Les profs doivent-ils obéir ?

Que les conservateurs se rassurent, cette interrogation n’est pas destinée à mettre le feu à la société. Elle est née du couac qui, après avoir déclaré facultative la lecture de la dernière lettre de Guy Môquet à ses parents, l’a rendue obligatoire pour les enseignants.
Je me garderai bien de me prononcer sur la personnalité de Guy Môquet, fusillé à l’âge de 17 ans par les Allemands le 22 octobre 1941 à Chateaubriant. Sa mort a fait de lui un jeune héros et je rejoins assez Gilles Perrault dans son analyse. Guy Môquet a été arrêté à Paris le 13 octobre 1940. Son père était député communiste et lui-même appartenait à ce parti. Celui-ci ne s’est lancé résolument dans la résistance qu’au mois de juin 1941 après le déclenchement des hostilités entre l’Allemagne nazie et l’URSS. Lors de son arrestation, Guy Môquet distribuait d’ailleurs des tracts n’appelant pas à résister mais dénonçant "le caractère impérialiste de la guerre". Toutefois, Gilles Perrault, en admettant ces données de fait, considère qu’on n’a plus à discriminer et que Guy Môquet, jeune fusillé communiste, appartient à la cohorte des glorieux. Pourquoi pas ? Il serait indécent, à l’abri, si longtemps après, de passer au crible le destin tragique et courageux de ceux qui ont affronté une Histoire bouleversante.
Guy Môquet, soit. C’est lui que le candidat Sarkozy puis le président de la République ont élu. C’est sa lettre qui, chaque 22 octobre, devra être lue obligatoirement par les professeurs à leurs élèves.
Henri Guaino s’est permis, sur France Info, de traiter de manière infiniment cavalière, pour ne pas dire méprisante, les enseignants qui exercent un métier à la fois prestigieux et déclassé (Le Monde). En substance, les professeurs sont là pour obéir, ils doivent appliquer les directives de l’Education nationale, silence dans les rangs, un point c’est tout. Le conseiller spécial (est-il toujours spécial ?) du président de la République se persuade que la plupart, dans leur loyauté, respecteront l’injonction de lecture en rappelant que les "profs", après tout, ne pratiquent pas une profession libérale. J’avoue être choqué par cette désinvolture intimidante qui prend les enseignants pour des enfants qu’on mettra au coin s’ils n’obtempèrent pas. Qu’un haut conseiller du président s’autorise de tels propos avec la volonté affirmée de manifester le peu de cas qu’il fait de la liberté et de l’intelligence des professeurs me fait craindre le pire. J’y vois sans doute déjà la trace de frustrations personnelles. Quoi qu’on pense d’eux collectivement, on ne traite pas les éducateurs sur ce ton. C’est vouloir saper par avance la considération qui leur est due et ruiner une légitimité déjà quotidiennement mise à mal dans beaucoup de lycées et de collèges. Comment s’étonner demain de la désobéissance, violente parfois, à leur encontre, avec ce décret sommaire d’obéissance qui leur est signifié et qui les infantilise ? On les dépouille d’une autorité dont par ailleurs ils ne feraient pas assez preuve dans les classes. La République affaiblit le métier républicain par excellence et se tire une balle dans l’esprit.
Les professeurs doivent-ils obéir ? Doivent-ils courber l’esprit devant toutes les obligations qu’on fait peser sur eux ? Tout doit-il être mis au même plan dans la démarche de l’Etat ? Convient-il, pour des enseignants, de ne jamais avoir à s’interroger sur la nature de ce qu’on leur ordonne d’enseigner, de lire, de transmettre ?
La cousine de Guy Môquet, Michelle Bouhours, âgée de 76 ans, déclare que "la lecture de sa lettre ne doit pas être imposée" (Le Parisien). Avant même d’examiner l’opportunité du facultatif ou de l’obligatoire, il me semble qu’il serait nécessaire de juger le fond même de la démarche de l’Etat. Que ce dernier ait évidemment le souci et la charge de diffuser dans tous les établissements scolaires et pour l’ensemble des enseignants un contenu pédagogique unifié et cohérent, indiscutable et à respecter, me paraît une évidence. C’est ce qui nourrit la substance même de l’enseignement, dans toutes les matières concernées. En ce sens, un professeur qui oserait refuser la loi commune serait à blâmer, à sanctionner. Il défierait des prescriptions que l’Etat a pour mission d’édicter.
Mais pour la lecture de la dernière lettre de Guy Môquet, nous ne sommes plus dans ce cadre. Il s’agit d’une vision éthique, historique, mémorielle que les pouvoirs publics ont décidé de propager et de rendre obligatoire. Cette contrainte résulte d’un dessein présidentiel qui a choisi de généraliser sa sympathie citoyenne sans se soucier des aléas de l’Histoire et de l’autonomie des professeurs. Difficile en effet de soutenir que ceux-ci seraient tenus, comme pour le pédagogique, au respect de toutes les sollicitations à la fois subjectives et politiques d’un Etat dont on peut sérieusement se demander s’il est fondé à les imposer et donc à en exiger l’application une fois par an. C’est prendre le risque grave de poser une chape uniforme sur la conscience et la culture de chacun.
Je ne suis pas sûr que ce rituel scolaire célébré par beaucoup dans notre démocratie - même si d’excellents historiens, comme par exemple Jean-Pierre Azéma, dénoncent "cette caporalisation mémorielle et le dirigisme" envers les enseignants -, ne soit pas lourd de menaces pour l’avenir. L’ordre donné par un Etat à des fonctionnaires dont l’obéissance, l’absence d’esprit critique sont désirées, sur des sujets qui ne relèvent pas du champ strict de la compétence du premier ni des devoirs des seconds laisse imaginer ce que pourrait devenir une telle pratique sous d’autres cieux politiques.
L’Etat généreux mais qui se mêle de ce qui ne le regarde pas, devrait prendre garde à ce que ce mélange détonant pourrait entraîner comme catastrophe démocratique si nous nous laissions aller. Nous ne sommes à l’abri de rien. Des fonctionnaires tristement passifs, un Etat omniprésent et impérieux, demain, pour de mauvaises causes : le totalitarisme serait à craindre.
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