Lettre ouverte à Madame Delphine Ernotte, PDG de France Télévisions : reportage sur la K-pop et maltraitance du jeune public
Lettre ouverte à Madame Delphine Ernotte, PDG de France Télévisions, suite à la diffusion du reportage « JO 2018 : Very Good Trip in Korea. Au cœur de la K Pop, nouveau phénomène musical » samedi 24 février 2018 sur France 3 et sur Internet.
Une copie de cette lettre sera envoyée au Conseil supérieur de l’Audiovisuel.
Madame la Présidente,
J'attire votre attention sur l'utilisation irresponsable des images des funérailles du chanteur coréen Kim Jong Hyun, vocaliste du groupe musical SHINee décédé le 18 décembre 2017, au cours d’un reportage consacré au groupe musical coréen EXO. Intitulé "JO 2018 : Very Good Trip in Korea. Au cœur de la K Pop, nouveau phénomène musical", ce reportage était diffusé samedi 24 février à 18h25 sur France 3. Il est également visible sur diverses chaînes web de votre Groupe.
En tant que professionnels des médias, vos équipes n’ignorent pas que le discours sur le suicide d’une célébrité doit être tenu avec la plus grande prudence. Il s’agit d’éviter l’effet Werther, ou suicide mimétique, mais aussi d’éviter de plonger une partie du public, notamment les plus jeunes, dans la détresse en jouant avec leurs émotions.
Le reportage litigieux, qui a attiré un public majoritairement âgé de moins de 25 ans, utilise de manière irresponsable des images évoquant la disparition tragique d’un chanteur célèbre. Je demande le retrait de ces images de la version en ligne du reportage et le respect des recommandations de l’Organisation mondiale de la Santé en matière de prévention du suicide.
Une longue série de reportages irresponsables
Un petit rappel des faits s’impose. Ce reportage fait suite à une série d’autres publiés sur divers médias en décembre dernier.
Survenu le 18 décembre 2017, le décès de l’artiste Kim Jong Hyun a suscité une vague d'émotion mondiale et a fait l'objet de rassemblements dans de nombreux pays et dans plusieurs villes de France. A Paris, un rassemblement au eu lieu Place de la République, le 29 décembre 2017, et a réuni des centaines de personnes. Il s'est déroulé en présence de l'association LaVita, qui agit pour la prévention du suicide chez les jeunes. La présence de cette association témoigne d’une attitude courageuse et responsable de la part des organisatrices de l’événement, l'équipe K-Fans Support France.
A la suite de cette tragédie et jusqu'à la fin du mois de décembre, une série d'articles dressant un tableau noir de la K-pop a fleuri dans les médias français. De France Culture à Le Monde, en passant par Libération, Ouest France, Les Inrocks, 20minutes et bien d'autres, les médias français ont fait preuve d'une irresponsabilité et d’une insensibilité flagrantes dans le traitement de l’information. Certains ont consacré plusieurs articles au drame, martelant le public avec cette information.
Eviter toute interprétation hasardeuse
Aucun de ces titres de presse n'a respecté les prescriptions de l’Organisation mondiale de la Santé en matière de communication médiatique sur le suicide d’un individu. Quelles sont-elles ?
Rappelons tout d’abord un extrait du rapport « La Prévention du Suicide », publié en 2002 par l’OMS : « Un des nombreux facteurs pouvant conduire une personne fragile au suicide, pourrait être la publicité dans les médias à propos du suicide. La façon dont les médias présentent les cas de suicide peut en précipiter d’autres. »
Dans une autre publication adressée en 2008 aux professionnels des médias, l’OMS recommande un certain nombre de précautions, dont les suivantes :
- « Éviter tout registre de langage susceptible de sensationnaliser ou de normaliser le suicide, ou de le présenter comme une solution. »
- « Rédiger les gros titres avec attention. »
- « Faire preuve d’une attention particulière lorsque le suicide concerne une célébrité. »
- « Éviter la mise en évidence et la répétition excessive des articles traitant du suicide. »
Aucune de ces indications n’a été respectée. Alors que l’OMS recommande de rester prudent sur toute interprétation du geste, ces articles assortis de gros titres chocs se sont risqués à créer des liens de cause à effet hasardeux. Un discours violent envers des fans qui se sentaient bouleversés par l’événement, et dont certains étaient très jeunes.
En outre, l'OMS recommande d’ajouter, à chaque article traitant de suicide, des informations sur les aides existantes. Ces informations ne sont apparues nulle part dans les reportages français sur le sujet. Même Psychologie.com les a oubliées. Elles étaient en revanche présentes sur tous les articles des médias coréens, américains ou encore anglais, qui continuent aujourd’hui de les diffuser lorsqu’ils abordent ce sujet.
« Certains craquent… »
Réalisé par Rodolphe Gaudin, le reportage "JO 2018 : Very Good Trip in Korea. Au cœur de la K Pop, nouveau phénomène musical" est passé à la vitesse supérieure en diffusant par surprise les images des funérailles de Kim Jong Hyun dans un contexte hors de propos.
Rappelons à ce titre une autre recommandation de l’OMS adressée aux médias :
- « Faire preuve de prudence dans l’utilisation de photographies ou de séquences vidéo. »
Ce reportage était consacré à un autre groupe du label SM Entertainment, EXO, qui devait se produire à la cérémonie de clôture des Jeux Olympiques de Pyeongchang 2018.
Voici le descriptif complet de la séquence litigieuse et de son contexte :
- [2’28’’] Après une série de séquences amusantes, le reporter rencontre le groupe EXO et donne la parole à son leader. Le ton est joyeux, insouciant.
- [3’10’’] Le reportage change brusquement de ton et enchaîne sur une voix off : "Derrière les strass et les paillettes, le monde de la K-pop est un univers impitoyable. Concurrence exacerbée, cadences infernales, certains craquent..."
- [3’26’’] Des images des funérailles de Kim Jong Hyun montrent sa sœur, ainsi que les membres des groupes SHINee et Super Junior portant le cercueil de l'artiste. La voix off poursuit : "Le 18 décembre dernier, l'étoile de la K-pop, le chanteur vedette du groupe SHINee, se suicide dans la chambre de son hôtel à 27 ans. Kim Jong Hyun [prononciation erronée, ndlr] explique dans une lettre d'adieu qu'il ne supportait plus la pression au quotidien. Sa mort provoque une vague d'émotion dans tout le pays, mais l'industrie de la K-pop est ainsi."
- [3’50’’] La séquence enchaîne avec un morceau énergique d'EXO, assorti de la phrase "Le spectacle doit continuer". La bonne humeur revient dans le reportage.
Comme vous pouvez le constater, le geste de l’artiste est expliqué en 40 secondes. Très exactement. Notons que la voix-off évoque « la pression au quotidien », un élément d’explication flou tout juste illustré par la phrase « concurrence exacerbée, cadences infernales, certains craquent ». Cette interprétation des plus vagues crée un lien de cause à effet à caractère romantique, qui n’est même pas justifié par une connaissance pointue qu’aurait le journaliste de l’artiste ou du milieu complexe dont il est question.
D’où viennent ces images ? Au moment des funérailles de l'artiste, quelques minutes d’images avaient été accordées à la presse mondiale pour calmer les ardeurs des paparazzis. Le label SM Entertainment avait demandé aux médias de ne pas chercher où se dérouleraient les commémorations privées. Une demande qui a été respectée.
Peu de temps après, les membres du groupe SHINee et plusieurs artistes du label SM Entertainment avaient diffusé des messages manuscrits pour exprimer leur émotion et rassurer les fans sur leur état. En février 2018, les membres de SHINee ont renouvelé l'initiative pour faire savoir aux fans qu’ils avaient commencé le travail de reconstruction psychologique faisant partie du processus du deuil.
Autrement dit, SM Entertainment et les membres du groupe SHINee ont pris la mesure du choc causé par l’événement sur les jeunes et se sont saisis de cette problématique en accompagnant à leur manière le public. Les fans affectés par la tragédie ont guetté pendant des semaines un signe de ces personnes et se sont sentis réconfortés par ces messages. Sur les réseaux sociaux, la vie a repris son cours malgré une émotion encore présente.
Votre reportage met en péril ce travail pour le public français.
Une forme de maltraitance
L’utilisation hors de propos de ces images pour illustrer un propos à la va-vite (40 secondes !) constitue une forme de maltraitance envers le public pour trois raisons.
La première tient au contexte de diffusion. Le reportage a attiré des jeunes téléspectateurs qui venaient en toute innocence découvrir un reportage sur EXO, dans un contexte festif, les Jeux Olympiques de Pyeongchang 2018. Certains avaient délibérément décidé de ne pas regarder les images de ces funérailles sur Internet. Ils se sont sentis agressés par ce reportage, qui leur a envoyé sans prévenir ces images à la figure.
La seconde tient à l’ambigüité toxique du ton employé dans le reportage. Compte tenu des séquences légères qui précèdent, le changement de ton amorcé par ces images est brutal. On imagine l'effet de dissonance provoqué chez les jeunes téléspectateurs, qui sont passés de la joie de voir leurs idoles (EXO) au choc de voir cette séquence. Le reportage joue sans vergogne avec leurs émotions.
La troisième s'applique à tous les médias français : il est dangereux de plaquer des explications toutes faites sur un tel geste. Non seulement ce dernier demeure un acte mystérieux et multifactoriel, mais ce genre d’interprétation radicale à caractère romantique peut provoquer un effet d'identification inattendu chez certains admirateurs présentant des fragilités. Il suffit d’une personne.
Montrer de la considération pour les personnes endeuillées
Je tiens également à souligner que l’instrumentalisation de ces images pour servir un propos prémâché n’est pas respectueuse vis-à-vis de la famille du défunt, des membres du groupe SHINee et des équipes de SM Entertainment. Le propos est d’ailleurs accusateur, voire diffamatoire envers le label.
Elle n’est pas non plus respectueuse envers les membres du groupe EXO qui apparaissent à l’écran. Les connaisseurs le savent : les artistes de ces labels coréens sont les collègues d’une même entreprise et travaillent souvent ensemble. Certains des artistes d’EXO étaient proches de Kim Jong Hyun. Ces jeunes hommes ont eu la gentillesse de recevoir votre équipe, mais leur apparition à l’écran est suivie d’une séquence évoquant la mort. Est-ce normal de les traiter ainsi ? Est-ce du journalisme ?
Je rappelle à ce titre une autre indication de l’OMS :
- « Faire preuve de respect envers les personnes endeuillées après un suicide. »
Elle n’a pas été suivie.
Demandes à France Télévisions
Je m’inquiète de ce traitement médiatique et de ses conséquences : nous risquons d’assister, suite à votre reportage, à une forme de harcèlement moral des jeunes français admirant les artistes de K-pop. Devront-ils désormais subir en boucle, à chaque reportage, ces images douloureuses ? Ce public mérite le respect comme n’importe quel autre. La protection du jeune public n'est pas une option, mais un devoir pour une chaîne de service public.
Le harcèlement commence déjà avec un article publié sur Ouest-France.fr le même jour que la diffusion de votre reportage, qui se livre également à des liens de cause à effet hasardeux et met dans le même sac plusieurs décès déconnectés entre eux. Quelle irresponsabilité !
Je tiens donc à émettre une alerte sur le caractère inconsidéré de l'utilisation de ces images et du propos qui les accompagne, et je formule plusieurs demandes à votre attention :
- Le retrait des images des funérailles de Kim Jong Hyun dans la version en ligne du reportage.
- La prudence dès lors qu’il s’agit de se livrer à une interprétation du geste de l’artiste.
- Le respect du public lorsque ce sujet est évoqué, en gardant à l’esprit que le public de la K-pop est majoritairement composé de jeunes personnes.
- Le respect des personnes endeuillées lorsque ce drame est évoqué (entourage de l’artiste et collègues, tels que les artistes de SM Entertainment).
- L’ajout systématique, à chaque évocation de ce drame, des coordonnées de services d’aides pour les personnes dépressives ou ayant des pensées suicidaires.
C’est le minimum.
Pour rappel, les indications de l’Organisation mondiale de la Santé aux professionnels des médias concernant la prévention du suicide sont disponibles sur ce lien.
Pour obtenir de l'aide, discuter, avoir l'écoute de quelqu'un :
- S.O.S Amitié : sos-amitié.com ou 09 72 39 40 50
- Suicide écoute : suicide.ecoute.free.fr ou 01 45 39 40 00
- Association La Vita (Paris) : lavita.paris ou 01 44 75 54 54
Je vous prie, Madame la Présidente, d'accepter l'expression de mes salutations respectueuses.
Elodie Leroy
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