Ma petite s’appelle Eichmann

Un homme assis face à un poste de télévision.
Ma petite s’appelle Eichmann. Je suis son père, elle m’obéit. Je lui ai appris le devoir d’obéissance sans pour autant lui parler du devoir de désobéissance ; trop encombrant, source de bien des inconforts pour ma personne. Elle m’obéit et obéit aussi à ses professeurs, apprend tous leurs cours ; elle sait que le Moyen Age fut une période terrible, que les rois de France furent tyranniques mais que les Lumières finirent par enfin libérer les peuples. Quoi d’autre ? Elle a appris que, s’inspirant des athéniens qui votaient, nous aussi nous votons pour élire nos représentants qui se battent pour le bien commun ; cela s’appelle la démocratie. Elle l’a appris. Le tirage au sort c’est pour la cour de récréation quand il s’agit de jouer à chat perché. Bien ! Danton gentil, Robespierre méchant ; Voltaire gentil, Rousseau mollasson paranoïaque. Il faut obéir à ses maîtres et bien apprendre sa leçon. Il faut être une gentille fille, sauf si l’envie vous prend de devenir un gentil garçon. Là on lui dit qu’elle pourrait avoir le choix. Juste là. Il se pourrait que ma fille devienne un jour un gentil garçon. Pour l’instant c’est encore une fille, une gentille fille. Ma fille. La fac, un premier emploi, obéir à son chef de service, la courbe du chômage n’ayant pas été inversée en 2024, obéir à son chef de service donc. Obéir toute sa vie. Il y a toujours quelqu’un au dessus de soi à qui l’on doive obéissance. Il faut faire ce qu’il y a à faire. Pas le choix. C’est la vie. La vie c’est ça.
_ On a tout de même le droit de penser ce que l’on veut !
_ Non, répond Monsieur Patrick Cohen.
Non. Ce n’est pas compliqué. C’est simple. C’est clair. Non ! On n’a pas le droit de penser ce que l’on veut. Cela pourrait être douloureux de ne pas pouvoir penser ce que l’on veut, mais il y a une solution à tout, et dans ce cas, ne pas penser du tout semble être la bonne voie à suivre. Il y a des jeux, il y a le cinéma, il y a la danse, il y a chat perché, tant d’activités… Ne te prend donc pas la tête ma petite !
Ma petite ne se prend pas la tête.
Ma petite s’appelle Eichmann.
Allumons la télévision. Dans un film, « Her », un homme tombe amoureux de la voix d’un programme informatique. Quelle bonne idée ! Evacuons enfin l’humain, ce truc sale, ce truc qui fait caca.
Zapping.
Sur une autre chaine, un comédien, Franck Dubosc, venu faire la promotion d’un autre film, se voit proposer par la journaliste, en fin d’interview, de réciter un texte où il promet de venir en aide à une femme qui se ferait agresser. Surpris, le comédien s’exécute face à la dame qui pour l’occasion a subitement revêtue une tenue de juge. L’image de l’homme violent et de l’homme lâche face à l’image de la femme victime. C’est bien vu, c’est tellement vrai, c’est tellement juste. Le comédien s’exécute (sic), il fait le job, ne quitte pas le plateau en traitant la journaliste de tout les noms, puis pense qu’il en a fini, qu’il a passé le cap de la petite minute d’humiliation ; mais non Francky, quand y en a plus y en a encore, car voilà t’y pas que la charmante journaliste, compagne me dit-on d’un des conseillers du Président de la République, lui tend un bâton de rouge à lèvre. « Mettez du rouge » est le slogan de l’action menée autour de la journée de la femme afin de manifester sa solidarité envers celle-ci. Vous voulez bien mettre du rouge Monsieur Dubosc pour manifester votre solidarité avec les femmes ? Je ne sais pas pourquoi je pense soudain à Lino Ventura. Lino qui à deux pas d’ici préparait ses fameux plats de pâtes chez Brassens. La sauce rouge sur les lèvres de Lino ? Peut-être. Non, Dubosc ne quitte toujours pas le plateau, il prend le bâton, hésite tout de même un peu, mais fini par s’exécuter (sic). J’entrevois une porte de sortie, il a la présence d’esprit de la prendre : Franck Dubosc se fait une bouche de clown triste. Le visage de Franck Dubosc à ce moment-là. Ma petite regarde la scène. Elle aime bien Franck Dubosc. Il la fait rire. Elle aussi met parfois du rouge à lèvre en cachette pour faire comme maman. Quand elle sera un garçon elle se mettra peut-être toujours du rouge à lèvres ; pourquoi ne pas mettre du rouge à lèvres pour faire comme papa ?
Elle va dans la salle de bain et en revient avec un rouge à lèvre de sa mère.
_ Tu veux bien en mettre en solidarité avec maman ?
Bien sûr ma chérie. Je suis solidaire avec ta maman, donc je me maquille. Où avais-je la tête quand je l’ai séduite en étant déguisé en garçon ?
Je me maquille donc, et elle rit. Je ris aussi. Je suis si drôle, si sympathique, si moderne. Je l’embrasse sur la joue et lui laisse une grosse marque de rouge. Et elle de rire de plus belle. N’est-elle pas adorable ? N’est-elle pas juste craquante ?
Ma petite s’appelle Eichmann.
Elle ne s’émeut pas quand Monsieur Tesson veut faire fusiller Dieudonné car Dieudonné a dit du mal de Monsieur Cohen, et puis, et puis, enfin, Monsieur Tesson est un Monsieur, alors que ce Dieudonné… Elle est gentille ma petite, elle a de très bonne notes à l’école, elle fait du sport, elle est polie. Pas de propos nauséabonds dans sa bouche. Peu de chances qu’avec des gens comme elle nous revivions les heures les plus sombres de notre histoire.
Et pourtant, ma petite s’appelle Eichmann.
Trassibul
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