Les rues et leurs noms
Voici un article de 1934 trouvé dans un journal régional (Journal de Brest), qui condamne les modifications du nom des rues, selon le bon vouloir des élus municipaux, sous des motifs religieux, politiques, sociaux, de modes, d'actualités, ou autres.
J'avoue souscrire totalement aux principes décrits dans cet article ; quand bien même des noms désormais tabous, qu'on n'ose même plus prononcer aujourd'hui, serviraient de plaques indicatrices, à un jardin, à une place, à un monument ou aux carrefours des rues.
Les citoyens du futur, doivent rester les lecteurs de plaques indicatrices laissées par l'histoire comme témoignage du passé ; cacher ces noms serait faire le lit de l'oubli, et peut-être de sa négation, tout comme supprimer le mot "race" (dans l'air du temps fut un temps), n'a pas supprimé le racisme, ou déboulonner des statues (à la mode aujourd'hui), ne le supprimera pas.
texte de l'article ci-après :
"LES RUES ET LEURS NOMS "
On a pu lire en ce journal (de Brest), il y a quelques jours, que les rues, places, quais et venelles d'une cité de chez nous que je ne nommerai pas (soyons discret) étaient à la veille de recevoir d'autres appellations, d'autres plaques, et que cela faisait, comme on dit, du bruit dans Landerneau.
Les uns protestent, d'autres approuvent. Qui a raison ?
Ne dites pas surtout : peu importe. Je prétends montrer, au contraire, que cette question de syllabes est d'importance.
Si l'on proteste uniquement au nom des habitudes prises, du désagrément d'avoir à changer d'adresse, ou du mos majorum (coutumes des anciens), on risque fort de ne pas désarmer l'adversaire.
Si l'on approuve exclusivement parce que l'on aime le changement, sous le nom avantageux de progrès, et qu'on prétend marcher avec son siècle, on ne peut que fortifier les protestations.
Plaçons-nous, s'il vous plaît, au point de vue historique : comment ces noms ont-ils été donnés ?
Les uns, c'est à titre d'hommage, par reconnaissance, admiration, flatterie. Exemple : dans plusieurs villes de Bretagne, il y a encore une rue, ou un quai, ou une place d'Aiguillon.
Pourquoi ? Parce qu'il y a 170 ans, sous le roi Louis XV, dit le Bien-Aimé, un duc d'Aiguillon gouvernait la Bretagne, que c'était un grand urbaniste, et qu'on a voulu — du moins en la circonstance — se montrer gentil pour lui. De même, il y eut à Rennes, et a y a toujours une rue d'Estrées. Il y a une rue Jacques Cartier à Saint-Malo, une rue Armorique (c'est-à-dire Le Gac de l'Armorique) à Recouvrance, un cours Cambronne à Nantes. Dans tous les cas analogues, on saisit la raison spéciale, locale, de ce genre de commémoration.
Voici maintenant des noms flamboyants qui ne clament et ne proclament rien, semble-t-il, qui ne disent absolument rien à des modernisants de fière allure, peu soucieux d'interroger le passé, ne serait-ce que pour mieux comprendre le présent : rue des Cloutiers, des Argentiers, des Orfèvres, des Boucheries, des Douves, et vingt autres dénominations du rnême genre.Pourquoi, dira-t-on, une rue des Cloutiers, si personne n'y fait plus un clou ? Des Boucheries, si les bouchers ont émigré ? Des Douves, si l'on a nivelé les remparts ? Supprimons cette inconséquence ; finissons-en avec l'illogisme... Pas si vite !
Ces noms-là, quand on les a donnés, ils répondaient à une réalité actuelle. Cette réalité a disparu ? Ce n'est pas une raison suffisante pour que le nom change. Car ce nom, sur une plaque indicatrice, c'est une invitation de chaque jour, de chaque instant, à consulter de vieilles chroniques, de vieilles archives. Bien peu le feront ? Sans doute. Mais tous, ou presque, se diront, si vaguement qu'on le veuille : « Cette ville, ma ville, a une histoire. Il y a tant de siècles, elle existait déjà. C'était la même, et c'était un peu une autre. » Croit-on que cette simple réflexion soit inutile ?
Ce qui parfois contriste des édiles d’avant-garde, c'est le grand nombre de rues qui ont pu garder dans leur ville un nom dévot. Cela les choque — et comment s'en étonner ? — dans
leurs convictions. Ils n'ont donc rien de plus pressé que d'abolir toute cette « bondieuserie ». Je crois bien qu'ils s'abusent. Quand une rue s'appelait rue des Carmes, ou des Capucins,, ou des Célestins, ce n'était pas précisément pour honorer ces religieux : c'est parce qu'ils y avaient une maison, laquelle servait de signalement ou de repère. Une place de la Madeleine voisinait avec quelque chapelle dédiée à cette patronne des lépreux et avec la léproserie attenante. Vous supprimez ce souvenir historique ? On peut, même sans être un croyant, le regretter.
Mais surtout, quelle inconséquence, de remplacer un mysticisme par un mysticisme contraire ! Car il est clair que si le nom de Saint-Yves chagrine les uns, celui d'Emile Zola en chagrine d'autres. La Révolution, pour qui certaine terminologie compta beaucoup, opéra dans nos villes force changements de noms, tous inspirés de cet esprit-là. A Brest, le Champ-de-Bataille, que mes contemporains ont connu sous ce nom, devient la place de la Liberté : il ne savait pas devoir s'appeler un jour la place Président Wilson. M. Delourmel, dans l'Histoire anecdotique des rues de Brest, que je recommande encore aux Brestois — et à d'autres — a conté très impartialement et pittoresquement ces métamorphoses parfois cocasses : voit-on le cours Dajot prenant un autre nom ?
Il y a une protection des sites, une protection des monuments historiques. Les noms des rues relèvent aussi de l'histoire (de la petite histoire, si l'on veut) : ils ont également droit à la
protection officielle. Il est inouï qu'un Conseil municipal puisse chambarder à sa guise l'album aux souvenirs dont il est le détenteur temporaire. Il est trop évident que s'il invoque l'oubli,
l'ignorance des administrés, il aura toujours raison ; mais son devoir est de penser à ceux qui savent, ou simplement qui désirent savoir. Mon humble avis est que, là comme ailleurs, il faudrait consulter les compétences. Et quelles sont-elles ? Mais les érudits locaux, les archéologues, les historiens. Il y a dans chaque département un archiviste tout désigné pour ce contrôle, et celui de notre Finistère est un homme éminent. Nous avons à Quimper une Société archéologique qui a des membres dans chaque arrondissement, chaque canton et à peu près chaque commune : elle a toute qualité pour intervenir toutes les fois qu'il s'agit d'une maison à abattre ou d'un simple nom à changer. Mais, sauf de très rares cas, pourquoi changer ? Les noms nouveaux devraient être exclusivement réservés aux rues nouvelles, et ce serait le meilleur moyen, en se contentant soi-même, de ne mécontenter personne. Je n'oublie pas, d'ailleurs, en écrivant cette ligne trop sage, que le grand plaisir, pour quantité de gens, c'est de faire enrager les autres ! "
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