Les sujets de bac de français 2008 : ou comment juger d’un vin à la forme de la bouteille
Les sujets d’examen permettent d’évaluer aussi bien leurs auteurs que les candidats à qui ils sont destinés. Ceux qui viennent d’être proposés au baccalauréat de français en fin de classe de première, donnent une idée de ce que l’Éducation nationale entend juger pour attribuer son diplôme.
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Faut-il après s’étonner de « la grande déculturation » que déplore Renaud Camus dans un livre dont on a rendu compte la semaine dernière sur Agoravox (1) ? L’École s’y emploie avec constance dans son champ d’activité sous les dehors trompeurs du masque de la culture.
Le pastiche, comme preuve d’un savoir
Que penser, par exemple, de ce sujet, donné aux séries ES (économique et sociale) et S (scientifique) à partir d’un texte du Temps retrouvé de Marcel Proust, qui demande aux élèves de rédiger un pastiche du style de l’auteur ? « Le narrateur du Temps retrouvé, est-il expliqué, croise une femme qu’il a aimée dans sa jeunesse et pour laquelle il conserve une vive affection. Il perçoit, sous ses traits vieillissants, les traces de sa beauté d’autrefois. En vous inspirant de l’extrait proposé (texte D), vous imaginerez la description qu’il pourrait en faire. »
Est-ce donc un objectif prioritaire à atteindre en fin d’études secondaires que de montrer qu’on est capable de singer le style d’un auteur ? L’adolescence est-elle, d’autre part, en mesure de se livrer à une quête nostalgique propre à l’âge mûr ? À quoi sert cette jonglerie de potache ?
Dieu merci, les meilleurs humoristes qui pratiquent l’imitation, ne se limitent pas à des pastiches de personnalités ; ils poussent leur art jusqu’à leur parodie pour dénoncer leurs travers. À l’évidence, les auteurs de ce sujet jugent plus importante une simple imitation qu’une réflexion sur les idées de l’auteur dont son roman pourrait fournir l’intéressante illustration.
Des références discutables
La filière L (littéraire) a-t-elle été mieux lotie ? Parmi les sujets donnés, un même pastiche lui a été proposé, mais le modèle différait : il s’agissait d’imiter un texte de Robe-Grillet ! “En veillant à respecter l’atmosphère installée par ce début, était-il demandé, vous imaginerez une suite consacrée à l’arrivée d’un nouveau personnage dans le café. Vous vous inspirerez des procédés qui figurent dans le texte.” Franchement, quel intérêt ?
Car le thème de l’année était aussi, comme en ES et S, “le roman et ses personnages : visions de l’homme et du monde”. Un pareil choix conduit déjà à s’interroger sur la pertinence de ses tautologies. Un roman existerait-il donc sans personnage pour qu’on soit obligé d’en rappeler l’existence ? Quant à “l’homme” et au “monde” en question, connaît-on termes plus généraux et outils moins adaptés pour y réfléchir utilement ?
Dieu merci, quatre textes balisaient l’espace : La Vie de Marianne de Marivaux, Les Gommes de Robe-Grillet, L’Immortalité de Kundera, Les Âmes grises de Philippe Claudel. Voilà sans doute des références cardinales pour un élève de première, infiniment plus importantes qu’un Balzac, un Hugo, un Flaubert, un Stendhal, un Mauriac ou un Albert Camus ! Mais qu’importe, la culture est une attitude qui permet de faire son miel de tout, pourvu qu’on sache en extraire un peu de suc, s’il y en a, comme le fait l’abeille qui butine au hasard de fleur en fleur !
Seulement, quel sujet de dissertation a été réservé à ces élèves dits littéraires ? “Un roman doit-il chercher à faire oublier au lecteur que ses personnages sont fictifs ?” D’abord, un roman ne cherche rien du tout. C’est son auteur qui calcule, mais il est de bon ton aujourd’hui de le faire oublier aussi. La mode commande de ne parler que du “narrateur qui prend en charge le récit", comme dit le catéchisme formaliste ! Seulement ici le narrateur ne fait pas l’affaire ! Alors c’est le roman qui prend la place de l’auteur et planifie sa propre rédaction ! On est en pleine hallucination !
Ensuite, où est “la vision de l’homme et du monde” annoncée par le thème de l’année ? Manifestement les idées que les personnages peuvent incarner ne présentent aucun intérêt. Seul importe de savoir si dans une œuvre de fiction on doit faire croire ou non à “la réalité des personnages”. Car quel est l’antonyme de “fictif” sinon “réel” ?
Une conception erronée de la notion de réalité
Et voilà lâchées les catégories erronées qui sont au cœur de “la théorie implicite de l’information” et donc de l’enseignement que dispense l’Éducation nationale. Un sujet donné aux ES et S est de la même eau : "Dans quelle mesure ces portraits prennent-ils appui sur le réel ? Dans quelle mesure le transposent-ils ?" Un autre sujet de la section technologique demande “si la tâche du romancier, quand il crée des personnages, ne consiste qu’à imiter le réel.” Les visions de l’homme et du monde n’intéressent pas davantage. Du moins l’auteur retrouve-t-il son rôle essentiel.
En revanche, ce couple antagoniste “fiction/réalité” repose sur une conception erronée de la notion de réalité et donc de la notion d’information qui en découle, comme d’autres couples d’ailleurs tout aussi erronés que répandus, tels que “information/désinformation”, “vérité/mensonge”, “information/communication” ou “journal d’information/journal d’opinion”. Contre toute raison, l’École présente l’information à ses élèves comme “un fait réel” et non comme “la représentation d’un fait plus ou moins fidèle à la réalité qu’on livre volontairement, dissimule ou extorque”.
Cette opposition triviale entre “fiction” et “réalité” tend, en effet, à faire croire à tort que si l’on quitte “la fiction”, on accède à “la réalité” directement et non “par l’intermédiaire obligé de médias” (les cinq sens, les mots, les images, les silences, etc.) qui n’en livrent jamais qu’une représentation avec les distorsions propres à chacun. Et Dieu sait si les images et les mots laissent sur la représentation de la réalité livrée leurs empreintes spécifiques. “Ceci n’est pas une pomme”, avertit une légende de Magritte inscrite sur le tableau où il a peint une pomme : il est vrai que, si on perçoit bien le fruit sous un angle donné, on ne peut ni le saisir ni le manger. Dans tous les cas, on n’accède jamais au “terrain”, mais seulement à “une carte” plus ou moins fidèle, selon la formule heureuse de Paul Watzlawick.
Cette opposition fruste entre “fiction” et “réalité”, qui revient souvent dans les conversations, est source d’erreurs. Elles devraient désigner seulement les deux axes orthogonaux, formant abscisse et ordonnée, entre lesquels évolue “une représentation de la réalité” selon une courbe asymptote qui se rapproche de l’un ou de l’autre, mais sans jamais s’y confondre. Or, demander si un roman doit chercher à faire oublier que ses personnages sont fictifs, vise à faire croire que si on oublie qu’ils sont fictifs, ils pourraient être réels, alors qu’ils restent malgré tout “des représentations” oscillant sur la courbe asymptote entre les deux axes évoqués de la fiction et de la réalité. Au surplus, le roman est un mode d’expression de l’univers médiatique dont la particularité est d’être structurellement constitué d’illusions et de leurres.
En résumé, c’est exactement enseigner ce contre quoi met en garde ce proverbe prêté aux Chinois : “Qui voit le ciel dans l’eau, voit des poissons dans les arbres”. Si on prend l’image du ciel “fictive” que réfléchit l’eau, pour le ciel “réel” et non pour “une représentation du ciel”, il ne faut pas s’étonner de voir bientôt des poissons nager entre les branches des arbres qui s’y reflètent aussi. La voie est ouverte aux hallucinations.
Le savoir réduit au formalisme
Qu’il s’agisse de rédiger un pastiche ou de se référer à une conception erronée de la réalité, ces sujets ont en commun d’appartenir à une conception formaliste du savoir. Seule la forme – ou le contenant – est retenue comme objet d’étude, indépendamment des idées qu’elle sert à exprimer et de “la représentation de la réalité” qu’elle modèle – le contenu.
Or, pour l’éducation d’un adolescent, est-ce que ce ne sont pas les enseignements que livrent, par exemple, Madame Bovary ou les fables de La Fontaine qu’il importe de retenir en priorité ? En somme, la grande utilité que les générations suivantes peuvent trouver à un classique, n’est-elle pas de recueillir les enseignements tirés de son expérience qu’il a su formuler de façon exemplaire, pour en recevoir un utile éclairage sur les enjeux de la vie et y gagner un temps précieux afin “d’apprendre à vivre” avant qu’ “(il ne soit) déjà trop tard” ?
Un sujet du bac technologique a eu du moins le mérite d’approcher de la question, fût-ce maladroitement et même incorrectement puisque les inspecteurs généraux paraissent méconnaître l’usage du subjonctif après les verbes d’opinion à la forme interrogative exprimant une incertitude ! « Pensez-vous, était-il demandé, qu’un roman doit (sic) ouvrir les yeux du lecteur sur la vie ou bien au contraire permettre d’échapper à la réalité ? »
Ces sujets montrent que l’École enferme ses élèves dans la bulle spéculative d’un formalisme indifférent à la conception erronée qu’il se fait de la réalité. Seules importent des élucubrations sur le contenant – la forme – en ignorant le contenu – les idées. Que vaudraient les estimations d’un œnologue qui ne jugerait d’un vin qu’à la forme de la bouteille qui le contient ? On n’en croirait ni ses yeux ni ses oreilles. Pour le coup, la réalité dépasserait la fiction.
Paul Villach
(1) "Culture et démocratie seraient-elles incompatibles ?" Agoravox, 20 juin 2008.
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