Les racines de l’islamophobie
Phénomène à la fois récent et très ancien, l’islamophobie, que l’on peut définir comme le rejet catégorique de toute forme de manifestation de l’islam, sur le plan cultuel, culturel ou sur le plan plus large de l’Histoire, a connu ces dernières années un regain assez « inquiétant » dans le monde occidental, pour reprendre les termes de Louise Arbour, la Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme. Nous tâcherons d’analyser brièvement les fondements de ce sentiment et les causes de sa résurgence, notamment en Europe.
Une véritable intégration de la communauté musulmane au
niveau national et européen ne sera possible que par la reconnaissance et
l’acceptation de l’islam en tant que religion, culture, histoire et
civilisation. Sans cette reconnaissance légitime d’une “identité” musulmane qui
soit ouverte sur la société, mais aussi sur l’humanité, il n’est pas possible de
parler d’insertion politique et économique des citoyens musulmans ou
d’envisager un quelconque épanouissement social de leur condition.
Il serait temps d’enterrer définitivement l’assimilation
comme volonté politique de négation et d’uniformisation culturelle de toutes
les composantes d’une communauté nationale. Cette politique est vouée à l’échec
car elle génère une violence structurelle et psychologique de rejet et
d’exclusion sur des catégories de citoyens, destinée à ne produire elle-même
qu’une réaction de violence.
Le multiculturalisme est la seule voie qui nous permettra de
sortir de cette impasse assimilationniste, de créer du lien social et de forger
une nouvelle identité nationale collective de type humaniste qui puisse
rassembler l’ensemble des citoyens sans nier leurs différences culturelles.
Les racines du mal
L’islamophobie qui vient de surgir dans le monde occidental,
pour sa part, est loin d’être un phénomène récent et se révèle être en fait
l’expression d’un ostracisme et d’une construction collective inconsciente qui
resurgirait périodiquement et dont l’élaboration, selon des modalités diverses,
ne date pas d’hier. Cette islamophobie se serait ainsi manifestée,
historiquement, par une occultation et un rejet de l’apport islamique à la
civilisation européenne. Directeur d’études au CNRS, Alain de Libera a analysé
ce double aspect de la négation (occultation/rejet) comme convergent dans la vision
européenne de l’islam, mais distincts dans le temps. “En fait, l’occultation
proprement dite est un phénomène très contemporain, et ce qui l’a précédé
historiquement (la période andalouse) n’est pas un oubli, mais un rejet
conscient et décidé. Il est inutile d’insister ici sur le déficit scolaire de
la société française par rapport à l’islam médiéval (...) Cette impasse
scolaire n’est pas la cause, mais l’effet de l’amnésie. Car il faut bien
distinguer, d’une part, ce que l’Occident chrétien a connu et rejeté
méthodiquement et, d’autre part, ce qu’il n’a pas (ou peu) connu et n’est
toujours pas prêt à découvrir*.”
Au-delà d’un simple rejet, il s’agit bien ici d’une démarche
historique orientée idéologiquement et fondatrice d’une certaine “conscience”
européenne. Une démarche perpétuée et alimentée par toute une classe
d’intellectuels et d’historiens européens qui débute avec Pétrarque et se
poursuit avec Condillac, en passant par Renan et Pirenne, jusqu’à Lévy-Strauss
lui-même. “Le rejet est un fait, quelque chose qui a eu lieu et a si
profondément imprégné nos mentalités que l’identité européenne s’est bâtie sur
lui... C’est ce rejet qu’il faut considérer ou plutôt débusquer*”. Et de Libera
de préciser que “les deux moments mythiques de la première construction
européenne, disons de sa fondation culturelle - la Renaissance et les
Lumières - ont un point commun : la haine de l’Orient et l’arabophobie*”.
Mais cette méfiance antagoniste de l’Occident vis-à-vis de
l’islam semble avoir pris, pour des raisons historiques évidentes, une tournure
particulière en France. Professeur d’histoire à l’université de Provence,
Jean-Louis Triaud défend cette idée. S’il s’accorde à penser “que depuis la
chute du communisme soviétique, le seul adversaire planétaire que se reconnaissent
habituellement les médias occidentaux se trouve dans le monde arabo-musulman”,
que les “identités européennes sont fondées sur un rejet de l’islam plus
largement non dit et non avoué qu’on ne le croit” et que “cet inconscient
anti-islamique pèse sur notre représentation du monde*”.
Jean-Louis Triaud est pourtant formel : “il existe une peur
française de l’islam”. “Il y a une dimension anti-islamique construite et
récurrente dans la pensée occidentale, et notamment française, qui mérite étude
et examen. En dépit de l’existence d’auteurs et de périodes qui montrent de
l’intérêt et de la sympathie pour le monde musulman, il y a une forte
continuité dans la vision négative et la crainte de l’islam - cet Autre
proche - telle qu’elle a été nourrie par les conquêtes arabes et turques, les
croisades, la Reconquista, les conquêtes coloniales, la guerre d’Algérie, puis
l’immigration*.”
Dès lors, si l’on passe un instant sur l’origine religieuse,
plus catholique que protestante, d’un anathème nourrie par plusieurs siècles
d’affrontements islamo-chrétiens, comment expliquer cette “spécificité”
française ? Réponse de l’historien : “l’hostilité à l’égard de l’islam, en
France, prend aussi ses racines - et cela est bien moins identifié - dans
l’héritage direct de la Révolution et de la République, dans l’esprit qui a
accompagné la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Les laïcs, républicains et
radicaux, qui ont mené une lutte acharné contre l’Eglise catholique dénoncée
comme obscurantiste, féodale et autoritaire, et qui ont été en même temps, l’un
des principaux fers de lance de la colonisation française, ont cru retrouvé de
l’autre côté de la Méditerranée, le même adversaire, sous des traits cette
fois islamiques*.”
On saisit mieux, sous ce nouvel éclairage, la violence
verbale
et morale d’un Renan qui pouvait déclarer au cours d’une
conférence :
“Pour la raison humaine, l’islamisme n’a été que nuisible
(...),
la chaîne la plus lourde que l’humanité ait jamais portée”,
pour finalement conclure, “la regénération des pays
musulmans
ne se fera pas par l’islam, elle se fera par
l’affaiblissement de
l’islam”.
De l’islamisme à l’intégrisme
Aujourd’hui, le phénomène s’est déplacé du terrain
historique de l’orientalisme au terrain politique de l’islamologie. Depuis la
révolution iranienne de 1978, une série de concepts devant nous rendre compte
du fait islamique et nous faciliter sa compréhension, a été mis en vogue.
Parmi ces concepts, celui d’islamisme et d’intégrisme ont
été particulièrement porteurs, au regard de leur fréquente utilisation,
notamment par les médias. Le premier, qui est en fait la reprise de l’ancien
mot qui désignait l’islam au XVIII et XIXe siècles, définit à présent tous les
mouvements politico-religieux qui prônent l’expansion et le respect de l’islam.
Une définition que Jean-françois Clément, en 1980, dans la
Revue esprit, justifiait comme une réponse au défi de la révolution
khomeiniste. “De toutes parts, en Occident comme dans les pays arabes, on
s’interroge sur les chances et la signification d’un engagement politique au
nom d’un certain islam. Appelons donc islamistes les personnes qui choisissent
cet engagement et pensent pouvoir utiliser la seule charia comme régulatrice de
l’ordre social et politique. Ce terme d’islamiste permet d’éviter une double
confusion, celle qui pourrait être faite avec musulman ou avec intégriste*.”
Le problème est que ce terme, d’un point de vue analytique,
ne satisfait aucun des buts ou des sens qu’on lui prête. Si l’on définit
l’islamisme comme la tentative d’un mouvement religieux d’établir et de
défendre un système politique au nom de l’Islam, ce concept perd toute sa
pertinence dans la mesure où, comme l’ont justement rappelé les géopoliticiens
Gérard Chaliand et Jean-Pierre Rageau, “l’Islam, qui est religion et cité, est
un système globalisant qui ne sépare pas le temporel du spirituel, investit le
champs politique et social et sert de cadre de référence pour toutes les
activités des musulmans (Atlas du millénaire, éditions Hachette littérature*).”
Transmetteur de l’ultime Révélation divine, le Prophète est
tout à la fois porteur d’un message religieux, chef d’une Cité-Etat (Médine) et
auteur d’une constitution politique définissant et garantissant les droits de
tous les citoyens médinois, quel que soit leur statut. Dans la conception
islamique des choses, il y a distinction, mais il n’y a pas séparation entre
culte et pouvoir. Cette dimension politique est inhérente à la religion
islamique, fait partie intégrante de son projet de société universel. Donc,
importer ce dualisme théologico-politique au sein de l’islam et identifier sa
sphère politique comme relevant de l’islamisme, n’a plus de sens et relève de
l’arbitraire.
Par ailleurs, le second but assigné à l’emploi de ce
vocable, “éviter une double confusion” entre musulman et islamiste, est lui
aussi resté lettre morte. De l’aveu même d’Olivier Mongin, directeur de la Revue esprit, le terme d’islamisme est employé “davantage que celui
d’islam."
Autre concept devant nous rendre compte de la réalité
islamique, celui d’intégrisme est lui aussi très employé. Issue de la tradition
chrétienne, ce terme est apparue dans les milieux catholiques français, peu de
temps avant la Première Guerre mondiale, dans un contexte tendancieux de
polémique entre libéraux catholiques et traditionalistes. Il désigne très
précisément les partisans d’un retour en force de l’Eglise et des valeurs
catholiques appliqués à l’ensemble de la société.
L’intégrisme s’est essentiellement construit sur deux
principes : l’affirmation d’un dogme catholique authentique et la
réappropriation, au nom de ce dogme, de la sphère politique. Mais là encore
l’utilisation de ce concept se révèle problématique et ce, au sein même des
mouvements qu’il est censé qualifier. En effet, les mouvements que recouvre ce
terme se désignaient eux-mêmes comme des mouvements “catholiques intégraux” et
non intégristes. Ce sont les catholiques libéraux qui leur ont adossé ce
sobriquet extrêmement péjoratif à une époque où les discours étaient au rejet
mutuel.
Ainsi, le mot d’intégrisme a un sens originel très précis
qui est lié à une histoire particulière. Son extrapolation au monde des
phénomènes islamiques ne peut être que périlleux, sinon totalement erroné.
Périlleux, car la connotation très négative et stigmatisant du terme ne
facilite pas une analyse froide et objective d’un domaine déjà soumis aux
réactions passionnelles. Erroné, car une fois de plus, la volonté extensive et
maximaliste des mouvements dits “intégristes”, qui sous un certain rapport peut
être considéré comme abusive si l’on reconnaît que rien dans les sources
chrétiennes et la vie de Jésus n’autorise une telle lecture politique du
christianisme, est inadapté lorsque l’on parle de l’islam qui inclut dès
l’origine le politique comme élément indissociable de sa démarche.
Spécialiste des mouvements fondamentalistes protestants aux
Etats-Unis, Mokhtar Ben Barka dénonce cette dérive de l’ “interchangeabilité”
de termes dont les significations et les contextes n’ont que peu à voir
ensemble. Il considère qu’il existe une “grande confusion dans l’analogie des
termes fondamentaliste, intégriste, extrémiste, traditionaliste, dont l’effet est
d’entraver notre compréhension de la réalité de ce courant et de ses
complexités. Sous la malléabilité et l’élasticité sémantique, c’est l’amalgame
qui génère glissements de sens et incompréhension*.”
Dans ces conditions, il serait opportun pour les islamologues
d’effectuer un vrai travail de réflexion sur la terminologie adéquate à
utiliser pour qualifier les divers courants qui traversent le monde musulman,
en particulier la dimension sémantique de ces termes et leur pertinence à
véhiculer la spécificité mise en avant. Il serait, par exemple, judicieux de
substituer au mot d’islamisme les expressions de militantisme islamique ou
d’islam politique. On éviterait alors aux discours de glisser progressivement
du jugement de fait plus ou moins objectif au jugement de valeur généralement
diabolisant. Si certains termes qualifiant le fait religieux (fanatisme,
radicalisme...) peuvent être employés de manière universelle, d’autres sont
trop empreints de leur signification primaire pour être greffé n’importe où, n’importe
comment. Les musulmans doivent accepter les critiques qui leur sont faites,
pour peu qu’elles soient fondées.
L’islamophobie : un problème politique
On l’aura donc compris, ce rejet conscient ou inconscient de
toutes les formes et de toutes les manifestations du fait musulman (religieux,
culturel, historique...), cette islamophobie, qu’elle repose sur une
appréciation moyen-âgeuse ou qu’elle soit le résultat d’événements politiques
récents (le 11-Septembre) perçus à travers le prisme déformant de médias en
proie à la surenchère sensationnaliste (les reportages télés qui nous montrent
des fidèles en prières dans des mosquées, sur des sujets traitant des réseaux
Al Qaïda, accréditant ainsi l’idée que les poseurs de bombes étant musulmans
pratiquants, tous les musulmans pratiquants sont de potentiel poseurs de
bombes, sont courant) n’est pas une vue de l’esprit. Elle est une réalité.
Les nouveaux usages terminologiques en vogue dans les
milieux politiques (de droite comme de gauche) s’inspirent, pour leur part,
largement du vocabulaire arabo-islamique. Aux expressions notoires devenus des
lieux communs de la langue française (un travail bâclé est un travail d’
“arabe”, le vacarme est un “ramdam”) viennent s’ajouter désormais de nouvelles
acquisitions linguistiques (le retour à un ordre moral quelconque est celui d’
“ayatollahs”, toute décision d’une hiérarchie perçue comme autocratique est une
“fatwa”) confirmant la référence musulmane comme porteuse, dans son essence,
d’un registre dépréciatif et négatif.
La solution à ce problème sérieux et profond des discriminations ne se trouvera pas, contrairement à ce que certaines bonnes âmes préconisent, dans la voie juridique, pour deux raisons évidentes. La première étant que les citoyens qui en sont victimes ne sont pas eux-mêmes acteurs, mais sujets du droit, et sont de ce fait déjà privés d’une partie essentielle et considérable de leur citoyenneté. La seconde raison est structurelle : le droit ne solutionne que des cas marginaux. Il ne peut corriger ou rétablir les dérives profondes d’une société. La discrimination est un phénomène de masse sociale, économique et politique, qui ne peut s’éroder que par un investissement massif de l’Etat et par un grand travail d’éducation et de sensibilisation morale de la société, dans son ensemble. Dans la mesure où l’Etat est partie prenante de ce jeu exclusif et ségrégatif de ses propres citoyens*, ce résultat ne pourra être obtenu qu’après un long combat de ces minorités, qui devront investir toutes les sphères du pouvoir politique et financier afin de représenter et de défendre elles-mêmes leurs intérêts et leurs droits.
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