Liberté d’expression, entre hypocrisie et opportunisme
Les récents événements auront au moins été un excellent révélateur de l’intenabilité de la notion de liberté d’expression telle qu’actuellement définie. Dans son principe, la liberté d’expression permet toute expression d’opinion hors l’insulte et la diffamation – qu’il faut comprendre comme insulte et diffamation à l’encontre de personnes ou de groupes humains, l’insulte ou la diffamation à l’encontre de choses ou d’idées – tel le blasphème – n’existant théoriquement pas.
Une complication majeure de l’applicabilité de la liberté d’expression est le distinguo fait entre la satire et l’argument “sérieux”. Charlie Hebdo a gagné des procès sur le simple argument qu’il est un journal satirique, alors que les mêmes faits eussent été retoqués s’il c’était agit d’un journal “sérieux”. Distinction subjective, car la ligne entre satire et opinion “sérieuse” est des plus floue et donc, des plus soumises à l’arbitraire. Sans parler du fait que Charlie Hebdo a la prétention d’ouvrir des débats “sérieux” grâce à l’humour – ce qui est de fait une caractéristique constante de l’humour et de la satire : les bouffons royaux d’antan étaient utiles et reconnus car ils avaient la possibilité de faire passer des messages sérieux – même au détriment de leur maître – sous une forme qui permettait d’en rire publiquement. On en arrive même aujourd’hui à ce que le maître et le bouffon se retrouvent réunis dans la même personne – voir Sarko se frayant un passage au premier rang lors de la marche du 11 janvier – #jesuisnico forever ! Cette distinction entre une publication satirique traitée différemment en droit qu’une publication “sérieuse” contenant le même propos n’a strictement aucune légitimité naturelle, c’est juste une manière de canaliser la liberté d’expression en laissant plus de marge à des publications dont on (le pouvoir) n’a rien à craindre vu qu’elles ne sont officiellement “pas sérieuses”.
Une autre complication artificielle concerne la notion de moquerie/insulte envers une chose ou une idée, et la moquerie envers une personne ou un groupe. La première est théoriquement libre, la seconde interdite. On touche là un sommet de l’hypocrisie politique et juridique. Prenons un premier exemple dénué de pathos : la croyance encore et toujours tenue par certains que la Terre est plate. On retrouve certains croyants à la Flat Earth Society par exemple. On peut réfuter cette croyance avec une argumentation et prouver scientifiquement que la Terre est bien ronde – approche tout à fait légitime. On peut aussi se moquer de cette idée, mais ce faisant ce dont on se moque sont les gens qui croient en cette idée bien plus que l’idée elle-même. C’est l’essence de la moquerie, qui ne fonctionne que si l’on se moque en réalité de quelqu’un. Autre exemple, si votre enfant se marre en se moquant d’un handicapé (en mimant une personne handicapée) vous lui tomberez dessus immédiatement en lui expliquant que l’on ne se moque pas des handicapés. Et vous n’accepterez pas qu’il se défausse en prétendant qu’il ne se moque pas des handicapés, mais seulement du handicap.
Pareil pour Mohamed : quand Charlie Hebdo se paie la tête du prophète, tout le monde comprend qu’il se paie en fait la tête des musulmans en général et des extrémistes en particulier, et prétendre qu’il ne fait que se moquer de l’Islam ou du prophète en tant que “chose” relève de la pure hypocrisie. L’Islam n’est qu’un nom qui englobe un ensemble de croyance tenues par des personnes réelles. Je n’ai personnellement aucun problème avec le fait que certains se moquent des musulmans – ou des juif ou des chrétiens ou de n’importe qui – mais à condition d’assumer le fait que l’on se moque en réalité de gens et de groupes de gens bien réels, avec les risques de représailles que cela comporte. Tout le monde n’est pas capable d’humour. Comme dit l’adage, on peut rire de tout mais pas avec n’importe qui.
En France les religions ne sont théoriquement pas protégées du blasphème. Toutes les religions ? Mais d’abord qu’est ce qu’une religion ? Il n’existe pas de définition générale du terme, et on ne peut certainement pas la limiter à une forme de relation à dieu : d’abord parce qu’il existe des approches spirituelles reconnues comme des religions, notamment le bouddhisme, sans référence à une divinité et ensuite parce qu’il existe des religions d’Etat qui remplacent le divin par le culte de la personnalité (par ex. la Corée du Nord) et/ou par un dogme politique. Le communisme soviétique en fut un exemple parfait, qui ne tolérait même pas la concurrence d’autres religions, politiques ou spirituelles. L’Islam est en partie une religion politique du fait que dieu réalise au travers du Coran une prescription, un mode de fonctionnement pour la société. Ici nous n’avons pas le Coran mais nous avons le modèle de l’économie dite formelle (en gros, le modèle néolibéral), basé sur un ensemble de dogmes dont aucun ne se révèle vérifié en pratique mais envers desquels tout économiste ou politicien “sérieux” se doit de (faire semblant de) croire. Cette croyance a tous les attributs d’une religion classique : un dieu (l’argent), un puissant clergé (l’establishment, les banques, les agences de notation…), des dogmes (bienfaits de la concurrence, rationalité des choix, transparence des échanges, etc…).
La sanctification d’une Histoire officielle est évidemment une preuve de l’existence d’une dérive vers la religiosité étatique. On se gaussait des livres réécrits sous Staline ou aujourd’hui sous Putin mais les lois mémorielles françaises relèvent de la même perversité : ériger en dogme sacré des éléments d’Histoire pour des raisons bassement politiciennes.
En droit français le blasphème est admis sauf en ce qui concerne des éléments de la religion d’Etat : on ne peut pas par exemple se moquer du drapeau français, ni de ce qui est protégé par les lois mémorielles. On ne peut pas non plus vouloir défendre, à tort ou à raison mais là n’est pas la question, le point de vue des ennemis officiels du pays sous peine d’incarcération pour apologie du terrorisme. On est suspect de ne pas “être Charlie”. Pas étonnant, dès lors, que la notion française de liberté d’expression soit aussi illisible et décrédibilisée. L’hypocrisie du distinguo entre blasphème, admis, et insulte envers des personnes, interdite, est flagrante pour à peu près tout le monde, me semble-t-il. Surtout quand on encense les uns (en l’occurrence, les caricaturistes de Charlie Hebdo) et qu’on enferme en même temps les autres (Dieudonné qui se moque de “Je suis Charlie”, par exemple). Alors bien sûr on entend de partout “Charlie et Dieudonné, c’est pas pareil !” et il existe de doctes démonstrations que Charlie se moque de symboles alors que Dieudonné se moque des gens, et notamment des juifs. Mais, comme je tente de le démontrer ici, cette distinction me semble parfaitement hypocrite et détachée de la réalité du monde.
Pire encore, l’aspect arbitraire associé à cette hypocrisie juridique est renforcé par les gesticulations d’irresponsables politiques, et notamment Manuel Valls ! Que penser d’un M. Valls, dans ses fonctions ministérielles, portant une kippa dans une synagogue ou lors du discours du 19 mars 2014, cirant les pompes de la communauté juive ? A titre privé c’est bien sûr son droit le plus strict, mais à titre d’un représentant majeur du gouvernement français il adopte une position hallucinante en mettant les juifs “à l’avant-garde de la république et de nos valeurs” tout en accusant publiquement Alain Soral de néo-nazi et en s’interrogeant sur la santé mentale des gens qui assistent aux spectacles de Dieudonné. Si, pour le premier ministre de la France, les juifs français sont à l’avant-garde de la république et que ceux qui ne sont pas du même avis sont des néo-nazis ou des débiles, le citoyen français non-juif, et a fortiori musulman, reçoit de plein fouet une démonstration magistrale qu’égalité, laïcité et liberté d’expression ne sont plus aujourd’hui que des slogans vides de sens, manipulables à volonté par un pouvoir politicien purement opportuniste.
Ensuite on vient s’étonner du fait que de nombreux “jeunes de banlieues” ne “sont pas Charlie” voir trouvent l’attentat mérité. Et on s’affole de l’incapacité de l’école ou de la société à traiter le problème de la radicalisation et du djihadisme endogène. Mais le problème se situe avant tout au niveau de décisions de politique étrangère catastrophiques associant la France, malgré son courageux refus de participer à l’invasion irakienne (rare éclair de lucidité dans un monde dirigé par des fous et des bandits), à la vague de destruction de toute cette zone menée par les USA depuis 2003.
L’attentat à Charlie Hebdo est une opportunité bénie (osons le mot !) pour les vrais et faucons de l’establishment français qui, après avoir participé à la propagation islamiste en Afrique du Nord en détruisant la Libye et en faisant n’importe quoi dans le dossier Syrien, peuvent désormais avancer sereinement vers une mise sous tutelle de ce qui reste de réelle liberté ici même, d’expression ou autre. Apologie du terrorisme à toutes les sauces, état d’urgence, surveillance accrue de la société font partie des propositions à l’étude. Ce n’est pas avec plaisir que je voie poindre ici, en France et sans doute plus largement en Europe, la mentalité sécuritaire qui, depuis l’ère G.W. Bush et la manipulation du 11 septembre 2001, a plongé les USA dans un enfer d’occupation du territoire national par une police dangereuse et militarisée associée à des services secrets hors de tout contrôle démocratique qui se livrent à une surveillance orwellienne de tout un chacun, à la torture et à la manipulation.
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