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Lettre d’Alexandrie : de l’abstraction poétique du compas

En me perdant dans les rangées pourtant bien ordonnées de la bibliothèque d’Alexandrie, je ne peux m’empêcher de penser que, tout compte fait, nous ne sommes que les bâtards d’Anaximandre et d’Hérodote…

Christian Jacob disait, lors d’un colloque organisé au Centre Pompidou : « l’histoire de la cartographie peut se raconter comme la détérioration progressive de la perfection géométrique des origines, ou encore comme l’irruption du désordre et de l’aléatoire dans le cadre de la raison : le contour du cercle se brise en anfractuosités innombrables, les proportions parfaites de la figure tracée au compas subissent une anamorphose… ».

Anaximandre conceptualise. Son questionnement n’est pas comment est la terre mais qu’est-elle. Il conclut que c’est une sphère, un centre et une périphérie et la reproduit sur ces cartes en conséquenceHérodote voyage et raconte des Histoires. Pour lui, la question n’est pas qu’est-ce que la terre, mais plutôt qui sont les hommes, et, éventuellement, que font-ils. Il est très critique envers ceux qui représentent le monde rationnellement : Je ris, écrit-il, quand je vois que beaucoup ont déjà dessiné des circuits de la terre sans qu’aucun en ai donné un commentaire raisonnable. Pour eux, la terre serait toute ronde, comme faite au compas, et ils font l’Asie égale à l’Europe.

 Il ne s’agit pas ici d’opposer la rationalité conquérante, représentant abstraitement l’univers, à la praxis ludique, porteuse de bonnes et de mauvaises nouvelles, de celles qui altèrent la perfection conceptuelle. Il ne s’agit pas non plus de discourir sur l’objet et sa représentation à travers les âges. C’est des frontières, des limites comme projet artistique, qu’il faut parler. D’où cette première frontière qui partage le monde entre ceux qui pensent rêver et agissent en conséquence, les visionnaires sans frontières pourrait-on dire en souriant, et ceux qui observent, décrivent et gèrent une trivialité quotidienne encadrée. Les premiers, paradoxalement, se disent scientifiques. Les seconds, tout aussi bizarrement, se voient comme des aventuriers remontant l’Orénoque…

Le quotidien a besoin d’abstraction. De peurs et de désirs. Les statuettes cycladiques ou la Lady Sleeping de Malte, vieilles de plusieurs millénaires, indiquent que les sociétés humaines, toutes accrochées aux règles, aux lois et aux limites qu’elles promulguent pour leur vivre ensemble sont, en même temps, des adoratrices de l’abstraction, de l’insolite symbolique, du rêve et du mythe. En d’autres termes, les sociétés ont besoin, à la fois, de créateurs de rationalité sécurisante (Anaximandre) et de raconteurs, de fabulateurs exotiques et visionnaires (Hérodote). 

Deux ans avant la révolution française, les parlementaires de Pau, observant les envoyés du roi qui essayaient de délimiter les frontières pyrénéennes réagirent avec humour face à cette tâche prométhéenne : « Quelque soit la démarcation que l’on prenne, il y aura toujours un point de contact, un véritable point mathématique » lit-on dans leurs archives. Aux agissements des humains, à leurs habitudes faisant fi du désir d’ordre royal, à la convivialité des vallons et des pâturages partagés, ils ajoutent la science, le point mathématique, comme un défi rationnel supplémentaire emprunté à l’évidence. Une fois encore, Anaximandre a besoin d’Hérodote (et vice versa). Les béarnais saisissaient déjà que les lois de la nature tout comme les pesanteurs de la culture et celles de l’Etat sont contradictoires au sein des espaces limitrophes : le cercle encore, avec son centre et ses compas et la périphérie, celle qui sait qu’il existe un ailleurs, juste à côté…

C’est tout le problème des frontières : plus en s’en approche, et moins elles ont de sens.

Pour parler des frontières, mieux vaut donc emprunter le concept des Grecs : au terme guerrier de front, lieu défini comme départageant l’autorité, ces derniers proposaient l’identification consentie et toujours recommencée des synora, espace des caravaniers et des marins, un no limit avant la lettre au sein d’un monde ordonné par la raison et pourtant mystérieux pour tout aventurier imaginatif raconteur d’histoires, chercheur d’anamorphoses désirées.

Anamorphoses produites aussi bien par l’Autre venu d’ailleurs que par soi- même en quête d’inconnu. Inconnu qu’il faudra bien cartographier un jour, ne serait-ce que pour partir vers des nouvelles aventures, des espaces indéfinis nouveaux. 

L’abstraction des déesses cycladiques de la fécondité rassure des peurs existentielles. Les cartes d’Anaximandre confortent la raison. L’abstraction de Marc Rothko stimule la subjectivité onirique tandis que la cuve commune où coexistent fables et faits réels chez Hérodote ouvre grandes ouvertes les autoroutes du possible. Toutes ces démarches, complémentaires, ne conçoivent la frontière que comme un point de passage, un outil et certainement pas une limite.

Comme tout interdit, la frontière n’a de sens que si elle est franchie. 


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3 réactions à cet article    


  • Kalki Kalki 3 octobre 2011 10:42

    Votre rationnalité n’existe pas, la rationnalité humaine est une connerie, VOUS NE PENSEZ PAS, VOUS VOUS TROMPEZ : Et VOTRE INCOMPETENCE EST PROUVEE ! :

    VOtre pseudo rationnalité vous sert à justifier tous les crimes passés présents et à venir

    la terre est ronde ou presque, elle n’est pas carré ... mais votre conception rationnel ne pourra jamais tenir compte de la réalité : qui vous dépasse, qui dépasse vos capacités cognitives

    et ce que vous appellez votre intelligence, et votre rationnalité !


    • bingofuel 3 octobre 2011 18:50

      Cette véhémence dans un débat à vertu philosophique me heurte...
      De rationalisme, j’y entends l’école de Platon et les reformulations plus récentes de Descartes, Kant et Bergson.
      Si la réalité dépasse nos capacités cognitives, l’entendement cognitif permet de s’affranchir des limites imposées par la raison.
      L’auteur souligne cette faculté de la raison à se perdre elle-même dans ses symboles au détriment de l’entendement cognitif le plus élémentaire.
      Pour moi, la courbure de l’espace-temps en physique est typique de l’abstraction poétique du compas, au mépris du plus élémentaire pragmatisme.
      C’est d’ailleurs pourquoi je vais me prendre plein de points négatifs pour le vilain méchant obscurantiste que je suis et qui remet en cause le confort consensuel du bien-pensé ambiant.
      Un dernier message pour tous ceux qui veulent bien m’entendre : en toutes circonstances pensez par vous-même et n’acceptez pas la logique du « pré-pensé pour vous ».


    • pissefroid pissefroid 3 octobre 2011 11:50

      Cela me fait plaisir de vous lire à nouveau.

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