Malaise dans la civilisation, Grenelle du malaise

Les connaisseurs de Freud penseront sans doute au livre écrit l’été 1929 par le fondateur de la psychanalyse, fin scrutateur de l’âme humaine et ses travers, à une période éminemment symbolique puisqu’elle précède de quelques mois le crash boursier d’octobre 1929, événement ayant fracassé la vie sociale outre-Atlantique, avec des répercussions en Europe et les tragiques détours pris par les nations aux prises avec le fascisme et le nazisme. Mais tout mettre sur le compte du Krash boursier pour expliquer les événements de 1933-1945 est une idiotie. L’Europe a amorcé sa crise de civilisation bien avant, avec comme résultat la boucherie de la Grande Guerre. Le destin pulsionnel et destructeur de l’humain fut dévoilé à l’occasion de ces événements conclus par le sinistre Auschwitz et la défaite de l’Europe. Quant au texte de Freud, il renvoie plutôt à un malaise dans la culture. Mais tout est lié. On ne peut séparer les questions économiques, politiques et spirituelles (incluant le religieux et le culturel).
Evoquer un malaise dans notre civilisation occidentale revient à parler du cours ordinaire de cette civilisation dont le développement n’a jamais été, à aucune époque, harmonieux. On dira alors que le malaise s’exprime différemment selon les époques et les nations, avec des styles, des phénomènes différenciés, des formes politiques spécifiques, des conflits particuliers, des crises aux contours distincts, des intensités aiguës ou chroniques, des spasmes, des dépressions, des démissions et surtout, une inégalité dans la manière dont est subie la crise, endossé le malaise, dépendant de la situation de chaque individu, son entourage privé et social, sa condition professionnelle, son destin, bref, des tas de facteurs que la sociologie s’efforce à généraliser et théoriser en mettant l’accent sur le facteur de classe qui joue, mais n’est pas si déterminant qu’on ne le pense, alors que le facteur individuel, mis en avant par les chantres du mérite libéral, est largement faussé par des facteurs liés au réseau social de la société. En résumé, chaque époque voit le malaise de manifester dans différentes formes et être subi distinctement selon chaque individu, souvent en fonction de sa condition professionnelle et financière.
Quelles que soit la nature, l’origine et la forme du malaise social, un invariant persiste, traduisant l’essence de l’Occident. Les affaires continuent. Comme l’avait dit Sartre, pendant l’Occupation, des belles fortunes se sont échangées. Alors que le marché parallèle a permis à quelques-uns d’amasser une fortune convenable. Pendant la Spéculation, les affaires vont bon train, mais encadrées par les règles du marché. Quand eut lieu Mai-68, les pendules ont été en quelque sorte mises à une heure nouvelle. Le Smic fut augmenté de 30 % à l’occasion d’un Grenelle décidé en urgence. A cette époque, un infléchissement social se produisit, mais pas un changement de société en profondeur. Le malaise persistait, mais avec une intensité moindre et des formes politiques plus abouties et déterminées car pensées au nom d’un projet collectif qui n’existe plus actuellement comme le déplore Alain Touraine.
En 2007, deux Grenelles sont à l’ordre du jour, l’un concernant l’environnement, l’autre l’insertion. Soyons généreux, positif et confiant et souhaitons une belle réussite aux acteurs de ce changement amorcé sous l’égide d’un volontarisme politique imprimé par l’Elysée. Ne soyons pas mécréants et n’entravons pas la bonne volonté, naïve ou intéressée, des participants. N’altérons pas leurs croyances et leur dévotion envers ces belles causes.
En 2007, rien ne nous interdit d’être lucide et de reconnaître que si en 1968, le Grenelle a représenté un archétype de dialogue social avec des mesures autres que symboliques, répondant à de véritables problèmes, en 2007, les Grenelles initiés par le « gouvernement Sarkozy » n’ont pas le même sens. Le réchauffement climatique n’est pas à vrai dire un véritable problème et ce Grenelle ressemble à une sorte de mêlée où chacun pousse selon ses intérêts et ses lubies idéologiques. Les ONG autant que les fabricants bien placés dans le développement technique, avides de développement commercial et de développement du profit sous l’égide du développement que l’on veut durable que si les affaires peuvent durer. Sinon, il n’y a pas de solution rapide contre l’augmentation des rejets de CO2 et de la pollution dans la mesure où d’autres pays sont impliqués. Par ailleurs, la lubie du CO2 masque d’autres processus plus sérieux comme la destruction des forêts amazoniennes et autres. Quant aux mesures suggérées ici, taxes et autres, elles pénaliseront des populations en difficulté, accentuant le malaise et le schisme entre ceux qui réussissent en affaires et ceux qui subissent en corvée en prenant de moins en moins part aux bénéfices consécutifs aux progrès techniques. Bref, le développement durable d’un monde écologique est antinomique du développement durable d’une société équitable et républicaine. Pour résoudre les questions écologiques, pour autant que les problèmes aient été bien cernés et raisonnés, il faudrait un changement de civilisation que le monde ne peut pas assumer et réaliser tant ce changement serait d’une radicalité imposante. Pour l’instant, les jets privés se vendent bien. Et les mairies recrutent des chargés au développement durable pour la bonne conscience écologique.
Le Grenelle de l’insertion. Une cause nationale généreuse, mais tout aussi vaine que celle du développement durable, bien qu’elle puisse être solutionnée avec moins d’obstacles. Mais là aussi, c’est un changement de société qui seul, peut décider si l’insertion sera réalisées ou bien régulée et administrée tout en considérant la précarité (le chômage) comme un paramètre d’ajustement dans l’ordre économique. Il faut partir d’un constat. Le système n’a pas besoin d’intégrer toute une population nationale et, a fortiori, mondiale dans le dispositif économique. Le système, du point de vue de l’innovation technique, de sa diffusion, de la satisfaction des plus formés qui font fonctionner la machine et des gestionnaires et autres élites du système, peut se passer des moins formés, motivés, en mauvaise santé, handicapés, inadaptés. Et donc, la bonne gestion du système, son efficacité, sa tendance à satisfaire les désirs nouveaux et le bien-être des mieux insérés, est antagoniste de l’insertion des désintégrés du système qui nécessitent une attention et des moyens soutenus qu’il faudra prélever sur les moyens des insérés. C’est d’un point de vue de la gestion des affaires, inéluctable. C’est un peu comme un club de foot, faire entrer les remplaçants et former les débutants demande trop de dépenses à un club qui doit mobiliser ses moyens sur les meilleurs. Il y a trop de gens rapporté aux capacités d’employabilité du système avec ses contraintes financières et donc, la seule issue de l’insertion, c’est de proposer des situations de sous-professionnalisation. La sortie de la pauvreté voulue par Martin Hirsh est en enjeu semblant irréalisable, mais qui a son utilité sociale. Et sachons aussi reconnaître et louer tous ceux qui, hors du champ politique, font œuvre de solidarité pour contrecarrer, comme en 1930, les dégâts sociaux liés à l’économie en crise. Ainsi a évolué le dispositif technique, entraînant avec lui une transformation du malaise social, la misère (des années 1930, du Second Empire) a pratiquement disparu en Occident, mais la pauvreté (qui n’est pas la même chose) s’accroît.
Autant reconnaître que le malaise de la société n’est pas prêt de s’estomper et que le Grenelle de l’insertion (je n’ose pas parler du Grenelle des « peurs climatiques ») ne peut aboutir, mais, pour l’opinion publique, l’important c’est que les gens croient à la sincérité et aux bonnes volontés des gouvernements. Et puis il faut bien essayer quelque chose. En plus, la paix sociale en dépend. Mais si les gouvernants et les citoyens songeaient à une nouvelle société, alors il leur faudrait commencer par un Grenelle du malaise social.
Dernier point complétant le tableau, un Grenelle de la sécurité, qui pourrait être décidé par notre président, mais qui n’a pas vraiment de raison d’être. Car le maintien de l’ordre est pratiquement du domaine réservé de l’Etat et on voit mal comment des discussions publiques pourraient se dérouler, sauf à impliquer les citoyens dans les soins portés à civilité. Si on considère les questions du terrorisme, le dispositif actuel, malgré quelques inconvénients, est efficace. Mais il n’atteint pas les problèmes à la racine, ces problèmes de montée aux extrêmes qui a fait l’objet du dernier livre de René Girard, Achever Clausewitz. En ce sens, Girard, même si ses thèses prêtent à discussion, trace un tableau complémentaire du « malaise de civilisation », qu’il fait remonter aux ascensions apocalyptiques de la violence déclenchée en Europe à partir des guerres napoléoniennes. Et qui a pris selon l’auteur une forme inquiétante après les attentats du WTC et le terrorisme diffus entourant cet événement.
Bref, le malaise se poursuit en se transformant, les affaires continuent en s’intensifiant et les Grenelles n’y changeront rien tant qu’il ne sera pas décidé d’assises nationales et internationales sur le sens de la civilisation. Car aucune nation ne peut changer le cours des choses à elle seule ni s’extraire de cette mondialisation, d’autant plus qu’elle est une partie du malaise et par voie de conséquence, une partie de la solution, pour autant qu’il y en ait une pour éviter d’aller vers un quelque part incernable, mais cependant livré aux prophètes, prédicateurs, sectateurs, prospecteurs et autres Cassandre.
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