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Lieux communs de notre temps (1) : la « création de richesses »

Au sein de la fameuse déclaration de Manuel Valls à la City de ce 6 octobre, la phrase "Ce sont les entreprises qui créent la richesse et donc l’emploi." ainsi que sa réception furent assez frappantes à mes yeux. On est en effet devant un cas d'école d'une phrase qui peut vouloir dire tellement de choses qu'au fond elle ne veut rien dire, au point d'en être absurde, mais qui malgré cela est reçue sans aucun questionnement par les médias tant elle est l'expression d'un lieu commun au fond uniformément partagé par les grandes figures de ces médias, du moins des plus puissants d'entre eux.

Asséné comme une évidence, ce lieu commun est extrêmement intéressant car il est en fait extrêmement dense d'un point de vue des idées contenues. J'ai donc décidé de consacrer une série d'articles – au risque d'ennuyer, je l'admets, mais à mes yeux la démarche ne me paraît pas dénuée d'intérêt – au différents concepts et relations contenues dans cette phrase, afin de les démonter, de les déconstruire, de voir ce qu'ils ont d'idéologique (1) , alors même que cette affirmation nous est présentée comme l'exemple même de la vérité "objective" et "pragmatique".

Ce premier article est consacré à un concept, celui de la "création de la richesse". Exemple parfait du concept que tout le monde utilise, alors même que la polysémie du mot "richesse" est telle qu'au fond ce mot en devient proprement indéfinissable.

De plus, et cette indéfinition du terme "richesse" mise à part, le fait que la "création de richesses" apparaisse comme une nécessité évidente pour notre société d'autre part est un cas d'école de la logique productiviste et uniquement quantitative du "toujours plus" qui sous-tend toute notre vision de l'économie et de la politique économique.

Mais n'anticipons pas trop, et commençons par nous intéresser à la fantastique polysémie du terme "création de richesse".

 

La richesse, cette hydre sémantique

En effet, bien qu'invoquée à tout bout de champ pour justifier les dégoulinantes génuflexions gouvernementales devant les multinationales, la "richesse" n'est jamais clairement définie. Jamais définie tout court, d'ailleurs. Or, si la "création de richesses" est apparemment si importante, si capitale pour notre société, surtout si elle instituée comme un des fondements de la politique de la Nation, ne convient-il pas de savoir de quoi on parle ?

Notons tout d'abord que ce flou qui entoure le terme de "richesse" est pour ainsi dire aussi vieux que la pensée économique : on l'a ainsi successivement défini par la quantité d'or et d'argent – mercantilistes – , la production agricole – physiocrates –, la "valeur d'usage" – les classiques –, la "valeur d'échange" – les néoclassiques –, etc.

S'agit-il ainsi des objets produits ? Des bénéfices ? Des gains de productivité ? De la hausse du niveau de vie ? De l'investissement ? De dividendes ?

Cette indéfinition a un grand "mérite" : chacun met ce qu'il veut derrière ce mot. La salarié peut y entendre la hausse de son salaire, l'actionnaire celle de ses dividendes, le commerçant celle de ses ventes, etc. On est ici dans un exemple parfait de lieu commun : tout le monde est d'accord avec la création de richesses, même si au fond personne ne sait ce que c'est concrètement.

Il y a bien la définition officielle me répondrez-vous : la richesse, c'est le PIB au niveau national, et donc la valeur ajoutée au niveau de l'entreprise.

Via cette définition officielle et technocratique, on rejoint en fait le mythe de la croissance comme solution à tous nos problèmes : créons des richesses, créons de la croissance, et tout ira mieux.

Mais penchons-nous d'abord sur la question du PIB, définition officielle de la richesse d'un pays.

 

Le PIB : un indicateur défaillant révéré par tous

Les graves insuffisances de cet outil statistique sont largement reconnues : considérez par exemple que le tsunami de 2004 a causé une augmentation du PIB de l'Indonésie ou du Sri Lanka du fait de l'activité générée par la reconstruction et de l'afflux de l'aide internationale. En suivant cet indicateur, une catastrophe naturelle crée donc des richesses.

De même, en ne prenant en compte que les richesses qui font l'objet de transactions monétaires, une telle définition de la "richesse" ne tient aucun compte de la production domestique. Ainsi, cultiver votre potager au lieu d'acheter des légumes, ou vous faire à manger vous-même au lieu d'acheter les fameuses lasagnes Findus, c'est mauvais pour le PIB, ça réduit la création de richesses.

Ces importantes lacunes de cet indicateur ont été pointées de nombreuses fois, par exemple par l'OCDE – pourtant pas vraiment un club d'altermondialistes – ou la commission Stiglitz. Mais il semble que ces critiques ne soient pas partagées par nos politiques et autres médiacrates, qui passent leur temps à nous bassiner avec la "croissance", c'est à dire l'augmentation du PIB.

Pour finir ce bref passage sur la question du PIB, je ne peux résister à la tentation de citer le magnifique mais trop peu connu discours de Robert Kennedy (2) – le frère du président – sur le sujet :

"Notre PIB prend en compte, dans ses calculs, la pollution de l’air, la publicité pour le tabac et les courses des ambulances qui ramassent les blessés sur nos routes.

Il comptabilise les systèmes de sécurité que nous installons pour protéger nos habitations et le coût des prisons où nous enfermons ceux qui réussissent à les forcer.

Il intègre la destruction de nos forêts de séquoias ainsi que leur remplacement par un urbanisme tentaculaire et chaotique. Il comprend la production du napalm, des armes nucléaires et des voitures blindées de la police destinées à réprimer des émeutes dans nos villes.

Il comptabilise la fabrication du fusil Whitman et du couteau Speck, ainsi que les programmes de télévision qui glorifient la violence dans le but de vendre les jouets correspondants à nos enfants.

En revanche, le PIB ne tient pas compte de la santé de nos enfants, de la qualité de leur instruction, ni de la gaieté de leurs jeux.

Il ne mesure pas la beauté de notre poésie ou la solidité de nos mariages.

Il ne songe pas à évaluer la qualité de nos débats politiques ou l’intégrité de nos représentants.

Il ne prend pas en considération notre courage, notre sagesse ou notre culture.

Il ne dit rien de notre sens de la compassion ou du dévouement envers notre pays.

En un mot, le PIB mesure tout, sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue."

 

La vénération du PIB, symptôme du "toujours plus"

Cet attachement sans faille au PIB et à la croissance est l'illustration par excellence de ce que les décroissants – qui ne sont pas qu'une bande de hippies sympathiques vivant en autarcie – décrivent comme la logique du "toujours plus".

Cette logique tourne à plein aujourd'hui : pour résorber le chômage ou combattre la pauvreté, on a qu'un seul remède en tête, la croissance. Il ne viendrait pas à l'idée de nos dirigeants de se demander comment un pays aussi riche que la France peut avoir des millions de chômeurs, afin de pouvoir combattre les causes structurelles et profondes du chômage – idem pour la pauvreté –. Non, la solution c'est de produire plus, peu importe quoi d'ailleurs : notre salut viendra de la croissance.

L'économie américaine, qui concilie actuellement d'une part une croissance relativement élevée dans le contexte actuel et d'autre par une baisse des salaires réels, une augmentation des inégalités et de la pauvreté et une baisse du niveau éducatif – entre autres – semble être une preuve de plus de l'imbécilité absolue de cette croyance désuette, qui apparaît encore plus absurde, voire criminelle, si on prend en compte la dimension écologique.

La "création de richesses" cache ainsi, derrière une indéfinition qui permet son acceptation par tous, derrière son statut d'évidence et de constat pragmatique, une foi religieuse en un salut par la croissance d'un indicateur éminemment fautif.

Qu'un tel objectif soit à la base du projet gouvernemental – qui est au fond celui de créer de richesses pour pouvoir un jour les redistribuer – ne me semble rien présager de bon...

Ceci étant dit, élargissons un peu la question : que déduire, au delà du sujet particulier de la création de richesses, de la petite réflexion que je viens de dérouler ?

D'une part la force des lieux communs et la paresse intellectuelle de nos "élites", beaucoup plus douées pour nous resservir une novlangue prémâchée que pour nous offrir une réelle analyse.

D'autre part, la nécessité de repenser les objectifs économiques que nous nous fixons et les indicateurs que nous utilisons.

Enfin et surtout, l'importance de l'esprit critique pour aller au-delà des lieux communs qui nous sont servis quotidiennement et se détacher de cette pensée égoïste et court-termiste, de cette idéologie néolibérale et productiviste qui nous gouverne.

 

(1) Je précise d'ores et déjà que je n'ai moi-même aucune prétention à l'objectivité absolue, idéal qui doit guider toute argumentention mais que seul un esprit dogmatique peut imaginer avoir atteint.

(2) Le 18 mars 1968 à l'Université du Kansas


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10 réactions à cet article    


  • Jean-Pierre Llabrés Jean-Pierre Llabrés 13 novembre 2014 15:01

    À l’auteur :

    Lieux communs de notre temps : N° (1) de ? ? ? ...


    • L.F. L.F. 13 novembre 2014 17:52

      « J’ai donc décidé de consacrer une série d’articles »


      Il y en aura donc d’autres, celui-ci étant le premier de la série

    • Eleusis Bastiat - Le Parisien Libéral Eleusis Bastiat - Le Parisien Libéral 13 novembre 2014 15:35

      Valls est un homme creux !


      • Spartacus Lequidam Spartacus 13 novembre 2014 16:47

        C’est dommage la critique de la valorisation du PIB est plutôt nécessaire, et serait un bon sujet, mais sombre dans des erreurs appréciation.


        1-Confusion entre pauvreté et inégalité.
        Le pauvre aux USA est plus riche que 60% des habitants de la planète. Les seuils de pauvreté étant calculés sur un revenu médian, le pauvre Américain en dessous du seuil de pauvreté a des chances d’avoir une maison, une voiture et plus de revenus qu’un Français moyen.

        2-Confusion entre inégalité et iniquité.
        Les USA ont une forte inégalité, oui, mais une très faible iniquité.
        Par exemple : la retraite en France est une rente différenciée par corporations, les bénéficiaires de régimes spéciaux ont une retraite par taxation, les salariés par répartition. En France les droits sont différenciés entre société civile et statutaires. Dans une même entité cohabitent des statutaires et des contractuels, chose absolument impossible aux USA. Jamais un Américain ne souhaiterait avoir plus de droit qu’un autre. La société Américaine est beaucoup plus équitable que la société Française, mais plus inégalitaire. 

        3-La richesse n’existe que s’il y a échange.
        En prenant l’exemple de la consommation personnelle qui n’entre pas dans le PIB, c’est normal car elle n’a pas fait d’évaluation par un acte d’échange.

        4-Confusion entre croissance et production.
        Si une brosse à dent passe de 1€ à 2€ la croissance est x2. Par contre il n’y a eu aucune production supplémentaire. La croissance n’existe que sur la valeur ajoutée. 

        • L.F. L.F. 13 novembre 2014 18:05

          Sur la confusion entre pauvreté et inégalité je n’en fait aucune, il se trouve juste que les deux sont en hausse aux Etats-Unis actuellement.


          Sur la distinction entre inégalité et inéquité chère aux libéraux, j’y ai consacré un article au sujet des allocations familiales ( http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/allocations-familiales-comment-les-158189 ) où j’explique comment l’équité est avant tout un concept-bélier forgé pour détruire l’égalité. 
          Et si tous les Américains avaient les même droits ça se saurait, ne serait-ce que du fait du régime politique fédéral (puisque j’imagine que la distinction entre droits formels et droits réels ne doit pas beaucoup vous parler).

          « La richesse n’existe que si il y a échange » : c’est une façon de voir les choses, il n’y a aucune « vérité » sur le sujet (comme en général en économie, pour la simple et bonne raison qu’on est hors du domaine de la science).

          Sur la différence entre croissance et production, votre remarque est fausse si on prend en compte le fait que la croissance est calculée en euros constants, c’est à dire en prenant en compte l’évolution des prix.

        • Spartacus Lequidam Spartacus 13 novembre 2014 23:33

          @LF

          Hélas oui vous faites la confusion. 
          L’inégalité augmente mais pas la pauvreté réelle, uniquement la relative puisque le seuil est calculé en fonction d’un médian.

          Les 90% des plus riches Américains vivent dans 5 états. Ce sont les états les plus inégalitaires, mais aussi ceux ou les revenus des plus pauvres sont les plus élevés des USA.

          Pour info tous les Américains ont le même système de retraite par répartition OASHDI. 98% des Américains y cotisent sur les revenus entre 0 et 800USD. Il n’existe pas de « régimes spéciaux ni de statutaires.

          Pour la croissance là encore vous ne comprenez pas comment c’est calculé. Schématiquement c’est le PIB N moins le PIB N-1 ajusté de l’inflation qui la détermine.
          Si vous vendez plus cher le même produit que l’année dernière vous avez créé de la croissance sans créer un seul millimètre de production supplémentaire.

          @gauche normale
          Pour info 50% des américains ont un jour travaillé dans une association caritative, 10% du PIB est réalisé par le secteur caritatif. 
          La prise en charge des pauvres est prise aux niveaux individuels et les gens ne se déchargent pas sur l’état pour se défausser sur la collectivité pour être généreux et sociaux. 
          Et s’ils étaient plus égalitaires vous croyez que des bonbons rose tomberaient du ciel ?
          Vos stats sont du n’importe quoi.
          C’est vrai que vous croyez que la vie est »super au Vénézuéla" 

        • Doume65 14 novembre 2014 19:04

          «  C’est dommage la critique de la valorisation du PIB est plutôt nécessaire, et serait un bon sujet, mais sombre dans des erreurs appréciation. »


          Spartacus, pour une fois je te félicite. Tu as réussi à te modérer et à ne pas tenir des propos outrageux. Mieux, tu consens une certaine concession. Continue sur cette voix, tu vas finir par devenir civilisé.

        • epicure 15 novembre 2014 18:16

          @Par Spartacus (---.---.---.157) 13 novembre 23:33

          http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2014/09/05/les-inegalites-continuent-de-se-creuser-aux-etats-unis_4482439_3222.html

          AH oui effectivment les inégalités se sont accrus car entre 2010 et 2013  :
          les riches sont devenus plus riches de 10%
          les 20% les moins riches ont vu leurs revenus baisser de 8%
          et le revenu médian a baissé de 5% !!! ( de 9% pour les noirs et les histpaniques )

          Donc la pauvreté réelle a augmentée puisque les revenus des plus pauvres ont baissés.


        • Philippe VINSONNEAU Philippe VINSONNEAU 13 novembre 2014 17:24

          « Ce sont les entreprises qui créent la richesse et donc l’emploi. » avoir comme valeur cette richesse là ne laisse aucun doute sur les raisons de vivre de ce pas grand chose


          • Hervé Hum Hervé Hum 13 novembre 2014 23:35

            la seule vrai création de richesse que je connais ou reconnait est celle du temps de vie.

            Tout être humain est limité par son propre temps de vie. Ce temps de vie est le capital, richesse qui est la plus élevé au départ et tend vers 0 où quand elle y arrive il ne reste plus aucune richesse. Ce qui fait qu’un riche est aussi mort qu’un pauvre peut l’être.

            Partant de ce fait, ce qui compte n’est pas tant de posséder des tonnes d’ors ou de terres ou autres trésors, mais de posséder le temps de vie d’autrui pour augmenter son propre temps de vie, car contrairement à l’espace ou à toute valeur matérielle, le temps de vie ne peut s’enrichir qu’en exploitant celui d’autrui.

            Pour exemple, vous pouvez bien posséder un palace, si vous ne disposez de personne pour l’entretenir, celui ci sera surtout une contrainte permanente et si non... Un taudis et une ruine !

            Bref, l’enjeu de toute création de richesse consiste à capitaliser son propre temps de vie. en détenant celui des autres.

            Si les élites font mines de ne penser que par la croissance du PIB, c’est bien pour faire en sorte que les gens continuent à ne penser qu’à travailler au service d’autrui pour pouvoir eux même exploiter le temps de vie d’autrui. Un échange de temps de vie où finalement seule une élite profite pleinement du système de croissance du PIB leur permettant de disposer d’un capital, richesse de temps de vie d’autrui dédiés à leur personne de manière exclusive.

            Mais que demain les gens réalisent pleinement que tout n’est affaire qu’exploitation du temps de vie d’autrui, dont le leur propre, et sans doute commenceront t-ils à penser que de fait, nul ne peut tirer profit du temps de vie d’autrui par le biais de l’usure et de la propriété privé autrement que par un système esclavagiste en son essence.

            L’extraordinaire de la chose étant que ce que j’écris est connu depuis longtemps, depuis Ricardo et après lui Marx.

            Mais en fait, revenir à la source de toute création de richesse qu’est le temps de vie dédié et/ou à exploiter, remet en question tout le système de pensé économique basé sur la capitalisation et l’usure.

            Conserver le dogme de la croissance du PIB n’est donc pas le fait d’un aveuglement ou d’une inconscience, mais bel et bien d’une parfaite conscience que changer de dogme aboutirait à changer les règles du jeu économique en reposant la question de la création de richesse par le temps de vie. Ceci dans un monde où les moyens techniques permettent de repenser le temps de vie à dédier pour la création de richesse.

            Autrement dit « chacun selon son mérite à faire gagner du temps de vie à autrui et non plus selon sa capacité à exploiter le temps de vie d’autrui. »

            Choisir entre la démocratie véritable ou continuer dans un système monarchique dans son principe actif (souveraineté de la propriété particulière et de l’héritage).
             

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