Liberté, Égalité, Absurdité
« Liberté, Égalité, Fraternité », c’est l’histoire d’un idéal moderne partagé entre individualisme et collectivisme ; magnifique en théorie mais terrible en pratique, puisqu’il brise tantôt l’un, tantôt l’autre.
L'histoire de la devise révolutionnaire
Le courant humaniste dits des « Lumières » du XVIIIème siècle, adjacent à la grogne populaire contre la dérive monarchique, amena la Révolution française et avec elle l’avènement des droits de l’homme en France. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 inspira deux des trois principes clés de la devise française : la liberté et l’égalité. La fraternité apparue presque un an plus tard, sur les drapeaux de la fête de la Fédération au Champ-de-mars qui eut lieu le 14 juillet 1790.
Après la chute de la royauté en août 1792 et la proclamation de la Première République française le 22 septembre, les révolutionnaires adoptèrent la devise suivante : « Unité, indivisibilité de la République, Liberté, Égalité, Fraternité ou la mort ». Enfin, en 1848, en pleine illusion de paix et de fraternité universelle, la France républicaine réduisit la devise pour ne garder que le tryptique sobre que nous connaissons depuis : « Liberté, Égalité, Fraternité ».
Celle-ci, dans son origine comme dans son contenu, est donc intimement liée aux droits de l’homme. On pourrait néanmoins la réduire à un simple dyptique, tant la nation s’est attachée aux deux premiers principes, au détriment du dernier qui relève plus de la morale que du droit. Et malgré l'ambiguïté qui affecte les notions de liberté et d’égalité, différentes définitions sont apparus de façon consensuelle au cours de l’histoire.
La pérennité de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (toujours en vigueur et à valeur constitutionnelle) dans notre système juridique et son influence auprès de l’Organisation des Nations Unies et du Conseil de l’Europe (Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et Convention européenne des droits de l’homme de 1950) montrent que la Révolution française n’a cessé d’être actuelle, et qu’elle est même plus actuelle que jamais. Il n'est aujourd'hui quasiment aucune organisation politique qui ne se prévale de son souci de réaliser les droits de l'homme.
La Révolution du vide
L’article premier de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen dispose que « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Les droits de l’homme cherchent ainsi à accomplir ce qui est considéré comme une double nécessité : la liberté des citoyens et leur égalité face à la loi. L’article IV nous précise ensuite que « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». Déjà en théorie cette définition montre des faiblesses. Ce qui « nuit à autrui » diffère selon chaque individu, et donc fait que la loi, pour préserver chaque citoyen de ce qui pourrait lui nuire, devra instaurer des régimes différents de protection d’autrui. L’égalité en droits disparaitrait alors, et la liberté des citoyens se verrait relativisée.
Cette paire, qui forme donc du seul point de vue théorique un édifice précaire, montre surtout après passage du théorique au pratique, du droit au fait, que l'application des deux concepts conduit inéluctablement à des contradictions. Les définitions actuelles de ces deux droits ont pour conséquence l’incohérence de la devise française et, plus encore, de son application en droit positif, tant le grand écart qui est tenté entre liberté et égalité est acrobatique.
Malgré cela, cette devise reste nôtre, et ce depuis plus de 160 ans maintenant. Et c’est là que réside le nœud du problème : suffit-il d'affirmer aux frontons des mairies - et depuis peu sur les façades des écoles, collèges et lycées publics 1 - le caractère indéfectible de ces valeurs théoriques pour qu’elles soient compatibles dans la réalité pratique de la vie collective ?
Hélas non, et les conséquences se font durement ressentir. Liberté et égalité amènent tous deux au même gouffre de l’aberration.
L’égalitarisme liberticide
L’idéalisme égalitaire voudrait que « tous les hommes naissent et demeurent égaux ». Pour maintenir une égalité déjà inexistante à l’origine, le principe d’égalité, poussée à bout, pourrait se heurter à la liberté telle que définit dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Instaurer une égalité totale reviendrait alors à renier toute autorité ou rapport de pouvoir, ce que le philosophe républicain Charles Renouvier résuma en 1848 dans une sentence utopique :
« Les hommes naissent égaux en droits, c'est-à-dire qu'ils ne sauraient exercer naturellement de domination les uns sur les autres. » 2
Cette égalitarisme abstrait est faux en ce qu’il ignore la filiation qui, de fait, est le premier rapport d’autorité que connait l’homme dans sa vie. Il méconnait aussi les pouvoirs plus subtils et discrets qui ont lieu systématiquement dans les rapports sociaux puisque, comme le disait Roland Barthes, « dès qu’elle est proférée, la langue entre au service d’un pouvoir » 3. Mais ces pouvoirs ne peuvent être libéralisés, car, malheureusement, l’égoïsme l’emporte trop souvent sur l’altruisme dans ces rapports d’autorité. Par conséquent, il est impératif que la loi non seulement consacre mais aussi limite les rapports de pouvoir qui naissent entre les hommes. Nulle volonté de pouvoir ici, mais une volonté de garantie de la vie collective avant tout.
De plus, une égalité totale entre les citoyens entrainerait une dangereuse dérive sociale, comme le révéla Tocqueville, célèbre analyste de la Révolution française :
« A mesure que les citoyens deviennent plus égaux, le penchant de chacun à croire un certain homme ou une certaine classe diminue, la disposition à croire la masse augmente et c'est de plus en plus l'opinion qui mène le monde. » 4
Un excès d'égalitarisme pourrait ainsi mener au conformisme et, par conséquent, à la disparition de la liberté intellectuelle des citoyens. Mais ce n’est pas là le seul danger de l’égalitarisme, même s’il reste le plus important.
En effet, un autre, plus anecdotique, réside dans un domaine de notre société où il est question d’égalité de façon récurrente : l’éducation. Nul n’ignore que c’est durant cette étape de la vie que les différences entre les individus, déjà présentes à la naissance, s’accentuent considérablement. Pourtant, si l’on peut critiquer le système d’éducation actuel, notamment les grandes écoles en ce que le renouvellement des élites y est très relatif, il nous faut éviter de tomber dans le piège de l’égalitarisme absolu, souvent évoqué sous le terme « égalité des chances ». Comme l’a souligné le biologiste français Pierre-Henri Gouyon :
« Si on arrive à faire un système éducatif parfait, parfaitement égalitaire, et bien, comme il n’y aurait plus aucune variation environnementale, il ne resterait plus que les variations génétiques ». 5
Les différences sociales ne seraient alors plus que le résultat du génotype des individus. Attention, danger, l’eugénisme n’est pas loin.
Le libéralisme inégalitaire
Eugène Delacroix la peignit guidant le peuple. Auguste Bartholdi, assisté par Gustave Eiffel, en érigea une statue éponyme. Paul Eluard en fit un poème, tandis que Manu Chao lui donna une de ses chansons pour nom. Oui, la liberté, sans conteste le plus fameux de tous les droits, est aussi l’arlésienne de l’humanité.
Les philosophes de la Révolution ont aussi poursuivi ce mirage. Tel Diderot, qui exprima sa doctrine rêveuse dans son Encyclopédie, précisément dans l’article consacré à l’autorité politique :
« Aucun homme n’a reçu de la nature le droit de commander aux autres. La liberté est un présent du Ciel, et chaque individu de la même espèce a le droit d’en jouir aussitôt qu’il jouit de la raison. » 6
Pourtant, entendu dans sa signification absolue, à savoir l’absence de toute contrainte, la liberté n’existe pas. Les scolastiques même les plus élaborées ne résistent pas : nul ne nait libre, ni le devient. L’enfant nait soumis à ses parents, et à l’âge adulte devient, comme eux, subordonné à l’autorité de la société qu’il habite. Car toute société (envisagé au sens large, tout regroupement humain) est faite de normes (qu’elles soient juridiques, religieuses ou morales, tacites ou expresses) et plus encore de contrats. Ces deux actes contraignants limitent la liberté et font ainsi disparaitre l’idéal de liberté absolue qu’expriment les partisans des droits de l’homme.
Les tentatives de libération de l’homme de toute autorité, comme l’anarchisme ou l’érémitisme, n’empêchent en rien la persistance de l’existence du pouvoir de cette autorité, qui a commencé dès la naissance, et qui laisse une tache indélébile dans chacun.
Enfin, supposé que cette liberté idéale existe, elle ne resterait dans le cadre de l’égalité seulement dans une société complètement uniformisée, dans laquelle chacun poursuivrait exclusivement l’intérêt général (ou le bien commun, selon l’appellation qu’on lui donne). En effet, l'exercice de la moindre liberté individuelle conduit nécessairement à l'apparition d'inégalités. Parfois, cette liberté entre au service de velléités égoïstes. La nécessité d’une limitation de la liberté par la loi s’impose donc du fait même de la nature humaine, mauvaise par essence. Kant évoque cette nature en parlant « d’insociable sociabilité » 7, c’est-à-dire du conflit incessant opposant la sociabilité et les intérêts particuliers.
La frustration permanente
Le grand problème qu’est le nôtre en ce pays des droits de l’homme est donc celui de la beauté de la théorie face à la dureté de la réalité, parfaitement illustré à la fin de l’article premier de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui dispose que « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ». L’absence de définition précise de l’utilité commune faisant que l’on ignore toujours qui de la liberté ou de l’égalité a le dernier mot dans la pratique.
Si la fraternité est peut être vu comme le point d’équilibre entre liberté et égalité, dans les faits, il n’en est rien. Même entendu au sens de solidarité, ou d’amitié, il s’agit toujours d’un concept d’ordre moral, et qui est rarement employé en dehors des périodes électorales.
Cette lacune entraine une situation de fait particulièrement hypocrite et frustrante pour les justiciables que nous sommes : nous ne pouvons, juridiquement et matériellement, aspirer à l’accomplissement de la devise nationale dans notre vie quotidienne.
Trotski, conscient de la frustration qui a succédé à la Révolution française, prédisait « la liquidation du moyen âge à la révolution prolétarienne à travers une série de conflits sociaux croissants ». 8 L’histoire montra l’accomplissement de ces conflits, quoique les belligérants aient bien changé depuis la deuxième moitié du XXème siècle.
En effet, comme l’a théorisé Alain Touraine, le mouvement traditionnel ouvrier de la première moitié du XXème siècle, tel qu’exprimé par le Front populaire en 1936, a laissé place aux « nouveaux mouvements sociaux » à partir de mai 1968. Des mouvements motivées par des revendications minoritaires, tels que les étudiants, les écologistes, les handicapés, les pacifistes, les immigrés, les féministes, les altermondialistes, les homosexuels, les internautes, entre autres. Ici, la liberté ou l’égalité est brandie soit disant parce qu’elle ne nuit pas à autrui.
Ce désir de révolution, « cette vieille taupe » 9 comme disait Marx, n’est au fond que le fruit d’une frustration résultant du contraste excessivement fort entre ce qui est proclamé et la réalité.
La justice, la grande oubliée
Principal pivot de la rhétorique républicaine, la devise « Liberté, Egalité, Fraternité » souffre de ce fait d’importantes carences. L’une d’elle, majeure, se trouve dans le principe de la justice, qui seule peut tempérer les excès des fougues égalitariste et libertaire. Pour exprimer cette idée, certains parlent de justice sociale, ce qui est une tautologie amusante tant la justice doit toujours l’être.
L’idéal de justice serait finalement que la liberté, comme l’égalité, ne devrait jamais avoir le dernier mot. Les deux sont tellement égoïstes qu’il faut nécessairement l’intervention d’un tiers non-intéressé, le juge, pour que chacun puisse seulement exercer la liberté à laquelle il peut légitimement aspirer. Cette notion est plus restrictive que la simple limitation à « ce qui ne nuit pas à autrui », puisqu’il faut alors aussi réprimer ce qui nuit à la nation, à l’intérêt général. Il est néanmoins difficile d’aimer cette justice lorsqu’elle nous est appliquée, et rares sont ceux qui, après une condamnation retenue à leur encontre par les juges, sont capables de les remercier pour la bonne interprétation et application de la loi. C’est pourtant et seulement devant la justice que la liberté et l’égalité prennent tout leur sens.
Il ne saurait y avoir de justice équitable et honnête sans des lois adéquates. La justice ne pourra donc jamais se vanter d’une quelconque universalité. Elle n’est que l’application de la loi en vigueur à une époque donnée. Et le législateur tient en finalité un rôle crucial dans l’édification d’une justice savamment dosée.
Un essentiel revirement
En définitive, les trois mots de la République forment un tout incohérent et contradictoire. Les révolutionnaires se sont glorifiés, à travers la devise française, de faire apparaitre ce qui avait été écrasé, sans voir ce que, par-là, on écrasait ailleurs. En résulte une tension sociale qui dure maintenant depuis plus de deux siècles, dans la continuité du climat d’injustice du système sociétal de l’Ancien Régime.
La justice, elle, ne fait qu'attendre qu'on lui laisse le champ libre, ce qui marquerait fatalement l'abolition de l'adage national.
Sources
2. Manuel républicain des Droits de l’Homme et du Citoyen, de Charles Renouvier
3. Leçon inaugurale au Collège de France, de Roland Barthes
4. De la démocratie en Amérique, d’Alexis de Tocqueville
6. Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, de Denis Diderot et Jean Le Rond d’Alembert
7. Idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique, d’Emmanuel Kant
8. La Révolution permanente, de Léon Trotski
9. Le dix-huit brumaire de Louis Napoléon Bonaparte, de Karl Marx
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