Liberté (s)
Après une décennie de révoltes populaires contre l’ordre établi, qu’en est-il de la révolution ? Question rhétorique, posée par l’ancien correspondant de guerre du New York Times, Chris Hedges, journaliste et écrivain prolifique, dans un récent article, publié sur le site d’information Consortium News. Quant à la réponse, le lecteur reste sur sa faim. (1)
Le coup d’envoi, si l’on puit dire ainsi, à cette vague de contestation (s) populaire (s), entre 2011 et 2020, fut donné par l’établissement spontané d’un campement sauvage, « Occupy Wall Street » (2), entre le 17 septembre et le 15 novembre 2011, au mythique Parc Zuccotti, situé au cœur du quartier d’affaires de la ville de New York, en guise de protestation contre l’accaparement de la chose publique par Wall Street. S’ensuivirent des mouvements de protestation un peu partout dans le monde, en Grèce, Espagne, Tunisie, Egypte, Syrie, Libye, Turquie, Ukraine, à Hong Kong, au Chili, en France, au Brésil, au Yémen, au Bahreïn, et puis, plus rien.
Un début de réponse à la question qui tue se trouve peut-être dans le fait que le ver était dans le fruit depuis le début. Les générations Y et Z, irrémédiablement infectées par le virus du néolibéralisme, bien que se situant « en mode révolte », ne pouvaient s’empêcher de proposer l’édification d’une stèle à la mémoire du « messie » Steve Jobs (3), patron de la multinationale Apple, décédé le 5 octobre 2011. (« Ceci est une révolution » ndlr).
En ce qui concerne les révolutions arabes, le sociologue iranien Asef Bayat, témoin de la Révolution iranienne de 1979 et égyptienne de 2011, écrit : « Les protestataires s’étaient certes opposés aux politiques néolibérales de leurs gouvernements, néanmoins ils étaient également fortement imprégnés par la « subjectivité néolibérale ». Ceci explique peut-être cela.
Et de poursuivre : « Contrairement aux révolutions des années 1970 qui embrassaient des positions anticapitalistes et antiimpérialistes, les révolutionnaires arabes du 21ème siècle se préoccupent davantage de considérations morales, telles que les droits humains, des réformes du système judiciaire ou encore la responsabilité individuelle des politiques, tout en prenant pour acquis la « rationalité » néolibérale, (libre marché, non-intervention de l’état dans l’économie, notamment en matière de politique salariale, ainsi que le sacre de la propriété privée, catéchisme déjà âprement défendu par les révolutionnaires Thermidoriens en 1794 ndlr) une vision du monde, dépourvue de sens critique, incapable de répondre aux préoccupations des masses, la justice sociale et la répartition des richesses produites. » Fin de citation
« En l’absence de discours politique pertinent, le vide de pouvoir ainsi crée fut de courte durée. En Egypte ce fut l’armée qui le combla, au Bahreïn le « Conseil de coopération des Etats arabes du Golfe » et en Ukraine les oligarques, en collaboration avec un groupement d’ultra nationalistes particulièrement bien structuré (4), en Turquie l’élection de Recep Tayyip Erdogan et à Hong Kong le Parti communiste chinois. »
En Europe, le défi du parti d’extrême gauche grecque Syriza face au Diktat de la Commission Européenne fut également de courte durée. Sommé de couper rentes et salaires, d’augmenter les impôts et de privatiser le service public, vente des ports et aéroports aux plus offrants (5), le Premier Ministre Alexis Tsipras s’exécuta docilement, entrainant son pays dans une récession sans fin et, par une singulière ironie du sort, le parti Syriza est actuellement dirigé par un ancien banquier de chez Goldman Sachs, Stéfanos Kasselàkis. (6) (5)
Dans son livre « If we burn, the mass protest decade and the missing revolution » le journaliste Vincent Bevins écrit ceci : « Nous devons opposer un pouvoir organisé au pouvoir organisé, une tactique révolutionnaire, telle que l’entendait Vladimir Lénine, réfutant l’anarchisme comme étant contre-productif. L’absence de structures hiérarchiques des récents mouvements de masse, ayant eu pour but de prévenir l’émergence d’un culte autour d’une figure de chef, en donnant la parole à tout le monde, en font une proie facile pour l’establishment. » Appuyant son point, en citant à nouveau Lénine : « Sans théorie révolutionnaire il n’y a pas de mouvement révolutionnaire », et de poursuivre : « Les révolutions exigent une organisation réfléchie, de la discipline, une vision idéologique alternative allant jusqu’au domaine artistique et l’éducation, menant à la dissolution définitive du pouvoir en place. Nous devrions prendre pour exemple les théoriciens qui avaient mené à bien les révolutions passées. » (7)
« Denken ohne Geländer » (penser sans rampe) c’est ainsi que la politologue et philosophe allemande d’origine juive, Hannah Arendt (8) (bien qu’elle refusât être qualifiée de philosophe ndlr) résumait son œuvre et son refus de se laisser instrumentaliser pour une cause, que ç’eut été le Sionisme ou autre idée révolutionnaire. (« Ich will verstehen. » ndlr)
Le problème c’est que le peuple, incapable de conscientiser la condition de son existence, a besoin de « rampe » ou idéologie pour se définir, en rapport avec le pouvoir d’une part, et en rapport à soi-même de l’autre, raison pour laquelle aucune révolution n’apportera jamais la liberté aux hommes. (9) (10)
La transition de l’esclavage, un héritage de la Grèce antique et de l’Empire romain, vers une forme plus « humaine » d’asservissement, le servage, une vie de labeur sur une terre, appartenant à un seigneur, en fournissant à celui-ci, contre rémunération ou gratuitement, certains services déterminés, sans pouvoir changer sa condition, ne fut pas le fruit de révolutions, bien que des révoltes de la faim il y en avait, mais le fruit d’un calcul économique. Il se trouve que l’esclavage coûte cher en entretien.
Ainsi, ce fut un gamin de 18 ans qui trouva l’œuf de Colomb. Il y a cinq siècles. Au fond, l’homme se plaît dans sa servitude volontaire.
Etienne de la Boétie (1530 - 1562), écrivain et poète français, ami et « spritus rector » du non moins célèbre Michel de Montaigne, écrivit, à l’âge de 18 ans, son œuvre prémonitoire, « Discours de la servitude volontaire ».
« Peu importe que le prince soit d’un naturel aimable ou cruel, le peuple est prêt à le servir. S’il arrive au trône par des moyens divers, sa manière de régner est toujours à peu près la même. Ceux qui sont élus par le peuple traitent celui-ci comme un taureau à dompter, les usurpateurs le traitent comme une proie et leurs successeurs le considèrent comme son troupeau d’esclaves. »
Reste à suivre le conseil de Voltaire, philosophe des Lumière et, pourtant, apologiste du despotisme éclairé, que chacun « cultive son (propre) jardin ». (Candide)
- Chris Hedges : Why Mass Movements Fail (consortiumnews.com)
- « Occupy Wall Street » (OWS) fut un mouvement populaire de gauche, né de l’occupation spontané d’un parc new yorkais, « Zuccotti Park », situé dans le quartier d’affaire de la ville, entre le 17 septembre et le 15 novembre 2011, en guise de protestation contre les inégalités économiques et l’influence du grand capital dans la politique.
- En Steve Jobs, l'époque pleure un gourou de la religion de la technique (lemonde.fr)
- https://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/peace-and-love-239934
- https://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/shadow-banking-217959
- Syriza leadership : After Tsipras, an ex-banker runs to rule the Greek left | Politics News | Al Jazeera
- The Russian Revolution at 100 (jacobin.com)
- Hannah Arendt (1906 – 1975) née à Hanovre dans l’Empire allemand, politologue, philosophe et journaliste, sujets de prédilection, totalitarisme, philosophie dans l’histoire, œuvres majeures, Les origines du totalitarisme, Condition de l’homme moderne, La crise de la culture, Eichmann à Jérusalem, La banalité du mal.
- Le panoptique aux temps de la grippe - AgoraVox le média citoyen
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