Lettre ouverte à Vincent Cespedes, penseur « philosophiquement incorrect »

Monsieur Cespedes,
Vous avez écrit il y a peu un article incroyablement méprisant à l’égard de ma profession, celle des professeurs de philosophie en classe terminale. Paru dans le Huffington Post, il s’intitule : Ma "méthode voyoute" pour viser le 15/20 au bac de philo en manipulant votre correcteur. Ce texte n’est pas seulement insultant à l’égard de mes collègues et de moi-même : il rend un mauvais service aux élèves de terminale, en leur faisant croire qu’il est facile d’obtenir un 15/20 en philosophie.
Je trouve cela d’autant plus dommage qu’il y a des choses justes dans votre article. Comme vous, je suis convaincu que l’enseignement de la philosophie s’insère dans un système éducatif profondément inique, qui contribue à perpétuer l’ordre social bourgeois en le légitimant. Seulement, la présentation que vous en faites est tellement caricaturale qu’elle risque fort d’être contreproductive. Au lieu d’inciter la profession à se mettre en question, vous allez probablement renforcer ses réflexes conservateurs et corporatistes. Alors que nous sommes nombreux à avoir de la sympathie pour vos idées, votre agressivité nous invite à vous considérer comme un ennemi. Avouez que c’est un peu ballot.
J’aimerais maintenant me livrer à une critique un peu plus précise et argumentée de votre article. Il serait trop long de tout reprendre point par point toutes vos affirmations. Je me contenterai de commenter quelques passages significatifs.
« Un exercice de pure rhétorique. Quatre ridicules petites heures à faire semblant de répondre à des questions qui n'ont trouvé aucune réponse définitive en plus de deux mille ans de philosophie, tout cela pour encourager la jeunesse à singer la norme : le bla-bla superbement stérile des fils de bourgeois cultivés. Enfin, les pires écarts de notation entre correcteurs sur une même copie (1). »
« Pure rhétorique » que la dissertation de philosophie ? Je vous invite à assister à quelques uns de mes cours de philo en terminale pour vous convaincre du contraire. Vous verrez que j’incite constamment mes élèves à bien définir les notions en jeu et à construire à partir de là une argumentation cohérente. Faire de la pure rhétorique, c’est jouer sur les émotions de ses lecteurs (ou de ses auditeurs) au lieu de faire appel à leur raison. C’est construire de belles phrases qui sonnent bien, et non des raisonnements solides. Bien entendu, les deux choses ne sont pas nécessairement opposées. Pour ma part, j’encourage régulièrement mes élèves à soigner la qualité de leur expression. Mais si je le fais, c’est d’abord pour que les aider à mieux penser et à faire comprendre leur pensée. En aucun cas je ne sacrifie la rigueur du concept à des formules brillantes. Bien entendu, je ne prétends pas obtenir des résultats extraordinaires avec mes classes. Ce que je leur demande est très exigeant, et même les meilleurs élèves n’y arrivent pas toujours. Mais l’enseignement que je leur dispense est très loin de se réduire à un cours de rhétorique.
Vous me direz peut-être que je suis une exception dans ma profession. Honnêtement, je ne le pense pas, d’après les discussions que j’ai pu avoir avec mes collègues.
J’ajouterai que la dissertation philosophique – malgré tous les défauts de cet exercice – est l’occasion de faire un travail indispensable en philosophie : la mise en question des préjugés. Pour faire une dissertation de philosophie réussie, il faut au minimum avoir pris conscience que l’opinion à laquelle on adhère n’est pas si évidente qu’elle y paraît, et que ceux qui ne la partagent pas ne sont pas nécessairement des imbéciles. C’est peu, me direz-vous. Oui, j’en conviens. Ce n’est pas encore faire de la haute philosophie que de pratiquer ce genre d’exercice. Mais ce n’est pas rien du tout. Je ne sais pas si vous avez jamais enseigné la philosophie en lycée, mais si vous l’avez fait, vous devez savoir que cette mise en question n’est pas si facile qu’elle en a l’air. Si tou(te)s mes élèves, à la fin de l’année scolaire, avaient un peu progressé dans cette voie, je saurais que je n’aurais pas perdu mon temps.
Ensuite, écrire qu’on ne peut prétendre résoudre en quatre heures des problèmes philosophiques sur lesquels on réfléchit parfois depuis des siècles, c’est enfoncer une porte ouverte. Prenez-vous les professeurs de philosophie pour des imbéciles ? Pensez-vous que nous allons essayer de faire croire à nos élèves qu’ils vont trouver le Saint Graal en quatre heures ? En ce qui me concerne, j’explique toujours qu’il ne s’agit pas de trouver la solution définitive. La conclusion n’est là que pour présenter les résultats provisoires d’une recherche intellectuelle qui pourrait se poursuivre toute une vie.
Quant au « bla-bla superbement stérile des fils de bourgeois cultivés », je vous trouve bien dur. Qu’il y ait beaucoup de médiocrité dans la bourgeoisie, cela va de soi. Mais il y a aussi, parfois, des idées passionnantes et fécondes. Sans doute y a-t-il eu des esprits brillants et originaux dans les classes populaires, mais le système social leur a rarement permis de coucher leurs idées dans des livres. Si vous passez en revue les plus grands écrivains et penseurs de la civilisation occidentale, vous verrez qu’ils appartenaient pour la plupart aux classes dominantes de la société : aristocratie ou bourgeoisie. Cela vaut même pour des révolutionnaires comme Marx (un fils de bourgeois) ou encore Bakounine et Kropotkine, issus tous deux de la noblesse russe. Bien entendu, ce serait rendre un mauvais service aux élèves issus des catégories populaires que de les inciter à « singer » la manière de parler et de penser de la bourgeoisie. Mais on peut les aider à s’approprier cette culture bourgeoise dans ce qu’elle a de meilleur, et notamment lorsqu’elle contient des éléments permettant de mettre en question l’ordre établi. C’est ce que je m’efforce de faire, non sans mal, avec tous mes élèves. La vraie justice sociale, ce n’est pas de cracher sur la culture bourgeoise, mais de faire en sorte que tout le monde puisse y accéder. Bourdieu explique cela très bien dans ses Méditations pascaliennes.
Pour ce qui est des écarts de notation entre les correcteurs, c’est un réel problème. Je crois qu’il faudrait des études très sérieuses et récentes pour en mesurer l’importance (celle à laquelle vous renvoyez date de 1962). Il faudrait également une formation sérieuse des professeurs de philosophie (mais cela vaut aussi pour d’autres disciplines) de manière à ce que cet écart s’amenuise. Cela étant dit, je me demande si vous êtes parfaitement cohérent en parlant de ce problème. Car si les copies de bac sont notées d’une manière si subjective que vous le dites, cela a-t-il un sens de donner aux candidat(e)s une méthode grâce à laquelle ils peuvent espérer avoir au moins 15/20 au bac ? Si une telle méthode est possible, cela veut bien dire qu’il y a des critères précis auxquels la majorité des correcteurs et des correctrices se réfèrent, non ?
« Le bac philo est certainement le plus grand bluff que la ségrégation scolaire se paie (au prix fort) pour s'invisibiliser. Un bac philo pour faire diversion ; une messe nationale pour maintenir l'illusion d'une unité. On tenta de le réformer plusieurs fois ; on dut renoncer à chaque fois devant la levée de boucliers. La philo pour tous les bacheliers : la meilleure publicité pour masquer leur sélection en amont et le creusement des inégalités. Voilà pourquoi le système éducatif le perpétue quelle que soit la majorité au pouvoir, à grands renforts d'hymne à la démocratie, à grands roulements de tambour gallocentrés. »
Il y a beaucoup de vrai dans ces quelques phrases. Oui, l’éducation nationale est une grande machine à sélectionner les « élites » et à envoyer les enfants des classes populaires dans des filières méprisées, avec au bout du chemin de durs métiers mal payés ou le chômage de longue durée. Oui, l’éducation nationale contribue à renforcer les inégalités sociales au lieu de les atténuer. Il suffit pour s’en convaincre de lire Les héritiers de Bourdieu et Passeron ou, plus près de nous, Le destin au berceau du sociologue Camille Peugny. Et, même si cela me fait mal de l’écrire, il me faut bien admettre que l’épreuve de philo au bac est pour quelque chose dans cette reproduction sociale. Oui, tout cela est vrai. Seulement, une fois qu’on a dit cela, on ne sait pas encore ce qu’il faut faire de la dissertation de philo. Moi, je veux bien qu’on la remplace par un autre type d’épreuve, qui permettrait davantage aux candidat(e)s de déployer leur intelligence, leur créativité et leur esprit critique. Seulement, il y a fort à parier que les fils et filles de bourgeois, là encore, auront de meilleurs résultats que les enfants de prolétaires. Pourquoi ? Mais parce qu’ils auront plus de vocabulaire, plus de culture générale, plus d’aisance à écrire ou à parler (à supposer que l’épreuve écrite soit remplacée par un oral), toutes choses qui peuvent aider à comprendre un problème philosophique et à construire à partir de là un raisonnement cohérent et bien présenté. Supposons à l’inverse qu’il y ait une profonde démocratisation de l’éducation nationale et que les inégalités culturelles des élèves soient drastiquement réduites dès l’école primaire, voire dès la maternelle. Alors, automatiquement, le « bac philo » cesserait d’être le scandale que vous dénoncez. On pourrait même, pourquoi pas, continuer de permettre aux candidat(e)s de choisir la dissertation, car je maintiens qu’elle peut être autre chose qu’un exercice de pure rhétorique pour enfants de bourgeois.
« Il s'agit en réalité d'imposer le "philosophiquement correct" aux yeux des Français, cette neutralisation du débat d'idées inventif et constructif. Le message sous-jacent est clair : "La pensée critique ne sert à rien, vous devez uniquement vous contenter de faire semblant de penser et de critiquer !". Si l'on ne présente pas la philosophie comme une discipline consensuelle, elle risque d'apparaître sous son vrai jour : une discipline révolutionnaire. En momifiant la philosophie grâce au philosophiquement correct, on en fait un enfantillage érudit, sous les applaudissements des élites qui décident de notre École. Youpi. »
Que les copies de bac ne soient pas nécessairement inventives et constructives, c’est certain. Que le système scolaire dans son ensemble ne favorise guère l’invention et l’esprit critique, c’est également vrai. Reste que des espaces de liberté sont malgré tout possibles dans les classes de philosophie. Malgré le corsetage institutionnel (programme à respecter, préparation aux épreuves du bac….), il est possible de parler de tous les sujets avec les élèves et de tout critiquer, y compris l’éducation nationale. Je ne suis pas sûr, M. Cespedes, que vous ayez toujours la même liberté dans les lieux où vous intervenez. Pouvez-vous vous permettre une critique radicale des médias dominants lorsque vous êtes invité dans des émissions de télévision ? Après avoir vu Pas vu pas pris de Pierre Carles, après avoir lu les articles de l’association Acrimed, je suis plutôt sceptique là-dessus. Pouvez-vous faire une critique radicale du capitalisme lors de vos conférences organisées par le Medef, Nestlé, la BNP, la Société Générale ou HSBC ? Là encore, j’ai des doutes, comme disait Raymond Devos dans un sketch célèbre.
Ce qui est sûr, c’est que la salle de classe est un lieu où je peux mettre en question un certain nombre de préjugés sur lesquels l’ordre établi est fondé. Pour ce faire, je m’aide d’ailleurs souvent des analyses d’un certain Vincent Cespedes, dont j'apprécie la critique du pseudo-concept de "race", découverte il y a quelques années sur le site d’Acrimed.
Est-ce à dire que tous les professeurs de philosophie s’efforcent d’aider leurs élèves à critiquer l’ordre établi ? Non, certainement pas. Même les plus grands philosophes ont été dans une large mesure contaminés par les préjugés de leur temps. Et dans une époque comme la nôtre, si conservatrice et réactionnaire, il est inévitable que la pensée des gens soit pétrie de préjugés conservateurs et réactionnaires, y compris celle des personnes qui sont censées aider la jeunesse à se libérer de tout préjugé. Comme disait un célèbre penseur il y a 170 ans, les idées dominantes d'une époque sont toujours les idées de la classe dominante. Il n'empêche : une réelle pensée critique est possible en classe de terminale, malgré tous les obstacles sociaux, psychologiques et institutionnels qui gênent son déploiement.
« Revenons au bac philo du 18 juin. Comment briser cette vitrine du philosophiquement correct tout en s'assurant une note en or ? Que faire contre cette arnaque organisée ? Ma réponse tient en trois mots : "Arnaquer l'arnaque". Autrement dit, considérer l'épreuve du bac philo pour ce qu'elle est (un exercice de pure rhétorique) et non pour ce qu'elle prétend être (un exercice de liberté intellectuelle, une apothéose éducative préparant à la citoyenneté éclairée). Si le but n'est pas de réfléchir, mais de briller, autant s'armer de bling-bling efficace pour réussir un "casse" philosophiquement correct. Se prendre non pour Socrate, mais pour Arsène Lupin.
La bonne méthode doit être "voyoute" : entrer dans le cerveau du correcteur et lui donner ce qu'il espère depuis qu'il a entamé son paquet de 147 copies : la confirmation éblouissante que son métier en vaut vraiment la peine, et qu'au moins un élève (de fait, le plus "voyou" de tous) a tout capté. Objectif minimal : viser le 15/20 en manipulant son correcteur. Ci-dessous, voici un résumé de cette méthode éprouvée, et qui a déjà fait des miracles ces dernières années. »

Voilà donc ce que nous sommes, nous, les profs de philo : des arnaqueurs. Seulement, comme nous sommes très cons (tout le contraire de vous, M. Cespedes), nous allons nous laisser manipuler par de petits « voyous » formés en 8 heures par vos bons soins, et nous imaginer en lisant leurs copies « voyoutes » que nous faisons autre chose qu’un métier de merde. Bon. Soyons tout de même un peu sérieux, M. Cespedes. À défaut de respecter ma misérable profession, respectez au moins les élèves à qui vous vous adressez. Ne leur donnez pas de faux espoirs ! Si la dissertation de philosophie est un pur exercice de rhétorique, comme vous le pensez, croyez-vous que n’importe quel(le) candidat(e) puisse espérer avoir un 15/20 après quelques heures de travail ? Non, Monsieur. Les as de la rhétorique, ce sont ces enfants de bourgeois dont vous parliez plus haut dans votre article. Ce sont eux qui connaissent bien les règles de la grammaire, ont un vocabulaire riche, des références culturelles variées et de bon aloi, savent construire des phrases cohérentes et relier ces phrases par les bons mots de liaison. Tout cela ne s’acquiert pas en quelques heures. Par ailleurs, je note que votre méthode recommande aux candidat(e)s de « bien argumenter » durant la rédaction. Or, comme je l’expliquais plus haut, il y a une grande différence entre la rhétorique et l’art de bien raisonner. Votre discours manque un peu de cohérence, me semble-t-il… Si j’étais méchant, j’irais jusqu’à dire que vous faites de la pure rhétorique.
Et puisqu’il est question de méchanceté, j’aimerais terminer cette lettre par une petite pique empoisonnée. In cauda venenum, comme disaient jadis les fils de bourgeois. Je vous préviens, ça risque de ne pas vous plaire… Mais vu la manière dont vous traitez ma profession, je me dis que c’est de bonne guerre. Voilà. Pour écrire cette lettre ouverte, je suis allé sur le site qui vous est consacré. Pour un chef d’œuvre, c’est un chef d’œuvre ! On dirait qu’un(e) de vos fans – tel l’empereur Shâh Jahân dédiant le Taj Mahal à son épouse favorite – a voulu édifier un monument à la gloire de Vincent Cespedes, « philosophe, écrivain, conférencier, compositeur ». Et quand je dis « fans », je prends ce terme en son sens premier, car il y a vraiment du fanatisme dans ces quelques pages. En témoigne, par exemple, cette phrase glanée dans la page « média » : « Intellectuel majeur du XXIe siècle, Vincent Cespedes est régulièrement invité à s’exprimer dans les médias. » Votre site, on dirait un tract du parti communiste datant de 1950, mais où le nom de Staline aurait été systématiquement remplacé par le vôtre. Malheureusement, quelques indices me font penser que le fan en question n’est autre que vous-même. Vanité bien ordonnée commence par soi-même.
Plus drôle – ou plus inquiétante, selon l’humeur avec laquelle on prend la chose – la liste des entreprises ou d’organisations qui vous ont « fait confiance », c’est-à-dire qui vous ont invité à donner une conférence. Permettez que je montre cette liste à toutes les personnes qui sont en train de lire cette lettre ouverte. Pour l’avoir en entier, il m’a fallu faire deux captures d’écran, au bas de la page d’accueil de votre site. C’est dire si elle est impressionnante.

Dans cette liste, on peut remarquer l’abondance d’organisations hautement subversives comme le ministère de la défense, l'ambassade des États-Unis d'Amérique ou le Medef. On notera aussi la présence d’entreprises qui œuvrent à la construction d’un monde plus juste, plus humain, plus écologique, comme Orange, Nestlé, BNP Paribas, la Société générale, HSBC. Enfin, je ne doute pas que vous ridiculisiez le bla-bla superbement stérile des fils de bourgeois lors des meetings révolutionnaires organisés par Azzaro, Lancôme ou Thierry Mugler. Croyez bien que j'admire votre courage. Oser s'acoquiner ainsi avec les enragés de l'ultragauche, c'est quelque chose dont je suis pour ma part incapable. N'est pas politiquement incorrect qui veut.
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