Les perspectives du mensonge (petit essai d’étymologie politique)
Le paradis est pavé de mauvaises intentions.

« Les promesses n’engagent que ceux qui y croient », avait énoncé dans sa grande sagesse un élu de notre patrie bien-aimée qui avait le cœur d’un publicitaire et le charme d’un escroc. Le sourire, promesse en lui-même, n’augure aujourd’hui que d’un avenir sombre où l’imagination des enfants et la créativité des adultes se voient contraintes de s’effacer, qu’écris-je !, de disparaitre, pour laisser place à la rapacité arrogante des courtiers. « A votre service » est certainement la formule que vous lirez le plus de toute votre existence. A une époque où les mariages duraient toute une vie parce que les conjoints préféraient s’aveugler sur leurs infidélités réciproques, l’affichage global d’une telle bienveillance aurait paru suspect. De la même manière que les sourds sont devenus des malentendants, on appelle ça aujourd’hui « post-vérité », et non plus mensonge. En atténuant la formulation sont ouvertes de glorieuses perspectives.
Avez-vous déjà ouvert vos yeux ? Avez-vous déjà pensé que ce vous voyez à l’instant est faux ? Avez-vous déjà douté de la véracité de ce que vous observez ? Non, bien sûr. Si vous en doutiez, toute votre capacité d’agir serait paralysée et vous resteriez là immobile à attendre que quelque chose vienne vous séparer du monde dans lequel vous avez été jeté, comme un clandestin le boulet au pied par-dessus bord en plein milieu de la mer.
Un œil ouvert ne communique pas une perception mais une perspective. Il n’observe pas le passé, ni même le présent, mais le futur. Ce qui vient à votre cervelle vous dire qu’il existe est un passé, mais votre cervelle l’interprète comme du futur parce que ce qu’observe votre œil est en mouvement. En conséquence, dire du réel qu’il est le territoire de l’action est faux ; il est le domaine de la réaction, et cette réaction sera d’autant plus en lien avec les objectifs du sujet qu’elle fera l’objet d’une réflexion, c’est-à-dire d’une projection vers le passé. La plus courte est la projection, le plus court est l’objectif. Si vous êtes déjà tombé amoureux, vous savez que ce n’est pas le présent que vous avez envisagé, mais le futur, lointain et heureux, qui projette une harmonie suffisamment forte pour vous faire oublier l’angoisse de votre propre mort. Et ce futur ne peut se faire qu’avec la perception qui se présente devant vous, perception, comme je l’écrivais en début de paragraphe, qui n’est en fait qu’une perspective. Si cette perspective s’avérait fausse, vous auriez le cœur brisé. Imaginez simplement que le tournevis que vous voyez devant vous, qui était en métal lorsque vous l’avez acquis, est en carton et que le moindre contact avec une vis le fera se tordre et se déchirer. Retenez ce raisonnement, et pensez à un homme politique qui vous sourit et vous promet des lendemains meilleurs. Vous avez compris où je veux en venir.
Perception et perspective sont les fondements de l’identité (de l’indo-européen « weyd », on peut extraire le grec « eidos », la forme, le français « idée » qui renvoie aussi à une forme quand bien même les idéalistes semblent pécher par excès de fond, et de là l’identité, l’idole, l’idiotie, tous concepts sans autre lien que de ne se rapporter à cette racine dont le défaut est de nous montrer à quel point nous sommes prisonniers de notre animalité). On peut avancer toute une vie les yeux fermés, sans ayant jamais défendu la moindre idée ou la moindre identité, se contentant de se battre pour sa survie dans un monde sans règle autre que celle du plus fort. Cela peut se vivre à une échelle individuelle, mais à l’échelle collective, abandonner la perspective ne peut mener qu’à l’impasse ultime induite par le langage : le mensonge. Pas le mensonge de l’imagination fertile, qui n’est d’ailleurs pas un mensonge, mais une hypothèse qui pousse au jeu, à l’expérimentation, à la relation. Non, il s’agit du mensonge qui consiste à sourire gentiment en disant à Mme Le Pen qu’elle est extrémiste, avant de balancer au G20 que les femmes africaines feraient mieux de se retenir.
Alors que les faits s’effacent devant les émotions dans le discours public, que la conception romantique des relations de couple pousse les émotions à prendre l’ascendant sur les faits, le mensonge s’installe et les perspectives rétrécissent. Le mensonge est une affaire de langage, il s’énonce, il ne se voit pas et peut d’autant plus passer inaperçu qu’il n’a pas de forme matérielle, on pourrait même dire que le mensonge, par son abstraction, n’est pas susceptible d’une critique morale. Mais comme les briques qui s’agglomèrent pour former une maison, il s’accumule lui aussi, et peut même devenir une richesse. Le mensonge créé dans le passé devient référence pour le futur, et à l’aide de cette pierre, vous bâtirez mille autres mensonges qui risquent de mettre à mal la compétence même de l’espèce humaine pour se maintenir, compétence développée sur la présomption que ce qui est vu est la vérité.
A l’ère de la communication dématérialisée tous azimuts, celle qui concentre toutes les attentions au détriment des savoir-faire communs les plus utiles, communication dépourvue de forme autre que celle de signes affichés sur un écran qui n’est souvent plus du papier, vous pouvez vous faire agresser dans la rue, cet endroit type de « l’authenticité » revendiquée par ceux qui se sentent pauvres quelque part, pour un « mauvais regard ». Le mensonge s’est dissimulé sous les aspects attrayants du service, monétisé ou non. Le « pauvre » comprend que le système tel qu’il se développe depuis l’avènement des médias, imprimerie inclue, représente une menace. Tout ce qui lui parvient à l’œil lui semble faux. Or, le « pauvre » n’a pas de forme (en aparté : le fantôme, l’être imaginaire dépourvu de vie et de ce fait le plus pauvre de tous, est généralement représenté sous l’aspect le plus vague possible ; le passage d’une émeute qui ne laisse que désolation urbaine s’apparente à un tourbillon de fantômes dévastant une chambre d’enfant). Le « pauvre » n’a pas d’idées. Le « pauvre » n’a pas de perspective. Le « pauvre » n’est pas une perspective, à un moment près. Quand il s’agit de promettre pour gagner son siège.
La société est de plus en plus "riche". La croissance arrive, parfois elle repart ; au printemps toujours elle reviendra. Les profits continueront à s’accumuler, pas par la faute du capitalisme ou de quelque complot, mais parce que nous échangeons nos talents contre de la monnaie, même quand nous agissons avec les meilleures intentions. Tout le monde se rendra service dans la bonne humeur. Pendant ce temps, le chômeur aura perdu ses droits, le petit entrepreneur payé 19 euros de taxes sur les 85 qu’il aura négociés en échange de son travail, les enfants auront fini leur journée d’école, les vieillards auront connu la seule vérité.
Il fait bon vivre dans un monde qui change lentement.
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