Lettre ouverte à Jacques Chirac
La récente amnistie de l’un de vos fidèles, fait du prince et dernière décision absurde d’une longue liste, m’incite à vous écrire.
Monsieur le Président de la République, cher Jacques,
Vous voudrez bien excuser ma familiarité, mais cela fait plus de trente ans que votre visage, vu sur les écrans de nos télévisions, s’imprime sur ma rétine ; je vous connais en somme, alors cela permet quelques facilités de style.
En 1974, déjà, à l’époque de la photographie argentique et de l’ORTF, vous étiez Premier ministre, ce que les jeunes qui ont manifesté contre le CPE il y a quelques semaines ignorent sans doute dans leur grande majorité. Certains esprits malintentionnés évoquent les figures de Mao Zedong et de Brejnev, qui dirigeaient alors la Chine et l’URSS, pour signifier à quel point ces temps sont lointains. Les dirigeants occidentaux de l’époque ont, quant à eux, disparu, ou bien ont pris leur retraite depuis de nombreuses années ; ils ont souvent écrit leurs mémoires, ou bien encore sont devenus des acteurs de causes humanitaires, mais pas vous.
Oui, trente ans déjà. Depuis lors, vous n’avez cessé de hanter les palais de la République et les allées du pouvoir. Vous avez notamment été maire de Paris pendant près de vingt ans, vous avez créé et présidé le RPR, vous avez à nouveau été Premier ministre entre 1986 et 1988, sans compter vos mandats successifs de député, et un bref passage au Parlement européen. Mais nous savons tous que cela n’avait qu’un seul but, le même but qui hante certains de vos ministres : vous permettre d’accéder un jour à la fonction suprême, celle de président de la République. Ni les embûches, personnelles ou professionnelles, ni la volonté plus ou moins affirmée des juges d’enquêter sur certaines affaires, ni les ennemis de votre camp et les adversaires de celui d’en face n’ont pu vous dissuader d’atteindre cet objectif. Et finalement, en 1995, alors que vous étiez donné perdant, et que vous traversiez une période de disette politique, en tenant un discours habile sur la fracture sociale et en exaltant les vertus de nos vergers, vous avez été finalement élu au poste tant convoité. Et là, tout se dérègle. Comme si les qualités qui vous avaient permis d’arriver là s’évanouissaient, comme si, la montagne une fois gravie, votre énergie, votre intelligence, votre charisme se retournaient contre vous pour alimenter un incroyable côté obscur, une force d’échec aux mâchoires redoutables. La liste de vos mauvaises décisions, de vos déconvenues, de vos faux pas depuis 1995 est proprement sidérante, avec une accélération fantastique depuis quelques années. Il suffit de citer certains faits saillants : dissolution ratée en 1997 - sous l’influence d’un certain Dominique de Villepin -, réélection « abracadabrantesque » en 2002 - vous n’avez notamment jamais compris avoir été élu contre et non pas pour -, organisation de votre impunité juridique, nomination de Jean-Pierre Raffarin au poste de Premier ministre, ce qui conduira votre camp à un enchaînement de défaites électorales, choix du mode référendaire pour la consultation sur l’adoption de la Constitution européenne et rejet de la position que vous défendiez, promotion du fantasque, mégalomane et sulfureux Villepin à vos côtés, crises violentes des banlieues l’année dernière, échec du CPE, affaire Clearstream et pour terminer l’amnistie de votre ami Guy Drut.
Immobilisme, basses besognes et coups tordus, crise de régime, société apeurée, bloquée, voilà le bilan, voilà votre bilan en cette fin de quinquennat. Oh, bien sûr, vous n’êtes pas seul en cause, mais vous ne pouvez vous affranchir de votre responsabilité, et elle est lourde. On ne peut vouloir si ardemment le pouvoir et se dédouaner des conséquences de son exercice. On ne peut vouloir occuper les plus hautes charges et gouverner un pays en fonction de ses seules amitiés, de ses rancœurs ou de ses haines, en un mot au gré de l’émotion. On ne peut parcourir le paysage politique depuis si longtemps et ne pas être en partie responsable de son délabrement. Vous êtes depuis plus de dix ans au sommet de l’Etat et le fonctionnement ubuesque de notre démocratie et le spectacle terrible donné à nos voisins sont d’abord de votre ressort. Vous espériez sans doute, comme tous vos prédécesseurs, entrer dans l’histoire, et on ne retiendra que vos histoires. Comme tous, vous parliez de sursaut, et vos mandats auront été placés sous le soleil noir du mot dissolution : celle des assemblées, celle du régime, celle de l’autorité. C’est une fin de carrière bien triste, et surtout une période bien délicate pour la France.
Alors il vous reste peut-être une dernière porte de sortie plus glorieuse, plus conforme à l’image qu’on se fait d’un homme d’Etat : la démission. Pour une fois, n’écoutez pas les conseils des uns - votre entourage, votre fille, vos amis réels ou supposés - ou les suggestions des autres - les adversaires soudain craintifs du suffrage universel, les donneurs de leçon d’une Ve République mourante - et écoutez simplement votre conscience. Elle vous dira que dans l’intérêt de la France, il faut arrêter ce spectacle surréaliste d’un gouvernement qui communique par juges interposés ; qu’il faut mettre fin au temps immobile et perdu qui durera tant que la prochaine élection présidentielle n’aura pas eu lieu ; qu’il faut simplement rendre un peu de dignité à ce pays. Vous réussiriez au moins votre départ, et ce serait déjà ça.
J’ose penser que cette simple missive d’un citoyen ordinaire saura vous interpeller, et en tout cas je l’espère.
Veuillez croire, Monsieur le Président, cher Jacques, en mes sentiments respectueux.
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