Mais pourquoi veulent-ils ces tours ?
Parce qu’enfin toutes les études montrent que les gens n’en veulent pas ! Ils se sentent mal dedans et les trouvent vilaines. Elles ne plaisent pas, font immanquablement chuter tous les politiques qui les réclament et pourtant leur pouvoir d’attraction est d’une telle force que nos élus les plus soucieux de leur audience oublient subitement toute prudence électorale en face d’elles et s’obstinent à les vouloir ! Comme c’est étrange, si nous regardions cela ?
On reprochera avec raison aux grands groupes financiers, aux villes et pays en plein boum de vouloir démontrer avec ces tours leur opulence et leur leadership par cette symbolique un peu primaire. Mais après tout pourquoi pas ? Le joie de viser haut peut être sport. Versailles était aussi une affirmation de puissance et nous vibrons toujours de son incroyable majesté. Il vaut mieux ça que de faire la guerre. Il n’y a donc, a priori, pas d’incompatibilité entre force et beauté, même si, c’est certain, leur conjonction en vertical est rare. Ne nions pas notre plaisir. Il faut aborder ces montagnes artificielles en tant que telles, jouir de ce qu’elles offrent, des magnifiques vues depuis les sommets sur un spectacle perpétuellement changeant, comme celui du haut d’une falaise vertigineuse.
Le somptueux paysage de la ville, de ses lumières, de la météo sur des perspectives ouvertes par un immense horizon, n’est jamais lassant. Que le sommet de l’Empire State ait été si souvent utilisé au cinéma en démontre l’attrait romantique. Le public est attiré par le spectacle de la ville comme le démontrent les millions de visiteurs de la tour Eiffel et des sommets des plus grandes tours du monde. L’évolution des techniques, les nouveaux bétons haute performance, les capacités de modélisation et de calcul permettent aujourd’hui une explosion des formes et une surenchère dans la hauteur avec des projets dépassant le kilomètre. Si se multiplient maintenant les œuvres kitsch ou carrément gag, selon la profondeur culturelle du couple promoteur-architecte, quelques-unes sont pourtant poétiques et esthétiques, il était temps. Le rapport au sol est souvent déplorable et constitue la première carence urbanistique constatée. Si on entre dans les tours de Manhattan aussi facilement que dans un bâtiment haussmannien parisien, cela est bien plus compliqué avec les tours de la Défense à Paris qui n’ont pas su régler les stationnements en sous-sol et les flux automobiles et piétons.
Le discours sur la densité est également à modérer. Il relève de l’alibi quand on le compare avec la structure urbaine traditionnelle de Paris intra-muros où rien ne justifie réellement de telles constructions hormis les considérations symboliques évoquées. Autre critique, l’absence de prise en compte des caractéristiques locales, environnementales ou socioculturelles. La même tour est construite aujourd’hui à Miami, à Moscou ou à Séoul et, si tout le monde sait ce qu’est "un immeuble parisien" ou "une maison chinoise", personne ne peut distinguer un "gratte-ciel canadien" d’un "gratte-ciel japonais". Mais il y a plus grave, bien plus grave. Le symbole. La tour de bureaux est une catastrophe symbolique. Les architectes ne s’intéressent plus à ces choses-là, mais la grande hauteur dans une ville est l’emblème, le témoignage inoubliable de notre société tout entière. Autrefois l’église résumait la ville par son clocher. Entourée des maisons de mêmes matériaux qu’elle et les dépassant, elle était comme un berger habillé de laine et protégeant ses moutons. Magnifique image ! La verticale urbaine était l’expression construite de la foi de tout un peuple, de ce en quoi il croyait et qu’il plaçait au-dessus de tout. Les mosquées et leurs minarets dans le skyline des villes musulmanes affirmaient merveilleusement la même chose. Puis nous avons perdu notre confiance en Dieu et nous sommes tournés vers la technologie : la tour Eiffel a alors été construite de la sorte pour proclamer au monde l’excellence de notre savoir-faire technique. Et aujourd’hui ?
Aujourd’hui que voulons-nous raconter par l’élévation dans le ciel d’un empilement de bureaux occupés par des sociétés commerciales et privées ? Notre admiration de l’argent ? Comme il est dommage que notre société se réduise maintenant à un tel devenir ! Vraiment, avant de produire des tours, avant de s’occuper de leur esthétique et de leur consommation, entendons-nous d’abord sur un "projet de civilisation" qui nous transporterait tous. Voilà qui serait sage et glorieux car, sans cela, nos gratte-ciels jusqu’aux plus talentueux ne peuvent pas cacher l’accablant vide de notre époque comme ils nous le montrent déjà assez, et de loin.
Vous nous avez compris, nous avons urgemment besoin d’un Grenelle national de l’architecture. Un colloque ouvert à tous où l’on n’y parle surtout pas d’architecture quelle horreur, mais d’abord de nos vies à vivre (way of life). La belle architecture suivra, forcément. Denis Dessus, Isabelle Coste, David Orbach, architectes urbanistes ingénieur.
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