Les premiers de cordée et les derniers de portée
Les premiers de cordée et les derniers de portée
On a retenu l’excellente expression des « premiers de cordée » utilisée par un virtuose de la communication politique. Expression qui est une reprise habile de l’argumentaire du « ruissellement ». Puisque la théorie du même nom avait fini par être sérieusement ébranlée, et qu’il fallait lui donner un coup de badigeon.
Les « premiers de cordée » font penser aux derniers de portée dans le monde animal. Pourquoi cette association d’idées ? Probablement parce les uns et les autres sont présentés ou perçus comme se trouvant dans une situation « naturelle ».
On connaît à ce sujet la théorie de la sélection « naturelle » : un mécanisme existerait à l’état naturel qui expliquerait, entre autres, le succès (reproductif) des individus à l’intérieur d’une même espèce.
Ceux qui n’ont lu ni Darwin, ni Aristote (ni quelques autres), constatent empiriquement que dans les espèces animales, les uns survivent (parce qu’ils sont les plus forts, parce que la nature leur a fourni de la nourriture au moment propice), et que les autres (les derniers de portée) sont voués à la mort (sauf si un éthologue ou un écologiste passant par là les recueillent en perturbant ce faisant le jeu de la sélection naturelle).
Dans la société des humains il est tentant de croire, donc de faire accroire, que cette théorie joue pareillement :
Si un individu a préféré apprendre à lire et à écrire aux enfants en gagnant peu, plutôt que spéculer en gagnant mille fois plus que les professeurs des écoles, tant pis pour lui. Si les jeunes de milieux défavorisés ne réussissent pas à l’université, pourquoi continuer à les y admettre ? Si l’un a réussi, c’est qu’il a des qualités et il mérite le respect. Si un autre se trouve dans le ruisseau, c’est qu’il n’avait ni don, ni aptitude. Et il est « naturel » ou « normal » qu’il continue à y croupir.
Ce qui est escamoté chez les tenants de cette idéologie (c’est une idéologie), c’est que les hommes disposent, contrairement aux animaux et aux plantes, d’un outil pour contrarier le jeu « naturel » de la « sélection naturelle » : la loi qu’ils peuvent fabriquer.
Lacordaire le rappelait d’ailleurs dans sa formule célèbre : « entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime, et la loi qui affranchit. »
Certes la loi est élaborée en ce moment pour et par les « premiers de cordée » … (en tous cas ceux qui s’en donnent le titre). Mais non « naturellement ». Mais par l’effet de la mise en œuvre raisonnée (et non « naturelle ») de connaissances scientifiques et de « trucs ».
De leur côté les « derniers de portée » des sociétés humaines, n’ont pas la résignation « naturelle » des animaux et des plantes.
Il est donc nécessaire pour les « premiers de cordée » de provoquer (de manière non naturelle) cette résignation chez les « derniers de portée ».
Ce qui (a défaut de la mise en place d’un système de consommation forcée d’anxiolytiques à imaginer, qui coûterait probablement moins cher) est fait à grande échelle : - colossaux investissements dans les techniques de manipulation de l’opinion ; - argumentaires calibrés des dirigeants politiques (- surtout ceux qui ont appris , là où il se pratique, l’art de la l’« equity story »-) incluant le mensonge sur des faits ; - techniques utilisées par les médias, spécialement dans le choix des thèmes traités, leur présentation (souvent « chargée ») des faits et l’explication que leurs « spécialistes » et autres préposés à ce genre de tâche, donnent aux citoyens sur ce que ces derniers « doivent en retenir ».
Conclusion ?
Ceux qui dans le monde politique sont plutôt dans la philosophie de Lacordaire et moins ou pas dans la théorie de la sélection naturelle et dans l’idéologie des « premiers de cordée », ont quelques difficultés à remonter la pente.
Surtout que lorsqu’ils critiquent une mesure technique prise (après une autre, dont l’ensemble s’inscrit dans la pratique de l’idéologie ci-dessus), pour et/ou par les « premiers de cordée », c’est trop tard. Puisque la mesure (à laquelle ils n’ont d’ailleurs pas pu s’opposer puisqu’ils sont minoritaires au sein des assemblées parlementaires, quand ils ont réussi à s’y faire élire) a été prise. Et c’est inutile car les techniques de manipulation ont permis de la faire supporter, voire, de la faire admettre comme légitime par le plus grand nombre.
Peut-être la question se pose-t-elle alors à notre époque de lancer le débat politique sur un terrain (quasi) philosophique (pour faire sortir ce dernier de ses actuelles limites). (1)
Marcel-M. MONIN
M. de conf. hon. des universités.
(1) Avec, dans ce débat, l’inévitable prise en considération que les manipulations (non naturelles et qu’il convient d’analyser et de faire connaître) subies par l’Homme, ont des conséquences mécaniques sur les réactions de ce dernier comme citoyen.
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