Les nouveaux Shylock
Les nouveaux Shylock.
Le fameux deux poids deux mesures ne cesse d’exercer des ravages, et nous éloigne même de plus en plus de la réalité. Les intérêts des Juifs d’Israel (et de leur sponsor US) prévalent sur tout le reste de l’humanité, l’actualité ne cesse de nous en apporter des exemples. Mais on peut aussi confirmer cette constatation par l’examen d’une œuvre littéraire, Le Marchand de Venise, de Shakespeare (1596) : la façon dont elle est reçue est complètement parasitée par la présence, parmi les personnages, du juif Shylock ; en effet, le souci de mettre les Juifs en avant et de les exonérer de toute critique empêche de répondre correctement à ces deux questions : qui est le protagoniste de la pièce ? quel est l’enjeu de la pièce ? Pourtant, la présence dans l’histoire d’une certaine livre de chair humaine ne devrait pas laisser de doute.
Quand on pense au Marchand de Venise, on pense automatiquement à Shylock ; mais le marchand de Venise, ce n’est pas lui : Shylock n’est pas marchand, mais usurier. Le marchand, c’est Antonio, qui envoie ses vaisseaux acquérir des marchandises sur toutes les mers. Cela n’empêche pas Wikipédia d’affirmer, dans la notice sur la version filmée de la pièce par Michael Radford (2004) : « le juif Shylock apparaît comme le personnage principal du film, tout comme dans la pièce » - l’ajout « tout comme dans la pièce » étant une façon de légitimer la première affirmation, qui n’est qu’une appréciation subjective ; en fait, la pièce nous montre le contraire : elle s’ouvre sur le personnage d’Antonio et se clôt sur lui, et repose tout entière sur le sort qui lui est réservé.
Il faut ici rappeler les éléments de la pièce : le jeune Bassanio, amoureux de la riche héritière de Belmont, Portia, a besoin d’argent pour pouvoir se présenter dignement à elle ; il demande donc 3000 ducats à son ami Antonio ; celui-ci, qui a engagé tout son capital dans ses vaisseaux, doit demander un prêt à Shylock, malgré son mépris pour les activités d’usurier de ce dernier. Shylock accepte à une condition : Antonio devra signer un billet prévoyant que, si l’argent n’est pas remboursé dans le délai exact de trois mois, il donnera comme indemnité à Shylock une livre de sa chair. Or, au bout de trois mois, les vaisseaux d’Antonio sont donnés pour perdus corps et biens, et Shylock, rejetant les offres de paiement qu’on lui fait, réclame en justice sa livre de chair. Bassanio vient d’épouser Portia qui, apprenant la terrible situation de l’ami de son mari, se déguise en clerc et propose au tribunal son arbitrage : oui, Venise doit respecter ses lois, gage de sa prospérité économique ; mais Shylock n’a droit qu ‘à une livre de chair, pas un milligramme en plus ou en moins, et seulement de la chair, pas une goutte de sang. Shylock, comprenant l’impossibilité de la chose, veut retirer sa demande et accepter l’argent. Mais il est alors condamné pour avoir voulu attenter à la vie d’un citoyen de Venise et doit, pour avoir la vie sauve, se convertir. Antonio et Bassanio rentrent alors tous deux à Belmont où Portia leur révèle l’identité du clerc.
Quel est donc l’enjeu de la pièce ? Selon Wikipédia, « Shylock est le seul personnage dont les desseins n’ont pas été atteints » : il n’a pas récupéré ses ducats et se retrouve seul, renié par ses (ex-)coreligionnaires. Mais cela ne constitue nullement un enjeu ; pour l’affirmer, il faudrait laisser de côté l’essentiel de la pièce, comme on le fait lorsque, par exemple, on considère l’histoire de Portia (personnage qui assure l’unité de l’action dramatique) comme un hors d’œuvre inutile ! On présente alors Shylock comme un personnage tragique, en oubliant toutes les scènes comiques que comporte son rôle (notamment celle, moliéresque, où il met en parallèle « ma fille ! », enlevée et épousée par un chrétien, et « mes ducats ! »), pour ne retenir que le fameux monologue où il demande : ne sommes-nous pas des hommes, comme les chrétiens, n’avons-nous pas des bras et des jambes comme eux, ne saignons-nous pas quand on nous blesse ? Mais au lieu d’aboutir à des réflexions humanistes, il conclut : donc, si on nous lèse, nous devons nous venger, tout comme eux. Curieusement, d’ailleurs, alors qu’on nous met en garde contre les éléments racistes concernant le juif Shylock, personne n’a songé à se scandaliser de l’image grotesque que la pièce donne des Arabo-musulmans, dans la personne du chef mauritanien venu demander la main de Portia – ce qui confirme que les protestations contre l’anti- « sémitisme » (terme honteusement confisqué par les juifs, qui ne constituent qu’une petite partie des sémites), servent en fait à valider tous les autres préjugés racistes.
En réalité, l’enjeu, présent dans toute la pièce, c’est « la tristesse d’Antonio », sur laquelle on s’interroge dès le début. Pourquoi donc est-il triste ? parce qu’il est amoureux de Bassanio. (Ce fil « gayfriendly » devrait assurer à la pièce un accueil bienveillant, mais on n’ose pas trop, semble-t-il, l’exploiter, de peur d’affaiblir le fil juif). C’est pour lui prouver cet amour qu’il accepte de mettre en jeu une livre de sa chair, et de la donner effectivement à Shylock au cours du procès, pourvu que Bassanio vienne assister à son sacrifice. Il est alors tout près d’« atteindre ses desseins », car, après le succès du faux clerc, Bassanio, en acceptant de lui offrir, en remerciement, la bague que Portia lui avait donnée et fait jurer de toujours conserver, met son amitié pour Antonio au-dessus de son amour pour Portia. Mais, de retour à Belmont, Portia et Bassanio se retirent dans la chambre nuptiale, et Antonio se retrouve de nouveau seul : il est le seul personnage tragique d’un bout à l’autre de la pièce, au point d’acquérir, lorsqu’on l’attache pour que Shylock découpe sa livre de chair, une stature christique.
Pour les tenants du politiquement correct et de l’exceptionnalité des juifs, Le Marchand de Venise est donc une pièce à prendre avec des pincettes : on ne l’a pas encore effacée (« cancellée »), sans doute parce qu’elle présente avec Shylock une belle occasion de victimisation ; mais la logique de la pièce ne va pas dans ce sens, aussi faut-il prendre soin de la recadrer, et c’est ce que fait la longue introduction du film de Radford : on nous rappelle, sur un fond de musique juive, que les juifs à Venise étaient victimes de toutes sortes d’avanies (port d’un chapeau rouge, fermeture des portes du ghetto au coucher du soleil...) ; on nous montre des scènes de quasi pogroms, et on met en avant une grande croix transportée sur une barque par des moines (Inquisition !) comme le symbole du Mal, par opposition au climat de bonhomie et de convivialité des réunions dans la synagogue.
Mais tout cela ne peut pas faire oublier la pièce réelle, avec la cruauté monstrueuse de Shylock qui est, tout au long de l’action, mu par la haine des chrétiens et en particulier d’Antonio, et cet objet central, omniprésent, qu’est la livre de chair humaine. Radford, pourtant si bienveillant envers Shylock, ne peut pas s’empêcher de le montrer aiguisant, pendant le procès, un grand coutelas, car on ne peut pas évacuer cette cruauté de la mise en scène si on ne veut pas que toute la pièce tombe à plat.
Est-il nécessaire d’insister sur la résonance de cette livre de chair dans le contexte du génocide de Gaza, puis de la Cisjordanie, puis du Liban (à qui le tour) ? Combien de livres de chair (on n’ose écrire de tonnes de chair, pour ne pas risquer de tomber de l’horreur dans un grotesque macabre) faudra-t-il aux Shylock d’aujourd’hui pour les satisfaire ? Aujourd’hui, ne serait-il pas pertinent, pour suivre le parti-pris adopté par Radford, avant de parler d’un film montrant des juifs sous un jour favorable, de commencer par une introduction de « recadrage », résumant l’histoire de l’élimination des Palestiniens de la Palestine (devenue Israel), et montrant des images des massacres de Gaza ?
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