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Les tueurs de mots

En relisant trente ans plus tard « L’invention de la France » de Hervé Le Bras et de Emmanuel Todd, j’ai eu des sentiments contradictoires. Le premier - le plus fort -, étant celui de l’amertume : trente ans après une étude magistrale qui avait marqué son temps et mis en déroute poncifs et lieux commun concernant l’identité française, il faut encore et toujours batailler avec des obsédés dangereux qui, n’ayant rien compris, restent volontairement « aveugles à la subtilité et à la vérité du génie national qui combine unité du projet et gestion pragmatique de diversité  ». Cependant, je me suis vite ressaisi, assumant qu’après tout cet ouvrage s’inscrivait sur le temps long, celui qui dépasse une vie ; que j’étais, comme l’indique ce livre à plusieurs reprises, prisonnier du temps court, celui d’une vie qui voudrait voir aboutir la raison avant la mort. Certes le temps s’est accéléré, devenant une parodie de l’Histoire, certes la superstructure dirigeante, hommes politiques et médias mais aussi - et de plus en plus - le monde intellectuel, agissent et réagissent, chacun en son domaine, à l’instant - roi, tournant le dos aussi bien au savoir et ses acquis, qu’aux responsabilités qui sont les leurs et qui consistent à s’inscrire dans un processus prenant en compte le passé pour tracer l’avenir. 

Imperturbable à leurs agissements quotidiens futiles, malgré eux pourrait-on dire, leur pays suit cependant son cours, fait de complexité, de diversité imaginative, brassant cultures, us et coutumes, traditions, phagocytant les dérives et autres aventures déstabilisantes.

Comme ce livre l’indiquait il y a plus de trente ans, ce n’est pas en les certitudes fantasques et anti - historiques où réside le danger, mais chez leurs autoproclamés défenseurs, leurs discours et leurs agissements. Car si « la France qui combine unité administrative et diversité anthropologique est en Europe, et probablement dans le monde, une exception historique », si « la France n’est ni unitaire ni bipolaire  » ceux qui militent pour le contraire, ceux qui voudraient lui imposer une pureté anthropologique, une bipolarisation culturelle, ethnique ou politique n’attaquent pas moins que le socle fondateur de ce pays, voir son destin fait de complexité assumée. 

La culture de l’instant et de l’éphémère (auquel nous sommes désormais confrontés) ne produit que de l’irresponsabilité. Le mensonge, la manipulation, les contre-vérités, les slogans, sont certes, du fait même de l’instantanéité de l’information, répertoriés et condamnés ; mais l’instant roi, qui remplace toute information par la suivante voue à l’oubli ces critiques, les noie dans une mer de paroles et de signes, rendant le mensonge instantané, l’amputant de la durée critique, lui permettant de renaitre comme un phénix. Il ne reste - ersatz du débat - que la force répétitive de la publicité mensongère désormais régissant notre quotidien.

Les mots, travestis à l’excès, ne sont plus porteurs de sens. Surtout ceux de valeur, culture, civilisation, vision, projet, destin, idée, etc. En dirigeant la campagne électorale sur ces mots galvaudés, torturés, manipulés, vidés de leur essence, en les ampute de leur ultime bouclier, celui de la mémoire collective et du prix payé, génération après génération, pour qu’ils signifient encore et contre vents et marées quelque chose. Ce que la violence de l’Histoire n’a pas réussi, le ridicule risque de le faire. « Tant que durera la diversité française, la France sera condamnée à la tolérance  » soulignaient Le Bras et Todd en avant propos de leur ouvrage. Certes. Mais celle-ci reste le produit du temps long et risque de se perdre par l’action combinée des adorateurs de l’insignifiance et de l’instant, les fossoyeurs de la démographie, les bourreaux du savoir et les négationnistes de la statistique. 


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8 réactions à cet article    


  • leypanou 27 février 2012 11:57

    Excellent article toujours comme d’habitude.

    « Tant que durera la diversité française, la France sera condamnée à la tolérance » : n’en déplaise aux FNistes et autres UMPistes, c’est le sens normal de l’histoire et les réactionnaires de tous bords n’y pourront absolument rien.


    • Mais dans quel monde vit-on ? 27 février 2012 12:56

      « ..c’est le sens normal de l’histoire... » smiley smiley smiley

      Et c’est le sens normal de la tolérance que de finir pas tolérer l’intolérable par fidélité au principe que l’on s’inflige !!!


    • Mais dans quel monde vit-on ? 27 février 2012 12:58

      Correction :

      ...par tolérer l’intolérable...


    • Mais dans quel monde vit-on ? 27 février 2012 12:54

      « Le premier - le plus fort -, étant celui de l’amertume : trente ans après une étude magistrale qui avait marqué son temps et mis en déroute poncifs et lieux commun concernant l’identité française... »

      Ils sont rigolos, les gauchos... Ils sont définitivement incapables de comprendre que les questions d’identité et d’appartenance sont du domaine des sentiments - le racisme aussi, soit dit en passant - et que la raison n’y peut rien.

      Qu’est-ce qu’il en a à foutre, le Français attaché à la France que Marine Le Pen saluait hier, à Châteauroux - avec des accents qui sont interdits au cosmopolite issu de l’immigration Sarközy et à l’internationaliste Hollande -, d’être aveugle «  à la subtilité et à la vérité du génie national qui combine unité du projet et gestion pragmatique de diversité  » ?

      S’il ne se limitait à un haussement d’épaules, il pourrait aussi demander, ce Français, quand est-ce que la France a géré pragmatiquement la diversité et sous quels gouvernants ?

      Parce que cette gestion, moi, je ne vois pas en quoi elle a consisté, si ce n’est dans l’attente du phagocytage des immigrés par la population de souche, avant de déboucher sur la croyance insensée que le processus allait se reproduire, tout pareillement à l’insu du plein gré des de souche, avec des millions d’étrangers alterculturels et allogènes.


      • Emmanuel Aguéra LeManu 27 février 2012 13:21

        Aloura, lou gardarem, lou nostre Larzac ?

        Merde, tels qu’on est partis, les amis, il va falloir instituer un ministère de la tolérance nationale dans le prochain gouvernement...

        Encore dans le mille par notre titreur d’élite, Michel Koutouzis.


        • terreetciel terreetciel 27 février 2012 16:00

          on écrit :
          Alara lo gardarem lo nostre Larzac


        • bigglop bigglop 28 février 2012 01:18

          Merci @Michel pour cet excellent article sur la tolérance et la compréhension d’autrui.
          En résumé, nos différences nous enrichissent.


          • L’Ankou 28 février 2012 07:29

            L’essai de Todd et Le Bras m’a très profondément marqué. Il est recommandé aux étudiants en sociologie pour appréhender le fait social par l’exemple. J’en ai adoré la lecture.

            Replacé dans le contexte actuel, ce livre contient un antidote puissant contre deux travers, deux réductions, deux appauvrissements courants : d’une part la bipolarisation, qui raisonne en termes de bien et de mal, logique binaire, manichéenne... d’autre part la hiérarchisation linéaire, qui raisonne sur une échelle unique de valeur et qui présume que certains sont supérieurs aux autres, qu’une supériorité dans un domaine (comme par exemple, l’échelle des revenus) témoigne naturellement d’une supériorité naturelle dans plein d’autres domaines, des droits au pouvoir, à se placer au dessus des lois... c’est la logique des beaux, des riches, des puissants, et, curieusement, une logique admise par des classes sociales qui n’y ont aucun intérêt...

            Le bouquin de Todd et Le Bras n’aborde rien de ces questions mais permet de les résoudre en ouvrant l’esprit à d’autres logiques, des appréciations géographiques, notamment, c’est à dire planaires, où il n’y a ni dessus ni dessous, ni infériorité ni supériorité, mais simplement diversité, positionnements différents, spécialisation locale, adaptation spécifique au lieu ou à l’histoire propre, collective ou individuelle...

            Et le plus extraordinaire est la possibilité de faire vivre ensemble ces diversités.

            Le parti pris de l’ouvrage est ouvertement universaliste. Il est probablement anti-communautariste en ce qu’il indique que les communautés peuvent se dissoudre dans un élan commun sans y perdre leur identité.

            Prolongée de nos jours, la démarche de ces chercheurs (à propos, le sont-ils encore ?) conduirait à se choisir des sujets de thèses sur, par exemple, la façon dont les communautés qui paraissent ou prétendent s’isoler de la France et de ses lois, inventent une façon proprement française de le faire, de revendiquer des racines et des influences externes...

            Après, il faudrait ouvrir les yeux sur ce phénomènes à ceux qui se prétendent effectivement les gardiens de « notre » culture, pour les convaincre que ne pas « intégrer » ces composantes à ladite culture est une hérésie contre cette culture même.

            Un avantage essentiel de ce livre est de priver de fondement l’appropriation du patriotisme par des crétins obtus, chauvins et souvent racistes. Ce patriotisme change alors de camp politique et s’élève en vertu. Par exemple, cette lecture permet d’être de gauche et fier d’être Français, aussi bien que honteux de la façon dont ce patriotisme est confisqué par l’’extrême-droite.

            Le problème incident, mais lointain, est que l’universalisme français comporte aussi, dans une certaine mesure, une illusion « civilisatrice » tournée vers l’extérieur et qui a pu, par le passé, légitimer un colonialisme. C’est à mon avis la décolonisation qui a pu faire basculer certains vers le repli nationaliste et qui l’a droitisé résolument. C’est ce qui a affaibli les convictions pour une France d’intégration, et qui conduit plus ou moins à une construction « à l’américaine », où la mondialisation pousse à la constitution de communautés assez étanches au lieu de conserver une unité de destin.

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