Les strates de la pensée
Nous venons tous de passer une semaine éprouvante, éprouvante à tous les niveaux.
Il est dommage que nous n'ayons pas un savoir-vivre, une culture, ou à défaut un chef d'orchestre dont on suit la baguette, pour avoir laissé, d'abord, la place au chagrin. La place au deuil ; que ceux qui aimaient Charlie, qui admiraient le talent, l'humour, l'audace de ses dessinateurs et de tous ses participants, aient pu exprimer en premier, sous le choc, la colère, le regret, la nostalgie, l'affect.
Dans tous les deuils, en général, c'est aux proches que la place est faite. Que la liberté leur fut donner de la haine de l'assassin, des louanges dues aux victimes.
Ensuite et aux vues de tout ce que cela mélange, place aux inopportuns, aux politisés, aux critiques, aux doutes, et même aux certitudes de certains.
Mais cela ne s'est pas passé comme ça ; tout le monde, en vrac, y est allé, par des articles ou par des commentaires, de son sentiment, en réponse à d'autres ou bien en primeur.
C'est pourquoi, et de manière bien artificielle parce que je n'y vois pas de hiérarchie, j'ai besoin de vouloir mettre un peu d'ordre, en moi-même, car rien n'y est rangé, et au regard de tout ce que j'ai pu lire depuis cette date fatidique du 7 janvier 2015.
Je pense organiser cela en « strates de pensée » ; non pas une pensée complexe, mais une pensée difficilement synthétisable parce que faisant appel à toutes les couches de nos affects et de nos réflexions.
Le niveau un, qui a touché tout le monde : l'attentat.
Nous ne pouvons pas dire que les attentats nous soient étrangers, c'est tous les jours que l'on nous informe qu'ici ou là, des victimes ont été touchées. Cela ne nous empêche pas de finir notre sandwich ni d'être inattentifs à notre conduite en voiture.
Des attentats, il y en a toujours eu ; certains eurent des conséquences plus grandioses que d'autres : celui de Sarajevo en 1914 fut plus prégnant sur l'avenir que celui de Georges Besse le 17 novembre 1986.
Mais tous étaient revendiqués, tous étaient politiques, et tous avaient une cible qui semblait le « meilleur » coupable aux yeux des assassins. Cela touchait la population, mais celle-ci ne se sentait pas en danger : une cible, une cause et rarement plus d'une victime.
L'IRA, l' ETA, les brigades Rouges, Action Directe, Fraction Armée Rouge, et bande à Baader et compagnie, on savait qui ils étaient ; anarchistes, extrême gauche, séparatistes, le langage était clair. Il n'y eut pourtant pas moins de quatre-vingt attentats entre 1979 et 1987.
Les attentats anarchistes du début du siècle dernier étaient clairs, et compris : ils ne visaient pas le peuple, la foule, les " civils" les innocents. Ils atteignaient, symboliquement, le pouvoir.
Mais depuis que ce pouvoir est devenu mondial, depuis cette quarantaine d'années ou l'occident dans toute son horreur, opprime ses peuples et sème le chaos de par le monde, la donne a changé. Je crois que nous arrivons tous à y voir plus clair mais ce qui se joue n'a pas le même air. Du tout.
Je ne veux pas m'étendre là-dessus, parce que je ne suis pas assez affûtée, mais je pense que les US ont donné le nouveau diapason, avec l'assassinat de Kennedy.
Donc, aujourd'hui, on les sait tous les jours, les attentats visent à l'aveugle, un peu n'importe qui n'importe où – et si je ne les mentionne pas, ce n'est pas que je les oublie, mais je n'en ai aucune connaissance particulière, les attentats à Paris contre Tati, revendiqué par des proches du Hezbollah, et à St. Michel, le 25 juillet 1995 : les coupables ont été arrêtés et jugés.
De nos jours, on ne s'en donne plus la peine, et, d'après ce que j'ai lu, cela semble tout à fait normal aux yeux de mes concitoyens.
Plusieurs réactions peuvent s'ensuivre : les attentats sont monnaie courante, ils nous atteignent, nous étions prévenus, dès notre guerre victorieuse au Mali, la France n'étant pas innocente du chaos semé dans toute la région du Moyen-Orient. Donc, c'est une info comme une autre, de celles que nous avons tous les jours.
Sauf bien sûr, que ce n'est plus la Serbie, l'Irak, l'Afghanistan, le Pakistan, l'Algérie, la Russie, etc, c'est nous.
Nous qui ?
Strate deux,
Nous savons donc qu'il nous est guère loisible de définir de manière claire quelles cibles sont choisies – et je ne parle pas des guerres ou Kurdes ou Chrétiens sont sauvagement assassinés, ce ne sont pas des attentats.
Ainsi, chacun exprime sa pensée sur celle qui nous occupe et nous accable ; il est lisible que Charlie hebdo ne faisait pas dans la dentelle avec les islamistes ( ou les musulmans ? Les avis divergent). À ce stade, les endeuillés sont blessés des supputations de ceux qui le sont moins. Et à la moindre récurrence de constat de la ligne éditoriale de Charlie sur l'Islam, les chagrins crient à la liberté d'expression, au courage voire à l'héroïsme. Tandis que d'autres expriment la lourdeur des attaques inefficientes, mais vexantes, face à des ennemis prêts à tout. Des attaques qui polluent et inondent néanmoins des « civils », des innocents, dont la seule mauvaise idée fut de naître musulmans. Là aussi, entrelacs, selon qu'on penche vers Marine ou Camus Renaud, ou bien vers la gauche vraie, en France.
Strate trois,
On s'attache aux victimes, à la cible ; certains, dont je suis, la voit comme « symbole ( toute proportion gardée) de notre occident suffisant, arrogant qui s'octroie tous les droits et ne tolère pas de représailles, ou bien, n'y croit pas trop, sûre de son bon droit. Ne sommes-nous pas libres ? Ou bien, comme « l'ayant bien cherché » ; dont je ne suis pas, à cette nuance près de l'allant de soi irritant de l'occident supérieur qui induit une impunité, pour les pires, ou une inconscience, pour les purs. En tout cas, une cible occidentale qu'on aurait mauvaise grâce à ne pas reconnaître.
C'est à ce stade que les blessures pleuvent sur les endeuillés ; on n'aime guère entendre que les morts que l'on pleure n'étaient pas des braves types. Disons, trois ou quatre sur douze ; les autres on les accepte, comme celle du lointain Moyen-Orient, comme des victimes, ma foi, innocentes, mais on n'en parle guère. Quant aux attaches idéologiques, affectives aux victimes, on peut supposer que d'autres auraient eu les leurs, pas les mêmes très certainement, si une autre cible avait été touchée.
Du reste nous nous doutons que les victimes elles-mêmes n'étaient pas les cibles hors leur appartenance à ce lieu et n'étaient sûrement pas connues par les assassins.
Strate quatre,
Les coupables ; très vite connus, très vite désignés, mais peu décrits.
Je suis de celles qui pensent qu'on ne doit pas obéir à des ordres quels qu'en soient les ordonnateurs ; je suis de celles qui pensent que se faire acheter pour tuer n'est en aucun cas une circonstance atténuante, voire est une circonstance aggravante.
J'ai lu qu'un coupable disait avoir été rémunéré par un imam américain d'origine yéménite... mort en 2011 !!
Tout se dit et n'importe quoi et selon la manière dont on est touché, on fonce sur une info ou sur une autre, en toute inquiétude.
Mais d'un autre côté je sais que la folie se cultive et je cerne à peu près bien les grands traits de ceux qui peuvent s'y piéger.
Vient alors l'idée que les coupables ne sont pas essentiellement les bras armés, qui sans le soutien financier, idéologique, doctrinaire, n'auraient ni l'idée ni les moyens ni le cran de commettre leur crime ; mais qu'il faut chercher derrière qui peut bien se cacher.
Vu le comportement de l'occident depuis quelques décennies, le pas de le voir derrière tous les coups fourrés est facile à franchir. Jusqu'à ce jour, je ne me prononce pas sur ce fait, bien que j'aie idée que son innocence soit plus qu'aléatoire et sa culpabilité plus que plausible, évidente, mais jusqu'à quel niveau, je ne le sais. Le simple fait d'avoir élucidé des attentats sous fausses bannières tend à rendre nerveusement soupçonneux, et celui de soupçonner des officines officielles d'engendrer la terreur pour servir leurs serviles intérêts n'existent pas pour rien.
Là aussi, l'histoire nous montre depuis toujours, les empoisonnements, les coups bas, les assassinats ourdis par le pouvoir pour servir ses intérêts de puissance et d'argent. Rien d'anormal dans ces soupçons, qui, à défaut de vraies preuves, et pour cause, ne manquent pas d'être rejetés par le quidam qui croit, ou rêve encore, à une logique, on va dire une justice, ou à quelque chose de pas trop dérangeant.
Là, les tenants de l'une ou l'autre hypothèse – là où le peuple se trouve il ne peut guère prétendre à des informations nettes- s'en prennent plein la figure, de noms d'oiseaux ou autres insultes plus acérées. Quand on ne sait pas, on croit, ou, au mieux, on croit savoir, mais, contrairement au savoir qui n'a besoin d'aucune élucubration, la croyance, - je le répète, des uns et des autres- n'offre pas une contradiction discutable mais un duel aussi inutile que dangereux.
Néanmoins intéressantes à suivre, avec preuves à l'appui : images, articles, dénonciation dont on connaît tous aujourd'hui la véracité avérée, non prouvable certes, mais quand même !
Moi qui ne sais pas, mais pense tout possible, je trouve tous les énonciateurs forts en argumentaires, convaincants en un mot, et je sais à quoi m'en tenir quant à la conviction.
Strate cinq,
Il faut se souvenir que tout ceci se passe en même temps dans notre cerveau qui ne peut guère faire le tri à l'instant et peut s'engouffrer dans une tentative écrite de « reconnaissance de terrain », pour élaguer, éclaircir ; bref, y voir plus clair.
La politique interne :
J'ai entendu qu'on avait mis pas moins de 60 000 policiers sur le coup ; puis le chiffre de 88 000 fut lancé. J'aurais été cambrioleur, j'en aurais profité ; cela devait faire un beau désert autour du brasier. Aux grands maux, les grands moyens mais vu de ma fenêtre, cela paraît fou !
Ce que j'ai pu lire des réactions des politiques laisse songeur : premier mot : journée de deuil national le jeudi ; ou bien notre premier ministre tweeter : je suis Charlie. Rien de bien original comparé aux péquins moyens, donc.
Trois hommes sont recherchés, d'entrée, « ils » savent qui ils sont. Chapeau, mais je ne sais pas comment « ils » les connaissaient ! Le gamin s'est rendu, il était au lycée. Ça fait tache, non ? Les images et témoignages parle de deux tueurs, la police en connaît trois (?)
L'UMPS, tout de suite décide de se recueillir ; Hollande reçoit tous les chefs de partis et pendant ce temps-là on resserre les protections autour des écoles « à risque » (?) et on interdit toutes les sorties scolaires et tous les programmes extra scolaires.
Presque dans l'instant, tout le monde met la main à la poche pour sauver Charlie, y compris le ministère de la Culture, qui a des caisses noires, comme chacun sait.
Dans la foulée, Cazeneuve fait interdire la parution d'une photo « particulièrement atroce » où l'on voit un gendarme se faire tirer dessus, à terre. Je suppose que c'est cette vidéo dont j'ai lu, ici ou là, qu'elle était invraisemblable.
Enfin, hein, on fait ce qu'on peut !
Les infos pleuvent, pleines de répétitions, et les intox, les dénis, en même temps.
L' Union Nationale se met en place ; c'est beau à pleurer, dommage que les exclus de tout poil n'en fassent pas partie. Je trouve cet épisode très américain, beau et fervent comme une série, enfin, je veux dire, du déjà vu là-bas.
J'ai mauvais esprit, je fais partie des exclus, je suis donc très mal placée pour élucubrer sur cette cinquième strate.
Strate six,
La politique internationale ; ne vient peut-être pas à l'idée de tout le monde mais en tout cas d'un grand nombre d'entre nous, que la politique internationale, on va dire, au pif, depuis 2001, n'est pas étrangère à tout ça.
De là découle, tout naturellement dans notre pensée, une grosse suspicion engendrée par les mensonges nombreux et variés, de plus en plus gros et révoltants d'impunité, qui recadre l'événement et fait dire à certains que l'on reçoit en retour les effets du chaos engendré, ou bien carrément que le complot se resserre ( j'ai dit ce que j'avais à dire sur ce mot qui me paraît inopportun, puisque le pouvoir ne complote pas mais abuse) et nous vise pour, soit moutonner les peureux derrière leur bélier même inapte, soit les bâillonner avec de belles lois liberticides pour leur bien ; d'ailleurs celle-ci sont déjà mises en place dans les aéroports ( cela peut-il être pire ? Je ne sais l'imaginer), et puis surveillance, surveillance à tout crin ; mais les moutons sont gentils, ils supportent déjà tellement de choses.
La France est si soumise que je n'arrive pas encore, à l'heure qu'il est, à comprendre cette anticipation sur des débordements jamais ébauchés ; je comprends pas très bien encore la volonté de resserrement du troupeau face au prédateur désigné puisque jusqu'ici on a divisé pour mieux régner. Vas-y comprendre Léandre. Quoique les inclus d'un côté, les exclus de l'autre, ça clarifie bien les choses. Mais enfin les exclus intérieurs, si j'ose dire, par définition, ne sont guère menaçants.
J'y verrai peut-être plus clair un de ces jours.
Strate sept,
Toutes ces strates ne sont pas immobiles comme les ardoises empilées des schistes mais plutôt agitées comme des électrons sans cesse en mouvement ; on ne passe pas de l'une à l'autre avec logique et ordre, elles se chevauchent, s'entrechoquent, se contredisent, mais finiront par faire un dessin.
Les effets probables, craints ou espérés ; à ce stade, je ne peux parler que pour moi, bien que j'en aie lu.
Les effets probables, c'est un nouveau tour de vis ; craints, c'est l'inconnu, qui seul est craint, et je ne peux même pas imaginer ce que serait le pire osé.
Mais les effets déjà éprouvés ne sont pas d'ordre politiques mais personnels, interpersonnels ; des liens se dénouent ou se déchirent, d'autres se créent. Une atteinte de ce genre est un décapant épatant ; on découvre de l'islamodédain là où on le l'aurait pas imaginé, de la méchanceté gratuite, des esprits qui soudain devenus obtus oublient toute nuance et se fracassent en agression désespérée.
La déception de tous vis à vis de tous ou plutôt de certains vis à vis de certains, des familles de pensée se découvrent qui elles aussi étaient masquées, invraisemblables il y a peu.
Voilà il y a ceux qui oublieux du reste sont Charlie ; d'autres encore lucides sont prolétaires, ou d'autres encore Rom. Être Charlie semble être le souhait légitime de garder, de ne pas perdre ses privilèges. Charlie n'aura pas uni, mais séparé ceux qui pensaient l'être.
La France unifiée ne fait pas partie des espoirs, des effets espérés ; jamais elle ne fut, jamais elle ne sera. Quelle parodie ce regroupement obligé !!
Et pourtant, même si j'ai peu d'échos de l'énorme rassemblement à Paris, ceux que j'ai sont pleins d'humanité, d'ouverture ; des beurs qui font un rap réconcilié, les discours du frère du flic passant et tué ; le « pas d'amalgame » semble avoir touché.
Ici dans mes villages, certains maires se sont mobilisés, sont allés dans les écoles, ont expliqué aux enfants ; je ne sais pas ce qu'ils ont dit ni comment ils l'ont fait. Et avec mes amis effondrés, j'ai compris le schisme : les occidentaux à l'aise, nantis de quelle manière que ce soit, sont affectés et espèrent la prise de conscience, humaine, pas politique. Et les occidentaux ostracisés, exclus, blessés, exhalent une aigreur, un rejet ; certains contre les musulmans, n'importe lesquels, ou bien contre la politique, contre cette aise justement du bourgeois-bohême, qui a le loisir de se moquer de tout, d'en rire avec un irrespect porté au pinacle de la liberté et de passer par dessus toutes les violences faites au nom de cette aise, et pour la garder. La vie m'a ôté cette aise, la société m'a exclue, puis harcelée puis détruite ; ma rupture est consommée d'avec mes origines ; je ne sais plus rire de tout ou pleurer en foule, je ne partage plus rien avec mes semblables. Et leur malheur soudain me semble bien égoïste. Et moi, je suis déchirée...
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