Les vivants et les morts

Tout se passe comme si, depuis plus de trente ans, le système, servi par ses valets de gauche ou de droite, n’avait qu’une idée : nous infantiliser en nous faisant jouer dans les bacs à sable, cependant que les bons apôtres gèrent alternativement le pays en nous répétant sur tous les temps, sur tous les tons, qu’ils savent beaucoup mieux que nous ce qui est bon pour nous. Que ce soit en matière de vie privée ou d’actes publics, sur ce que nous mangeons, buvons, fumons et aimons, comme sur nos préférences en matière de sexualité, de société ou de mode de vie, ils ont appliqué sans relâche le sacro-saint principe de précaution. On pense à vous, on ne veut pas que vous preniez de risques, comme si toute vie n’est pas métier à risques. Or, le récent coup de tonnerre financier – dont les effets se feront sentir pendant des années – oblige qu’on le veuille ou non, chacun de nous à faire son bilan de vigilance.
En fait, depuis la fin des trente glorieuses, l’invitation à l’audace, à l’initiative et au combat eût tôt fait d’être remplacée par le recours à la couardise, à l’assistanat et à la protection. Au « Je suis libre en choisissant de me créer autre à partir de ce qu’on a fait de moi » de Sartre, s’est substitué le « Je suis une victime de la société et de l’Etat. Où sont mes indemnités ? » des autruches. Pendant ce temps, le représentant du peuple, mué en assistante sociale et transformé en distributeur de subventions, s’adonne sans joie à son travail de Sisyphe, colmatant une brèche routière par ici, posant une cautère sur une jambe de bois audiovisuelle par là, courant dans tous les sens comme un poulet en batterie à qui l’on a coupé le cou, en priant tout bas le dieu des sondages de le bénir pour la prochaine échéance électorale. D’où cette atmosphère de basse-cour enfiévrée et cynique dont les cocoricos parlementaires résonnent tous les mercredis dans les fenestrons, lors de la séquence des questions orales. Tant que « la crise » ne s’était pas invitée en force dans le spectacle, la pièce pouvait se jouer sans trop d’accrocs : les routiers bloquaient la circulation, les cheminots stoppaient des trains en rase campagne, les infirmières faisaient la grève des bandages herniaires, les médecins prenaient des week-ends prolongés, les employés des postes tiraient sur leurs 35 heures, gendarmes et policiers prenaient à leur tour le pavé. L’Etat créait une commission, allongeait des subventions et tout rentrait dans un désordre accepté, faute d’être contrôlé. Comme d’habitude, les riches obtenaient des milliards, les nantis des millions, les salariés quelques billets de mille, les pauvres cent euros : pas question, en effet, d’inverser tant soit peu les plateaux de la balance. Il faut savoir hiérarchie garder. Les escrocs escroquaient, les dealers dealaient, les voleurs de supermarchés étaient classés en pertes et profits, les voitures flambaient et les carreaux cassaient.
S’ajoute à cela le gigantesque tsunami de culpabilité dont nos élites bien-pensantes se sont fait les meilleurs ustensiles. Combien de fois, depuis un certain 11 septembre, n’a-t-on point entendu l’argumentaire affligé selon lequel il fallait expliquer les vols au-dessus d’un nid de New York, par l’humiliation, la frustration, la persécution ? Combien de fois a-t-on répété qu’il ne fallait pas répondre, pas de provocation, ne rien faire en Afghanistan et laisser les petites filles qui vont à l’école de Kandahar se faire arroser d’acide par les talibans ? Certes, il s’agit de dictatures terribles, mais tant qu’ils ne bombardent pas chez nous, on peut s’arranger, après tout il faut les comprendre, nous les avons colonisés, exploités, nous sommes l’Occident criminel. C’est notre faute, c’est notre faute, c’est notre très grande faute. Admirable comportement des « Munich-ta-mère » qui oublient totalement, en bons idiots utiles, qu’il faut choisir toujours et partout entre la position debout et la fuite couchée, entre Daladier et de Gaulle, entre Chamberlain et Churchill, entre le lâche soulagement et la résistance à tous les totalitarismes.
Nos belles âmes républicaines, laïques et obligatoires, se retrouvent dans leur grande majorité face à la violence, à la magouille et au fanatisme contemporain, comme des lapins devant une colonie de cobras : tétanisées par la crainte, immobilisées par la mauvaise conscience. L’infantilisation généralisée a fait son travail. L’épisode constamment renouvelé qui consiste à siffler la Marseillaise dans les stades relève de la même lobotomisation. Des milliers de spectateurs manifestent bruyamment qu’ils n’ont rien à cirer de ce pays d’accueil qui les parque dans des voies sans issue et des boulots kleenex. Face à eux, la gauche divine, les nantis sympathiques et pénétrés de leur grandeur d’âme, ne comprennent pas ce qui se passe et pourquoi ils reçoivent des taloches alors que leurs mains sont aussi gentiment tendues. Un peuple qui ne sait plus se tenir devant une quelconque adversité, ne peut être que mal barré face aux difficultés à venir.
Tout est lié. Les sanglots de l’homme blanc et la communautarisation, la peur de se battre au nom d’une laïcité plus que jamais nécessaire et l’envie aussi pérenne que démangeante d’hiberner dans un préservatif, bien protégé des rumeurs et des dangers du monde. Chacun sait qu’il n’y échappera pas, mais faisons semblant : encore une minute, monsieur le bourreau…
Face à l’infantilisation, les valeurs. Universelles, quoi qu’en pensent nos vierges folles de la tiers-mondanité et du relativisme multiculturel. Aide aux populations qui ne passe pas par leurs roitelets corrompus et massacreurs, liberté de pensée, d’expression, partout, place faite aux femmes traitées encore, çà et là, au Nord comme au Sud, en putes et soumises, alphabétisation et libre circulation planétaire des mots et des idées, ce privilège étant jusqu’ici réservé au fric, aux esclaves, à la drogue et aux armes. En fait, seul l’enseignement du courage, de la lucidité et du refus systématique de toute oppression, nous fera sortir de cette hébétude juvénile qui vise à faire de la France une maison de retraite et de soins palliatifs en même temps qu’un musée de cire et de son. Ça suffit comme ça. Basta cosi.
J’ai écrit « Précis de décomposition française » (Albin Michel) justement pour évoquer ceux dont on ne parle que dans les sondages et chez les proctologues de l’intestin sociétal. Et je termine mon livre par le magnifique poème écrit par André Zirnheld, parachutiste de la France libre, mort au combat en juillet 1942, à 29 ans, et fait Compagnon de la Libération à titre posthume en 1943 :
Je m’adresse à vous, mon Dieu, car vous donnez
Ce qu’on ne peut obtenir que de soi.
Donnez-moi, mon Dieu, ce qui vous reste.
Donnez-moi ce qu’on ne vous demande jamais.
Je ne vous demande pas le repos
Ni la tranquillité
Ni celle de l’âme, ni celle du corps.
Je ne vous demande pas la richesse
Ni le succès, ni même la santé.
Tout ça, mon Dieu, on vous le demande tellement
Que vous ne devez plus en avoir.
Donnez-moi, mon Dieu, ce qui vous reste.
Donnez-moi ce que l’on vous refuse.
Je veux l’insécurité et l’inquiétude.
Je veux la tourmente et la bagarre
Et que vous me les donniez, mon Dieu,
Définitivement.
Que je sois sûr de les avoir toujours
Car je n’aurai pas toujours le courage
De vous le demander.
Donnez-moi, mon Dieu, ce qui vous reste.
Donnez-moi ce que les autres ne veulent pas.
Mais donnez-moi aussi le courage
Et la force et la Foi.
Car vous êtes seul à donner
Ce qu’on ne peut obtenir que de soi.
18 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON