps de feue l’URSS, parce que non idéologiques.
Désormais, nous qui sommes nés avant ce siècle, sommes pour les nouveaux ados la « génération vieux cons ». Pas de principes ni de sentiments à attendre dans l’avenir : nous les avons formés comme ça. Ils nous le rendront comme au tennis.
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