Les Victoires de la musique : une supercherie absurde
Les 15e Victoires de la Musique classique étaient diffusées, mercredi 13 février 2003, sur France 3 depuis la Halle aux Grains de Toulouse avec l’Orchestre national du Capitole. On ne va pas se plaindre qu’une chaîne du service public offre en première partie de soirée la possibilité d’un enchantement au gré des musiques sublimes qu’une civilisation a pu produire depuis des siècles.
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On finirait par les oublier à force d’être matraqué quotidiennement de scies et de tubes nasillards à battements de batterie frénétiques que radios, télés déversent, sauf exception, à longueur de journée et dont résonnent supermarchés, appartements et voitures de passage.
L’enchantement est décuplé à voir du bout de ses doigts un pianiste ou un violoniste élever une mélodie enchanteresse qu’il connaît précisément, à force de travail depuis tant d’années, sur le bout des doigts. La sûreté tranquille avec laquelle on les voit courir et se poser sur les touches ou les cordes, semblant les effleurer à peine quand pourtant ils les frappent ou les pressent avec précision, est un plaisir des yeux qui accroît celui de l’écoute.
Une supercherie absurde
Mais pourquoi faut-il donc, par une cérémonie de distribution des prix guindée, faire croire que tous ces artistes peuvent être mis en concurrence et que l’un l’emporte nécessairement sur les autres ? Que le jury soit composé d’experts, comme dans les concours de patinage artistique, ou d’un groupe de 40 000 pékins qui votent comme ici, quelle légitimité accorder à son choix quand non seulement les artistes ont atteint un égal niveau d’excellence, mais diffèrent les uns des autres ?
Que signifie mettre en compétition dans la catégorie « artiste lyrique » les sopranes Natalie Desay et Sandrine Piau avec le ténor Rolando Villazon ? Est-ce que ça a davantage de sens de devoir choisir dans la catégorie « révélation soliste instrumental » entre le claveciniste Benjamin Alard et les pianistes David Greilsammer et David Fray ? Autant décider que le loup de mer en papillotes est meilleur que le gigot d’agneau, que la pizza l’emporte sur la paella, ou qu’un bordeaux n’approche pas d’un bourgogne en saveur ! C’est absurde !
Un mépris profond des profanes
Et pourtant combien de gens dits sérieux se prêtent à ce jeu sans y croire eux-mêmes ? Ce qui importe est de pouvoir se réclamer d’un argument d’autorité qu’on affichera sur son CD : Victoire de la musique 2008, comme d’autres sur leur film brandissent un Oscar, un César, un Lion d’or de Venise ou une Palme d’or du Festival de Cannes. Cette stratégie commerciale vise la masse des ignorants, ou peu s’en faut, dont il s’agit de déclencher la pulsion d’achat en stimulant par ce leurre leur soumission aveugle à l’autorité, qui est le réflexe fondamental qu’inculque l’éducation.
Nul n’est dupe sauf les gogos dont on guigne les sous, mais qu’on méprise assez pour les égarer et leur faire croire que les œuvres de l’esprit ou leurs interprètes peuvent être primés au détriment de supposés rivaux dans des foires comme celles où des bestiaux sont soumis à l’œil expert de maquignons.
Deux bonimenteurs, centre de l’univers
Le cérémonial déployé est à la hauteur de la supercherie. Deux bonimenteurs, une commère et son compère, chargés de la remise des prix et de l’enchaînement des extraits musicaux, accaparent de leur babil l’attention derrière un lutrin de verre. La commère, la très jeune Marie Drucker, parade avec toute l’inconscience de son âge et l’ivresse d’exister sous les regards. Elle confond Halle aux Grains et Halle au Blé. C’est comme entre les artistes à distinguer, la différence n’est pas si grande. Au moment d’ouvrir l’enveloppe, elle minaude pour faire durer l’attente avant de révéler le gagnant. Puis elle y va de ses félicitations mécaniques quand il la rejoint au pupitre, lui dictant même sa conduite, le temps qu’il reprenne son souffle et ses esprits. Il entonne alors l’inévitable litanie de remerciements à celles et ceux sans qui il ne serait pas là ce soir. Le prenant par l’épaule, Frédéric Lodéon, le compère, lui souffle au besoin le nom de l’autorité ou de l’éditeur qu’il n’aurait garde d’oublier. Publicité oblige.
Car le véritable lauréat de la soirée c’est lui, Lodéon, qui n’hésite pas à rappeler au passage ses titres de musicien pour y prétendre. Tout en rondeurs, frémissant d’aise, épaules voûtées comme un chanoine sous son camail, il cligne des yeux de contentement sous ses lunettes. C’est qu’il connaît tout le monde et les plus grands d’abord aujourd’hui disparus comme le violoncelliste Mstislav Rostropovitch : pour lui, il est « Slava ». La cantatrice Régine Crespin lui est aussi proche : il l’affuble du diminutif ridicule de « Crespinette ». Mais il n’est pas moins l’ami des talents d’aujourd’hui plus ou moins jeunes : il les tutoie, rapporte même leurs récents propos de table, riches en flagorneries. Il est à la musique ce que l’animateur Nelson Monfort est au patinage artistique avec la traduction anglaise simultanée en moins. Le dithyrambe coule naturellement de sa bouche et porte jusqu’au pinacle tous ces artistes qui, de Tokyo à Los Angeles en passant par Vienne, sont allés de triomphe en triomphe. Peut-il en être autrement pour des divas ?
Et forcément le flot d’éloges convenus charrie les clichés qui vont avec. Il feint ainsi de se raidir en gardant le sourire à la montée d’une émotion affectée au souvenir de la mort qui a ravi le maître, forcément charismatique, à l’affection des siens. N’en doutons pas ! Il est toujours vivant ! Il nous écoute là-haut au paradis des artistes. Puis, sans plus ralentir son débit, le ton badin, il rappelle en trois mots l’argument de l’extrait musical qui va suivre : ce peut être d’une atrocité rare, une affaire de cadavre, par exemple, entre amants. Qu’importe ! « Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil », puisque tout finit bien et qu’il s’agit de contes. En bâillonnant les mots, la musique réconcilie tout le monde.
Le comble est que ce type de manifestation se veut pédagogique pour le profane. L’animateur Jean-François Zygel a sans doute su, dans un sketch bien réglé, présenter les diverses voix de l’orchestre pour qui ne les connaîtrait pas. Mais quelle image de l’artiste est-il donné au profane si on lui fait croire qu’en musique, comme en athlétisme, c’est le plus fort qui gagne, et qu’on l’exhibe entre deux bonimenteurs, ému, la gorge nouée à ne pouvoir, sauf exception, dans le temps compté donné et compte tenu de la figure imposée, énoncer que des banalités à pleurer à la façon d’un footballeur inculte ? Paul Villach
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