Les sections européennes remises en question ?
« Les parents ont donc écrit à toutes les autorités politiques et administratives pour qu'aucune décision ne soit prise dans la précipitation et sans dialogue véritable avec les parents. »
Quelle terrible catastrophe a ainsi mobilisé d’urgence de nombreux parents d’élèves ? Une classe sans profs ? Des toilettes immondes ? La violence scolaire ? La baisse du nombre de médecins ou de psychologues scolaires, les difficultés d’intégration des élèves handicapés ?
Que nenni : leurs enfants vont être mélangés avec ceux des filières générales ! Effectivement, c’est shocking, comme on dit en européen standard.
Les faits, terribles, parlent d’eux-mêmes : dans le lycée Honoré de Balzac, au nord de Paris, doté de six sections internationales (anglais, allemand, espagnol, italien, portugais, arabe), « Les projets du nouveau chef d'établissement tendant à renforcer la mixité entre sections internationales et sections générales inquiètent. »
(Observatoire du plurilinguisme)
D’où une vive et rapide réaction des parents concernés sous forme de lettre (en pdf) et de pétition (pdf) - et d'où proviennent les différents extraits ci-après.
Voyons un peu les arguments des pétitionnaires :
— L’argument d’autorité
Un rapport favorable de l’IGEN (Inspection générale de l’Éducation nationale) :
« Quels que soient le rythme et les modalités de l’expansion des sections internationales, il importe qu’elles conservent leur spécificité, à savoir une dynamique bien particulière, qui repose sur une population scolaire linguistiquement et culturellement hétérogène, permettant la confrontation d’élèves et d’enseignants d’origines différentes, de parcours différents, de cultures différentes, et sur des pratiques pédagogiques parfois expérimentales et toujours immersives. »
Relativisons ce rapport : s’il est effectivement favorable, il parle aussi de laboratoire, d’expérimentation, et on comprend à demi-mot toute la difficulté de gérer ces structures complexes (nombre de langues, profs français et étrangers, filières spéciales à intégrer dans l’établissement, etc.). Qu'on en juge :
"Le cadre juridique des sections internationales est également à revoir. (..) De même le statut des professeurs étrangers enseignant en sections internationales continue de poser problème, la réforme envisagée du décret sur les enseignants associés ne répondant pas aux besoins de ces sections. Par ailleurs, le fonctionnement administratif de celles-ci demeure trop souvent illégal : quelques règles doivent être rappelées et la situation de certains établissements doit faire l’objet de dispositions particulières."
On y trouve même un avertissement sur le risque d'élitisme, de filière répondant aux voeux d'une minorité pour une scolarité en anglais (c'est là que les demandes excèdent les places) en vue de la future carrière internationale de leurs enfants :
"Reste à remarquer que si les sections internationales ouvrent les frontières, rassurent les familles de cadres nomades quant à la poursuite d’études secondaires de leurs enfants et que si le biculturalisme y est découvert à travers les individus eux-mêmes, il ne faut pas les prendre pour ce qu’elles ne sont pas : un passage obligé pour nos élèves désireux d’entreprendre des études à l’étranger."
"Leur autarcie repose pourtant davantage sur l’opacité de leur image que sur l’étanchéité de leur statut" (...)
"(...) car si leurs conditions de recrutement exceptionnelles leur permettent des résultats qui ne le sont pas moins (...)"
— La spécificité
« Bénéficiant d'un enseignement de langue vivante renforcé, où certains enseignements (lettres, histoire/géographie) sont dispensés dans la langue étrangère et dans lequel les enseignants de langue et de matières enseignées en langue étrangère sont eux-mêmes étrangers. »
Cette spécificité est anticonstitutionnelle ! La langue de l’enseignement est le français, dérogation bien compréhensible pour la délicate question des langues régionales (ce qui n’empêche nullement d’enseigner toutes sortes de langues). Mais ce n’est que la Constitution française, bien fragile ces temps-ci.
"Dans l’acquisition de la langue étrangère, la DNL constitue un passage à la vitesse supérieure, d’abord parce qu’elle la suppose assez largement acquise, ensuite parce qu’elle introduit l’approfondissement culturel. Cette pratique est indispensable au lycée, quand on sait que la plupart des écoles de commerce et des écoles d’ingénieurs donnent un ou plusieurs cours en anglais." (rapport de l'IGEN, lien au début)
Le rapport de l'IGEN légitime l'enseignement d'une matière en anglais par le fait que certains établissements supérieurs le font !
Intéressant raisonnement qui peut être décliné à l'infini : je vole parce que les politicens volent !
— La qualité, la richesse culturelle
« De nombreuses activités culturelles sont organisées autour notamment du théâtre et des voyages. Les élèves sont pour une part des élèves étrangers, pour une autre des élèves "bilingues" dont les parents sont eux-mêmes de nationalités différentes, et des enfants dont l'histoire familiale les prédispose pour ce genre de scolarité. »
« Les sections internationales présentent en effet la spécificité non pas tant d’offrir un enseignement renforcé de langues (ce que font les classes européennes et bilangues) qu’une « pédagogie » culturelle spécifique assurée, à côté d’enseignants français, par des professeurs étrangers ou natifs et ce, dans des classes qui permettent le développement de cette pédagogie spécifique. »
Euh... Les élèves lambdas n’auraient donc pas le droit de faire du théâtre, de faire de temps en temps italien, espagnol, russe ou arabe avec des natifs ?
Il nous semble, peut-être à tort, que beaucoup de parents orientent en fait leurs enfants vers ces sections européennes dans l’espoir d’y trouver une meilleure qualité d’enseignement, une plus grande discipline, des d’élèves moins dissipés et plus motivés, bref, une filière d’élite déguisée, et parfois possible précocement, dès la sixième.
— L’internationalité
Cet aspect revient souvent sous la plume des pétitionnaires.
« (...) le seul établissement public international à Paris »
En somme, c’est La Fontaine au pays du collège, où chacun, comme Sciences-Po ou des écoles de commerce, veut son label « international » ou au moins « européen ».
« La Grenouille qui veut se faire aussi grosse que le Boeuf »
"Le développement des sections internationales est devenu un atout pour la compétitivité et l’attractivité des territoires. (...) La construction d’une école internationale, accueillant 1 200 élèves de vingt nationalités différentes, par le conseil régional de Provence-Alpes Côte-d’Azur, dans le cadre de sa participation au projet scientifique international ITER3, est un autre exemple de cette implication des collectivités locales." (rapport de l'IGEN)
Apparemment, le gosse lambda, qui étudie Shakespeare ou Dante dans sa cinquième lambda avec son prof lambda même pas natif, n’est pas dans l’internationalité : il demeurera un provincial !
— La mixité culturelle et sociale
« (...) ces sections qui, dans leur nature et leur composition, représentent en elles-mêmes un modèle d’ouverture et de mixité. Mixité au niveau des cultures brassées et mixité au niveau des origines sociales et économiques des élèves qui sont loin d’appartenir tous, comme on pourrait le penser, à des catégories socioprofessionnelles élevées. »
En somme, c’est au nom de la mixité revendiquée que ces parents refusent la mixité de leurs enfants avec les sections générales ! Comprenne qui pourra.
D’ailleurs, pressentant peut-être le paradoxe et l'accusation d'élitisme, la lettre en rajoute une couche : « C’est dire que ces parents et les élèves sont attachés à l’esprit de mixité »
"Ils ne souhaitent pas se trouver piégés par ce sur quoi il s’est focalisé, la mixité scolaire, et apparaître opposés, dans une posture élitiste, à elle. Comme tous, et peut-être plus que d’autres, ils souhaitent la promotion scolaire et sociale de tous les élèves, sans exclusion (...)"
Il ne s'agit pas d'égalistarisme ni de refus de la sélection et/ou de l'orientation (de toute façon effective pour tous les élèves en première), mais de se demander pourquoi les langues seraient la seule matière à bénéficier d'une filière spécifique précoce.
— Le manque de moyens
« Il pourrait – comme cela a été avancé par la direction de l’établissement elle-même – inclure leur élargissement à d’autres langues telles que le turc et le mandarin, ainsi qu’à des langues africaines telles que, par exemple, le wolof. Promouvoir l’intégration au sein des sections internationales actuelles du maximum d’élèves de sections générales au profil similaire. Développer des projets enthousiasmants (...) »
Ce grief du manque de moyens est reconnu comme général :
« Nous voudrions enfin insister sur un point : un projet de mélange de classes tel qu’envisagé au collège Honoré de Balzac ne pourrait de toute manière réussir que par l’apport de moyens humains et pédagogiques qui font actuellement défaut. »
Au passage, rappelons le vieux succès de François de Closets, « Toujours plus », où il parlait surtout de la « privilégiature » mais faisait aussi une intéressante conclusion, de portée générale, sur le fait que toute institution, une fois créée, ne pense qu’à voir grossir ses moyens et ses effectifs, au nom, bien sûr, d’une amélioration de la qualité de ses prestations, sans jamais remettre en question son fonctionnement ou se demander comment faire mieux avec les mêmes moyens !
Revenons aux langues : il nous semble qu’il s’agit là d’un argument biaisé, car la demande de moyens sera sans fin. Sans nier la politique actuelle de réduction des effectifs, il s’agit là d’un tout autre aspect, d’une question structurelle : multiplier les sections européennes en France, en augmentant le nombre de langues, dès la sixième, avec toujours plus d'enseignants natifs, serait d'un coût exponentiel. C’est tout bonnement impossible, quel que soit le pays - irréaliste.
— La défense de l'école publique
"Affaiblir les sections internationales à Paris serait laisser peu à peu une place
presque exclusive à l’enseignement privé."
Là, j'avoue que je n'ai pas compris leur raisonnement ! Si des parents souhaitent pour leur enfant toute une scolarité en anglais ou en chinois, faire appel au privé est tout à fait leur droit. L'école peut-elle, doit-elle pour autant répondre à toutes les demandes ?
— Naturellement, les ambitions affichées sont au-delà de toute critique
« (...) un modèle de réussite scolaire et pédagogique dans le respect des différences culturelles de chacun. »
« Familles du secteur : les SI enrichissent l'école et représentent un tremplin pour l’ascension sociale des enfants du quartier des Épinettes. » (la pétition)
Comment critiquer de si nobles buts sans paraître mesquin ?
Ce système complexe et coûteux est voué à demeurer marginal, tant sa logistique est difficile à gérer - on raconte qu’un chef d’établissement a été évacué sur une civière, très perturbé, paraphrasant Hugo et Gavroche en chantant « C’est la faute à l’Europe ! », elle qui est à l’origine de la création des bac international, franco-allemand, bac européen, etc.
D’autres enseignants pensent probablement eux aussi, sans oser le dire, que les langues ont enflé et pris la grosse tête, si j’ose dire, sous l’effet de l’idéologie hypocrite de l’UE - laquelle a certes développé ces structures bilingues, mais a dans le même temps imposé l’anglais dans toutes ses institutions, tout en se réclamant sans cesse de la diversité linguistique !
Il existe d’autres filières précoces : les lycées professionnels et les sections sports-études, en établissements individualisés, séparés pour les premiers, intégrés à un établissement pour les seconds.
Maintenant que le sport et les langues ont leurs filières spécialisées, on a envie de demander : « A qui le tour ? »
Il paraît qu’on manque de scientifiques : pourquoi n’y aurait-il pas des sections physique-études, ou chimie européenne, histoire européenne, biologie sans frontières ?
Non : dans les filières générales, il nous semble qu’il faut simplifier et unifier la structure : plutôt que ces filières spéciales au sein des établissements, pourquoi ne pas proposer, dès la sixième, deux après-midis en modules optionnels, pour lesquels les élèves choisiraient leur « spécialité » : langues, mais aussi musique, ou une des sciences (maths, SVT, physique, chimie), histoire-géo, sport, théâtre ?
Revenons à la raison. Remettre les langues à leur place, celle d’une matière comme les autres, ce n’est pas les rabaisser. Il ne s’agit pas de refuser le plurilinguisme, au contraire : comme avec les sections européennes, ceux qui auraient choisi l’option langue pourraient écouter de temps en temps des natifs, recevoir des cours sur la civilisation anglosaxonne (la plus souvent enseignée), ou tout autre pédagogie linguistique.
Et tout ça dans la mixité sociale.
Mieux encore : pour une vraie revalorisation des familles bilingues et des langues de l’immigration, il suffirait que ladite langue puisse être une des deux langues à valider au brevet et au bac – à choisir parmi toutes les langues, vivantes ou mortes. C’est possible à coût constant, nous en avons parlé par ailleurs (dans la 2² partie de cet article sur le programme ELCO).
Il nous semble que nombre de parents voient ces sections européennes comme des filières d’élite déguisées, l’espoir d’une garantie qualité pour leurs enfants. Mais la généralisation de telles filières dans de nombreuses langues est totalement impossible tant ces sections sont des casse-têtes logistiques.
Derrière cette image "internationale", c'est aussi le difficile débat sur l'autonomie des établissements qui se profile - le rapport officiel remarquant le recrutement particulier des ces établissements (pour les profs étrangers).
Le souhait des parents pour un enseignement de qualité est légitime, mais c’est l’ensemble des élèves qui doit en profiter !
Et pour cela, des modules optionnels dès la sixième, où l’on choisirait durant une ou deux après-midis de renforcer telle ou telle matière (langues, sciences, musique, sport, etc.) seraient à la fois plus simples, plus justes et plus efficaces.
Le vote a lieu le 7 avril. Personnellement, je suis de tout coeur avec ce chef d’établissement courageux et pragmatique : pour un peu, je lancerais une contre-pétition !
Soyons « Ambitieux pour tous », comme revendiqué dans la pétition des parents, mais pour toute l’école, et non pour les seules sections européennes !
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