Libéralisme, un fourre-tout
Ce fut sans doute un des grands moments dans l’histoire de l’audiovisuel américain, une sorte de paroxysme « trumpien » dont raffolent les chaînes de télévision, cet affrontement en marge de la Convention nationale démocrate ce 28 août 1968 à Chicago, entre le journaliste et essayiste libertaire, William F. Buckley, sympathisant du Parti républicain et défenseur de la liberté contre le communisme, et le romancier et essayiste libéral, Gore Vidal.
L’enjeu de ce face à face, et en effet, celui de la Convention, qui se déroula dans un climat d’insurrection estudiantine, dont l’objectif fut de choisir un candidat à la succession du très impopulaire Président va-t-en-guerre, Lyndon B. Johnson face au candidat républicain, Richard Nixon (1), fut l’engagement de l’armée américaine au Vietnam, pour la liberté individuelle contre le communisme, en l’occurrence contre le Front National de libération, également appelé Vietcong.
Tout commença par un débat entre gens civilisés, dont certes la conception d’une société américaine « libérale » divergeaient fondamentalement, quand le romancier cultivé, faute de trouver un synonyme convenable pour « fasciste », traita son opposant de « crypto-Nazi », ce qui incita le dernier à la saillie lyrique : « Ecoute-moi, espèce de pédé, tu m’appelles encore une fois « crypto-Nazi » et je te fous mon poing dans ta gueule. »
Les deux protagonistes que tout opposait étaient pourtant issus de la même classe sociale qui dirige le destin des Etats-Unis depuis son indépendance de l’Empire britannique, le journaliste et militant néo-conservateur, une sorte de Bill O’Reilly ou Tucker Carlson d’un côté, et de l’autre, le Voltaire américain du 20ème siècle.
Comme son pendant historique, le dernier était un brillant observateur de son époque. Eloquent et spirituel, mais également vaniteux, irrévérencieux et pétri de sarcasme mordant, Gore Vidal, se voyait, d’une certaine manière, comme la conscience de l’Amérique, et, contrairement au philosophe Voltaire, et probablement William F. Buckley, il ne recherchait pas la reconnaissance de sa classe, il la méprisait.
Suite à la sortie, en 2015, du film documentaire « Best ennemies » du réalisateur américain Robert Gordon, précisément sur ces débats notoires entre les deux protagonistes célèbres, dans le cadre de l’élection présidentielle de 1968, le journaliste britannique Ed Vulliamy qualifiait, dans le quotidien britanniques « The Guardian », ces affrontements épiques de « jeux d’esprit entre intellectuels », un peu à l’image des controverses historiques entre Platon et Aristote, idéalisme vs méthodologie, Camus vs Sartre, idéalisme vs « la fin (le communisme) qui justifie les moyens (le goulag), Freud vs Jung , le Complexe d’Œdipe vs l’inconscient collectif. (2)
« Une chose est sûre », remarqua le réalisateur Robert Gordon, « Buckley et Vidal ne se seraient jamais retrouvé autour d’une bière après leurs interventions télévisées, ce qu’on ne peut pas dire, une quarantaine d’années plus tard, d’un certain George W. Bush et un William Jefferson Clinton. »
Initié aux arcanes du pouvoir depuis sa tendre enfance, assistant son grand-père aveugle, le sénateur Thomas Pryor Gore de l’Oklahoma, en tant qu’accompagnateur et lecteur dans les salles du Capitole à Washington, Gore Vidal savait depuis toujours que l’antagonisme entre Parti démocrate et Parti républicain n’avait jamais été davantage qu’un simulacre.
A l’instar des révolutionnaires français, treize ans plus tard, l’objectif des indépendantistes américains, en signant la fameuse déclaration, fut la protection de la propriété. Le mot « démocratie » n’y figure pas.
« Il n’y a qu’un parti politique aux Etats-Unis, le parti des propriétaires avec deux ailes de droite. Les républicains sont un peu plus stupides, un peu plus doctrinaires, préférant davantage le laissez-faire capitalisme, pendant que les démocrates sont un peu plus gentils, mais aussi un peu plus corrompus, davantage disposés à laisser quelques miettes aux pauvres, aux noirs, aux anti-impérialistes, à condition que ce soit absolument nécessaire (Joe Biden ndlr), mais dans l’essence il n’y a pas de différence entre les deux partis. » Gore Vidal
Gore Vidal, est né le 3 octobre 1925 dans l’hôpital de l’Académie militaire de West Point, la pépinière du complexe militaro-industriel, fils d’Eugene Luther Vidal, pionnier de l’aviation et conseiller spécial du Président Franklin Delano Roosevelt, cofondateur de ce qui deviendront plus tard les compagnies aériennes TWA et Eastern Airlines, et Nina S. Gore, actrice et mondaine, fille du sénateur Thomas Gore de l’Oklahoma, un farouche adversaire du président Franklin Delano Roosevelt et son New Deal, future épouse de l’avocat et agent de change, Hugh Dudley Auchincloss, beau-père de Jacqueline Bouvier, future épouse du Président John F. Kennedy.
Encouragé par le dernier d’entrer en politique, fasciné par son charisme, mais également soutenu par son amie de longue date, Eleanor Roosevelt, veuve du président défunt Franklin Delano Roosevelt, les acteurs Paul Newman et Joanne Woodward, Vidal tenta d’épouser une carrière politique en faisant campagne pour un mandat à la Chambre des représentants des Etats-Unis, en marge de la campagne présidentielle de son beau-frère, sans succès.
A la question d’un journaliste, pourquoi il avait une photo de John F. Kennedy accroché au mur dans son bureau, Gore Vidal répondit : « Ce n’est pas par idolâtrie, bien au contraire, c’est en guise de rappel constant, celui de ne plus jamais me faire avoir par un séducteur comme lui, un des plus éloquents, intelligents, charmants politiciens et, en même temps, le plus désastreux président que nous ayons jamais eu. »
« Au début de ses 1'000 jours au pouvoir il a commencé par envahir Cuba, sans réussir son coup, pour finir par mettre de l’huile sur le feu au Vietnam en y envoyant, en plus des 600 conseillers militaires déjà sur place, un contingent de 20’000 soldats, juste un mois avant de se faire assassiner. Il n’a pratiquement rien fait pour ce pays, à part soigner son image, ce culte si particulier au peuple américain, l’idolâtrie de ses présidents. »
Farouche opposant à la « guerre perpétuelle » que mènent les Etats-Unis depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale, Vidal tirait la sonnette d’alarme bien avant l’établissement du « USA Patriot ACT » (Uniting and Strenghening America by Providing Appropriate Tools Required to Intercept and Obstruct Terrorism) signé par George W. Bush le 26 octobre 2001, faisant front prématurément à la propagande anticommuniste stérile de son adversaire William F. Buckley et les sympathisants du défunt sénateur Joseph McCarthy et son acolyte Roy Cohn.
En effet, Vidal émit l’hypothèse selon laquelle Franklin D. Roosevelt, un démocrate par ailleurs, aurait provoqué délibérément l’attaque de la base militaire hawaïenne de Pearl Harbour par l’aviation japonaise le 7 décembre 1941, pour justifier l’entrée des Etats-Unis dans le conflit mondial, ce qui, politiquement, aurait été injustifiable autrement. De descendance hollandaise, Roosevelt, était un adversaire féroce des empires coloniaux, et donc de l’Empire britannique. Il s’imaginait plutôt un empire américain d’inspiration libérale, un vœu devenu réalité.
Vidal maintenait également que le président Harry Truman disposait d’informations, en début de l’été 1945, selon lesquels l’armée japonaise était sur le point de capituler, ce qui ne l’avait pas empêché d’autoriser le bombardement des villes d’Hiroshima et Nagasaki, en guise d’avertissement à Joseph Staline et de prélude à la guerre contre le communisme par la mise en œuvre de ce qu’on appelle aujourd’hui le complexe militaro-industriel qui engloutit chaque année 715 milliards USD du budget de l’état, comparé aux 75 milliards USD aux temps des débats houleux de Chicago.
Célèbre pour ses romans historiques, mélangeant fiction et vérité, (Messiah, Julian, Washington, D.C., Burr, 1876, Creation, Lincoln, Empire, Hollywood, Live from Golgatha, The Smithsonian Institution, The Golden Age) autant que pour ses pièces de théâtre et scénarios de film, Gore Vidal consacrait sa vie à l’analyse de la société américaine, sa psyché, son histoire, la corruption de ses élites et, surtout, son militarisme, qui, selon lui, mèneront inévitablement à la décadence de l’empire.
Conservateur dans l’âme, « ma famille a contribué à la construction de ce pays depuis 1690 », ce fut pourtant lui qui ouvrit une brèche dans la pudibonderie ambiante de ses compatriotes, notamment, celle de sa profession, avec la publication de son troisième roman, autobiographique, en 1948, « The City and the Pillar », l’histoire d’une relation sexuelle entre deux hommes, deux militaires par-dessus le marché, affirmant que l’homosexualité était une chose aussi naturelle que la physiognomie, la couleur de la peau ou celle des cheveux, ce qui lui avait valu la censure et l’ostracisation de ses pairs et des médias, avant tous, du quotidien « The New York Times ».
Ayant servi dans l’armée américaine pendant trois ans pendant la Deuxième guerre mondiale sur les bases militaires domestiques, ainsi qu’au Pacific Sud, il s’était pourtant bien rendu compte que l’homosexualité y faisait autant parti du quotidien des soldats que les exercices militaires.
Ce n’est donc pas un hasard qu’il affirma plus tard que « la sexualité et la politique, et par extension le pouvoir, étaient indissociables ». Toujours est-il, son coup dans la fourmilière ne manquait pas de susciter l’indignation du haut commandement de l’armée, mais également de l’élite politique, truffée d’homosexuels refoulés. On pense au fondateur du « Federal Bureau of Investigation » FBI, J. Edgar Hoover, et son directeur-adjoint Clyde Tolson, le chasseur de communistes, le sénateur Joseph McCarthy et son adjoint, l’avocat Roy Cohn, pour ne nommer que les plus célèbres, ce qui en dit long sur la psyché de la nation et son obsession phallique de la guerre.
Les temps ont changé et avec eux les moeurs. De nos jours, c’est le « ségrégationnisme positif » qui doit servir aux élites libérales pour distraire le peuple des véritables enjeux, la justice sociale.
(1) Le candidat républicain, Richard Nixon, cherchait par tous les moyens à saboter les négociations de paix du président démocrate au pouvoir, Lyndon B. Johnson, dans le conflit vietnamien, dans le but de favoriser sa propre élection, avec succès.
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