Les uns sur les autres
Nous vivons les uns sur les autres. Dans nos espaces citadins, coincés entre deux tours et trois parpaings, nous consommons, nous suivons, nous réagissons, nous attendons…quelque chose qui jamais ne vient.
Nous rêvons : de liberté, de grands espaces, de joies simples et quasi enfantines...et dans nos automobiles immobiles ou nos métros surpeuplés, les yeux rivés sur notre maître à tous, l’écran du mobile, de la tablette, de l’ordinateur, de la télévision, de l’afficheur, de nos montres, de nos vies…qui défilent, insensibles et éphémères, trop vite dépassées par ces heures cramées en de vaines futilités, nous nous épuisons, lentement mais sûrement.
C’est le but.
Sur les réseaux sociaux où, de polémiques à deux balles en affichage de nombril, nous présentons aux autres le masque de notre sociabilité, le masque de notre vie idéalisé, le masque de notre image faussée de cette réalité projetée que nous fantasmons les uns sur les autres.
Nous nous mentons à nous-mêmes, mais nous le savons. Mais le pire, ça n’est pas ça : nous mentons aux autres, et refusons de le voir. Nous affichons le masque poli et affable de la civilisation, mais sous ce fragile vernis persiste le sauvage prêt à égorger son voisin, à défoncer le crâne de celui qui se dresserait sur le chemin de cette dernière boîte de conserve, de ce dernier litre d’eau, qui un jour nous sera indispensable à nous et à notre famille, et pour lesquels nous serons prêts, sans hésiter à marcher sur les autres.
Et nous savons, tout au fond de nous, que ce moment est pour bientôt.
Verticalités
Paradoxalement, au fur et à mesure que nous nous entassons, les uns sur les autres dans nos immeubles surélevés, nos maîtres s’étalent de plus en plus.
Leurs villas font plusieurs centaines voire plusieurs milliers de mètres carrés ; leurs terrains se comptent en dizaines d’hectares ; leurs châteaux sont à la démesure des parcs qui les entourent…et ils se délassent dans des golfs qui jamais ne connaissent le manque d’eau en pleine sécheresse historique.
Le grand luxe, le vrai luxe, c’est de ne plus compter l’espace qui vous sépare des autres. C’est de se couper de la masse, pour ne vivre qu’entre soi, qu’entre étalés, à la mesure de sa démesure.
C’est de louer une île pour le week-end, de privatiser les Champs Elysées pour faire ses achats de Noël, de réserver une corniche entière pour fêter l’anniversaire du petit dernier, en toute tranquillité. Aux autres les courses dans les supermarchés bondés, les salles des fêtes à la promiscuité foireuse, les vacances au camping de la forêt cramée, et les colocations entre intellos précaires qui peinent à boucler les fins de mois, même avec des pâtes à tous les repas.
Cette verticalité physique des gueux, est étrangement confirmée par la verticalité absolue du pouvoir.
Car en "démocratie", nous sommes soi-disant libres.
Libres de choisir entre un maître et un autre ; libres d’obéir à l’ordre établi par et pour ceux qui ont tous les droits, et le premier d’entre eux : être au-dessus de nous.
Quel réseau démentiel faut-il pour se présenter aux élections ? Pour devenir PDG, ou administrateur d’un grand groupe du CAC40 -ou encore mieux, membre du club du Siècle ?
Être un dominé, un exploité, un sans-dents, c’est avant tout jouir de ses droits civiques à l’acceptation : accepter que la pyramide ait un sommet, et que son poids toujours plus lourd et plus démesuré repose exclusivement toujours plus, sur les mêmes épaules.
Accepter de voter.
Accepter de veauter.
On vote pour ses maîtres, qu’ils soient de droite ou de gauche, car bien sûr, en définitive c’est ce qui nous permet d’accepter notre sort sans broncher.
Acceptation
Cette acceptation est la base du contrat social : tu me donnes suffisamment à bouffer, et toujours de quoi m’amuser, panem & circenses, et je te laisserai tranquillement t’étaler.
Ce contrat fut passé il y a bien, bien longtemps, lorsque le premier maître construisit la première clôture, et décréta que le premier terrain sur lequel il se trouvait était à lui…pour la première fois.
Ce système bien huilé a eu le mérite de s’autoréguler durant des millénaires : que le maître vienne à rompre le contrat, et nécessairement la sanction arrivait tôt ou tard, sous la forme d’une réclamation, d'une revendication, déposition, d'une révolte, voire d’une révolution, avec tous les désagréments qui à chaque fois, allaient avec.
Mais à chaque fois, on ne changeait que de maître, pas de système.
Se choisir un nouveau maître, nécessairement plus hypocrite que le précédent, là était la vraie question : le nouvel occupant au sommet de la pyramide serait obligatoirement plus conciliant, plus coulant, plus dissimulateur, le temps de faire ses preuves.
La parole a ici une vraie utilité, quasi magique : j’ai toujours été frappé par la capacité des mots de convaincre, et de susciter le consensus au-delà de la logique, et du raisonnable.
Un bon orateur a toutes les chances devant lui, et il peut, littéralement, vous faire avaler des couleuvres, c’est-à-dire quelque chose qui peut potentiellement vous tuer.
Travaille encore et toujours plus, parce que c’est pour ton bien.
Décale l’âge de ta retraite, accepte de toucher moins d’assurance chômage, d’être moins bien remboursé par la Sécurité Sociale, de voir tes gosses être moins bien instruits que tu le fus…accepte que les Services Publics auxquels tu étais attaché se délitent et s’effondrent de plus en plus…accepte la fin de l'abondance, embrasse la fin de l'insouciance....tout ceci, c’est pour l’intérêt supérieur de la nation.
Donc à la fin, pour ton intérêt.
Accepte l’ordre établi, ne moufte pas, ne conteste pas, paie tes impôts et on te laissera tranquille.
C’est pour ton bien.
Le culte du cargo
Hélas, exponentiellement hélas, nous arrivons aux limites de ce système multiséculaire.
Ce sont des limites physiques : il y a une limite à l’appétit d’un Jeff Bezos, et même lui le reconnaît.
« Aujourd’hui pour satisfaire aux besoins énergétiques de notre société en perpétuelle croissance, il faut en gros recouvrir de panneaux solaires un état comme le Delaware. Or d’ici 2050, si nous continuons avec 2% de croissance annuelle, il faudrait recouvrir l’intégralité de la terre. C’est pourquoi nous n’avons d’autre choix que d’aller dans l’espace. Il nous faut désormais exploiter, coloniser le système solaire ! »
Ce qui pourrait apparaître comme un délire de milliardaire déconnecté du réel fait désormais bien sens : leur verticalité s’exprimait du haut vers le bas, mais ça c’était quand la terre qui nous porte tous acceptait encore le deal.
Désormais, leur verticalité tend aussi à partir vers le haut : il leur faut s’extirper de ce bourbier qui se dessine, ce bourbier sur lequel ils ont bâti leur fortune insensée, ce bourbier qu’ils ont créé.
La terre n'en peut plus du deal, et elle est en train de déchirer le contrat.
Elle commence à se secouer furieusement l'échine, et très bientôt elle se débarrassera de ces parasites irritants, qui la font souffrir en permanence, sans aucun égard pour tout ce qu'elle a pu leur offrir gentiment et gratuitement durant toute leur misérable existence.
Partons dans l’espace donc, parce qu’ici, ça commence à devenir de moins en moins hospitalier.
Depuis quelques temps, ça saute de plus en plus aux yeux : le climat part en sucette, et surtout les ressources, ces précieuses ressources que nous cramons à toute vitesse, viennent à manquer pour la masse. LA distinction est d'importance : dans leur esprit, nos maîtres veulent désormais que nous acceptions la fin de l'abondance. La nôtre, pas la leur bien sûr.
La leur est destinée à durer mille ans, mais devinez quoi : désormais les gueux lèvent de plus en plus la tête vers le ciel, et, de leurs métros surbondés, voient passer de plus en plus de jets privés. Il leur faudrait donc accepter de « payer le prix de la liberté » ? Mais on ne leur avait pas tout dit : « la liberté » de qui exactement ?
Accepter de se les geler en hiver pour un Ukrainien -mais pas pour un Irakien, un Yéménite ou un Libyen ? Accepter de subir des coupures de courant pour que le système « démocratique » continue de perdurer, à grands coups de flashball erratique, de lois liberticides et de technocontrôle généralisé ?
Il faudrait payer la liberté de nos maîtres, leur liberté de se déplacer librement et sans contraintes, leur liberté de s’étaler toujours plus, et leur liberté, pour ce faire, de nous opprimer toujours plus.
La société qu’ils nous dessinent est leur rêve, et notre cauchemar.
Et les gens du commun de commencer à le comprendre.
La fameuse "Grande Démission" par exemple.
Sans bruit, 50 000 abandons de poste chaque mois.
Car comment dire... Une société où nous serons tous et toutes exploités en temps réel, et gérés comme un bon troupeau automatiquement par l'IA, acceptant de bonne grâce les pénuries, la faim, le froid, le contrôle…le mauvais sort… pendant que nos maîtres, dieux parmi les hommes, pourront jouir quelques siècles supplémentaires des énergies fossiles et des bienfaits du progrès : Il est évident que nous finirons tous par croire qu’ils sont vraiment des dieux dans leurs machines volantes.
Car, faute d’école, de Service publics, et de stimulation intellectuelle autre que les écrans débilitants, nous redeviendrons des serfs incultes et ignorants.
Une émancipation à l’envers.
Nous remettrons en place le culte du cargo, comme ces autochtones des lointaines îles de Mélanésie, attendant les miraculeuses conserves de nourriture amenées par les dieux sur leurs chars volants.
Nous leurs construirons des autels, et, tels des sectateurs zombifiés, nous nous prosternerons à chaque nouveau passage de jet privé.
Attendant la manne céleste, les uns sur les autres.
Libres et heureux.
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