Les racines du mal sont connues
L'affaire Merrah nous a interrogé sur ces fameuses origines du mal. En passant sous silence les acquis des sciences psychosociales. Que nous apprend cette psychologisation constante du mal ? Ou son opposé, la sociologisation ? Sans doute le refus de considérer notre propension à la soumission et à la réalisation du mal.
L’affaire Merrah, entre autres choses, met en lumière la tendance grandissante de nos sociétés à s’interroger sur les racines du mal, prises en flagrant délit d’incompréhension. Evidemment, cette affaire met en exergue le crime dans sa singularité, son spectaculaire, son caractère franchement isolé et donc abyssal. Mais cela fait un demi siècle maintenant que les racines du mal (pour reprendre le titre d’un roman de Dantec) ont été clairement élucidées, n’en déplaisent aux tenant d’un psychologisme à outrance (qui pensent que tout est affaire de trajectoire intra-individuelle) et à ceux, opposés mais amis au fond, d’une sociologisation facile et bien pensante. (Mucchielli par exemple).
Donc 50 ans. En fait depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale et l’émergence de la psychologie sociale. Depuis les manipulations expérimentales de S.Milgram et Zimbardo, aux USA dans les années 1960. Depuis les travaux de T.Adorno sur la personnalité autoritaire (dont la portée explicative a certes vieillit depuis).
Qui connait la psychologie sociale ? Pas grand monde ? Pourtant, ses plans expérimentaux et ses paradigmes ont fait naître les résultats les plus contre-intuitifs qui soient. De manière écologique en plus. (La critique, voulant que ces résultats issus de recherches fondamentales soient non reproductibles dans le réel, ne tient pas, en témoigne la modélisation des mécanismes ayant permis la Shoah). Mais s’ils sont passés sous silence, c’est que l’idée de l’Homme qu’ils véhiculent n’est pas reluisante, voire même nauséabonde. Pourtant, point de parti pris moralisateur chez tous ces chercheurs, dont les meilleurs sont maintenant français. Pas de clivage politique non plus. Mais voilà, ça achoppe.
L’affaire Merrah est un cas isolé, fruit d’une histoire individuelle dont on tentera encore longtemps d’en comprendre les ressorts. Mais ce qui est significatif, c’est la focalisation systématique des médias pendant ces quelques jours à vouloir expliquer le mal. Or, si on tente d’expliquer, de comprendre le mal, alors il ne faut pas prendre comme étalon l’affaire de Toulouse. Il faut savoir cliver, entièrement. Oser dire que le mal, autrement dit la criminalité, est d’abord l’affaire des masses, de division des tâches, permise par une modernité assumée. Admettre encore que les meurtres isolés nous apprennent peu sur les mécanismes qui amènent à tuer. Que tuer, en soi, n’est souvent qu’une extrémité spectaculaire d’un processus de succession de multiples tâches anodines (cf. division des tâches dans l’Holocauste et dans tout type de massacre…). Le mal nait ainsi : la plupart de ses réalisateurs ne savent pas qu’ils le créent, qu’ils y participent.
Toulouse montre une chose, au fond : l’Homme est incapable de s’interroger sur le mal et ses origines en se référant à sa propre part de responsabilité. Il la rejette tantôt sur la folie (psychologisation), tantôt sur les variables sociales (sociologisation), voire sur d’hypothétiques tares génétiques (biologisation). Il préfère se dire que tout ceci est bien mystérieux et qu’au fond, le mal est la résultante d’individus mauvais par essence et isolés par choix ou force.
Milgram nous montre (et les reproductions du paradigme depuis 45 ans le confirment avec arrogance) que chaque individu (entre 65% et 85%) placé en situation dite agentique, de soumission, sans pression physique et psychique, obéit à un ordre de faire souffrir. Zimbardo nous dit, qu’en transformant d’honnêtes gens en gardiens de prison (pour son expérience), ces derniers, en quelques jours, deviennent violents et humiliants avec les détenus (plus que les gardiens professionnels). On appelle cet effet le Lucifer Effect, ou expérience de Stanford. Notons que Zimbardo et ses collègues avaient pris soin de sélectionner des individus stables psychiquement. Dans l’anthropologie du mal, le sadique est exclu. En effet, il est, par nature, incontrôlable. Il faut des individus conformistes (nous tous, en somme), obéissant, car le sadique fait très vite n’importe quoi, pulsions obligent (les nazis savaient bien qu’il ne fallait pas confier les exécutions sommaires de juifs en Pologne à des SS sadiques, mais plutôt à des gradés plus tempérés, plus…intégrés…)
Au final, qu’apprend-t-on de ces quelques jours de folie médiatique ? Que les actes d’un homme nous amènent à nous interroger viscéralement sur le mal. En extirpant d’office notre potentielle responsabilité dans cette démarche. Que le tout-venant procède ainsi peut se comprendre. Mais les journalistes ? Nous abreuvant d’interview d’experts, personne ne prend soin de préciser que les mécanismes fondamentaux de la violence sont avant tout psychosociaux et dépendent d’abord de l’environnement. Cela n’exclut pas des Merrah, là n’est pas le débat. Mais encore une fois, des acquis scientifiques établis solidement, sont ignorés, car provenant de sciences humaines, à l’écho médiatique quasi nul.
Frédéric Peter, psychologue, doctorant en psychologie.
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