Les otages veulent des trains qui arrivent à l’heure
Dans les années quarante, des gens, rétifs à l’amitié franco-allemande, étaient sélectionnés comme otages (à Drancy, par exemple) puis profitaient de voyages gratuits dans des trains qui partaient en Europe Centrale. Dans les années soixante dix, il est arrivé aux passagers des compagnies aériennes d’être pris comme otages par mouvements revendicatifs, palestiniens, par exemple, voire prolétariens ou prétendus tels. Depuis les années quatre-vingt, et spécialement après les fameuses affaires des otages américains en Iran et des otages français au Liban, les usagers des transports en commun franciliens ont revendiqué pour eux-mêmes le titre d’otages.
On ne sait plus si on doit cette innovation sémantique à une presse résolument réactionnaire ou à une presse complaisante envers ses lecteurs, supposés excédés par leurs problèmes de transports.
Interrogé par la radio, un « p’tit gars qui n’en veut », informaticien vivant à Paris, mais exerçant son art dans la « technopole » (disait le journaliste) de Cergy (« Ma p’ite banlieue pourrie »), déclarait que, s’il lui prenait l’idée ou l’envie de faire grève, son entreprise n’hésiterait pas à délocaliser. C’est peut-être exagérer un peu ses capacités de troubler l’ordre social. Mais on ne sait pas bien s’il désapprouvait farouchement le mouvement social qui allait perturber les déplacements de populations laborieuses ; ou s’il regrettait plus simplement de ne pouvoir pas faire grève, ce luxe des fonctionnaires et assimilés qui n’est pas à la portée des jeunes travailleurs diplômés de la nouvelle économie. On ne sait pas non plus pour qui il éprouvait le plus de rancœur : pour les grévistes dont l’action allait peut-être aggraver son temps de déplacement (tout au moins diminuer son confort, puisqu’il serait sans doute contraint de voyager debout) ; ou pour ses managers (soucieux d’une autre action, celle-ci cotée en bourse) qu’il disait capables de « démanager » son entreprise dans un pays « moins troublant culturel » ou « moins culturellement troublant ». Et on se demande de qui il se sent le plus otage : de ceux qui allaient ralentir ses déplacements le lendemain ; ou de ceux qui menaçaient, selon lui, de déplacer son entreprise, moins ses managers que les investisseurs dont ils sont les serviteurs parfois zélés.
Mais il aurait pu considérer aussi qu’il ne s’agit dans l’un et l’autre cas que de rapports de force, plus précisément de pouvoirs de nuisance et de rétention. Les uns, en refusant ici leur investissement financier, en le déplaçant ailleurs, sont en mesure de détruire une entreprise. Les autres, en refusant de s’investir dans le travail pendant quelques heures, sont en mesure de bloquer les transports et de gâcher une belle journée de travail. En outre, les uns et les autres bénéficient d’une certaine tranquillité : sécurité de l’emploi pour les grévistes des « services publics » ; garantie d’une rentabilité à deux chiffres pour les investissements, puisque c’est aujourd’hui le dogme de l’idéologie libérale.
Ces pouvoirs de nuisance et de rétention sont à l’œuvre tous les jours dans les grandes entreprises. Et, quand ils n’ont pas réussi dans les affaires (« Plonger et réussir », disait Tapie. « Réussir et plonger », lui rétorquait Desproges), les jeunes travailleurs diplômés de la nouvelle économie donnent l’apparence d’un prolétariat (voire d’un sous-prolétariat) instruit, certes, mais très contemporain.
Les transports ferroviaires ne sont que rarement des transports amoureux. Mais parfois les grèves étaient l’occasion de rencontres fortuites. Je vous parle d’un temps que les moins de trente ans ne peuvent pas connaître. « Moi, je suis de la race ferroviaire qui regarde passer les vaches » (Léo Ferré. Il n’y a plus rien. 1974).
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