Notre démocratie est malade. Nous le savions, mais à présent que nous en ressentons toute la douleur dans le marasme de la crise financière, il ne devient plus possible de faire comme si de rien n’était, ou d’en minimiser la portée comme pour mieux se rassurer. Dans notre effort de compréhension, on retiendra le triomphe de l’idéologie de marché par laquelle les démocraties se muent en oligarchie, mais aussi deux autres raisons sous-jacentes ayant facilité cette transformation, et qu’on rattachera aux mentalités caractéristiques d’une époque que, bien entendu, elles ne résument pas.
1. Le renoncement des élites politiques et le moment oligarchique des démocraties occidentales
A la question comment en est-on arrivé là, à ce stade avancé d’une démocratie rongée par un capitalisme effroyable où l’argent est par trop déconnecté de toute visée sociale, politique et même productive, il est d’abord tentant de pointer, à raison, les renoncements d’une classe politique dont les décisions, année après année, ont rendu possible ce triomphe sans précédent de la cupidité, sanctuarisée dans le temple maudit des marchés financiers. Signe éclatant, sans doute, des tendances oligarchiques des démocraties dont le rapport à l’argent représente toujours un risque de dénaturation et d’affaiblissement de ce régime politique. Car comme tout régime politique, la démocratie représentative est exposée à ce que sa forme dissimule un pourrissement substantiel dont l’une des grandes manifestations, à côté de la démagogie, est bien l’oligarchie, repérable aujourd’hui à travers des décisions politiques relevant sans hésitation d’une politique de classe, bien entendu celle des riches.
Tout cela est vrai et l’on n’est pas loin de voir que l’oligarchie entraîne dans son sillage, presque mécaniquement, un surcroît de démagogie qui pourrit à son tour encore un peu plus la démocratie, la démesure de la parole politique intervenant en contrepoint de l’impuissance de l’action gouvernementale (pensons ici au discours de Grenoble du Président de la République). Ce n’est pas, bien sûr, qu’il existe une classe homogène de dominants, ce n’est pas que la grande finance soit directement aux commandes de l’Etat, mais plutôt que l’on relève un alignement idéologique inouï, les décideurs politiques ayant désormais totalement intériorisé l’impossibilité de certaines options politiques qui, en dépit de leur légitimité dans l’opinion, sont vécues comme aventureuses parce que dépourvues a priori de toute crédibilité. C’est comme si, au-delà de la défense d’un intérêt de classe, une sorte de mur de l’argent, existait une culture politique propre à notre temps dont la caractéristique première consisterait en une fascination pour le capitalisme, fascination qui, soit exalte les politiques, soit les pétrifie. Aussi faut-il bien reconnaître, dans la lignée d’Antonio Gramsci, que la transformation oligarchique de nos démocraties représentatives est d’abord le fruit d’une hégémonie idéologique avant d’être le reflet d’une puissance matérielle. En témoigne magistralement le fait que, si nos démocraties permettent à des opinions très hétérodoxes de s’exprimer, elles se heurtent à un mur bétonné lorsqu’il s’agit d’envisager des décisions qui, elles, auraient la prétention de changer la réalité et donc de s’attaquer aux intérêts du grand capital. Comme jadis, la démocratie tient la promesse de la liberté individuelle, encore que cette liberté recouvre un contenu très appauvri, mais trahit sa prétention à la maîtrise autonome de son destin par la collectivité. Régime de l’autonomie par excellence du point de vue de la théorie politique, nous voici revenu au temps de l’impuissance de l’action publique dans sa relation au changement légitime, qui d’ordinaire caractérise les autocraties, cette même impuissance qui avait déjà nourri par le passé de violents ressentiments envers une démocratie « formelle » bien loin des principes dont elle se réclamait. Si la situation paraît pour l’instant moins violente aujourd’hui, c’est parce que l’Etat providence, le Doliprane du capitalisme, calme un peu les douleurs. Mais, paraît-il, il devient trop cher…
Ce constat, même s’il fait froid dans le dos, n’a rien de bien original, et je ne crois pas avoir forcé le trait puisque face au cynisme et à la déraison, c’est bien l’impuissance des gouvernements qui s’impose largement, au vu des rares mesures réellement réformatrices qui sont édictées en dehors des discours de dénonciation dont la véhémence ne peut que faire rire (ou pleurer), à l’instar du fameux discours de Toulon de M. le Président de la République.
2. La désindexation fatale de la démocratie et de la souveraineté
Reste que, sauf à penser que les citoyens sont conditionnés au point de ruiner leur liberté de choix, les politiques qui ont conduit au désastre actuel se sont appuyés sur un certain nombre de représentations qui, sans forcément être consensuelles, débordent le champ de l’intérêt de classe et de la seule idéologie du marché. Ainsi en va-t-il du rapport à soi, et donc du rapport aux autres. Le capitalisme sauvage ne s’est pas seulement appuyé sur une évidente course à la rentabilité et sur la conquête de nouveaux marchés, ni ne s’est décliné sur la seule gamme de la cupidité, vice transformé en vertu par le truchement de l’idéologie de marché, il s’est aussi paré des meilleures intentions de l’ouverture contre une frontière objet de toutes les suspicions. Depuis la chute du Mur de Berlin, s’exerce un jeu dont les Européens sont spécialistes du « plus ouvert que moi sur le monde tu meurs ». Aujourd’hui encore, de nombreux altermondialistes ne mesurent pas assez combien est erronée leur conception du protectionnisme économique comme un affreux repli sur soi, ni combien leur solution « globale » relève du pari impossible. A l’évidence, l’émergence même du concept de « mondialisation » en dit long sur l’inséparabilité mentale des dimensions économiques, financières, culturelles et politiques des liens internationaux dans les représentations collectives. Comme si l’ouverture était un bloc à prendre ou à laisser. Comme si toute régulation étatique, régionale voire nationale, était le commencement d’un nouvel impérialisme.
Souvenez-vous, la promotion de l’Acte Unique puis du Traité de Maastricht s’est faite au nom de l’Europe, ce remède aux tentations nationalistes, et finalement beaucoup moins sur la réalisation du Grand Marché intérieur. Pareillement, le GATT puis tous les accords de l’OMC ont largement bénéficié du sentiment naïf que « l’ouverture » c’était bien, et que la fermeture, pardon le repli sur soi, pardon le nationalisme, c’était mal. Or, cette naïveté nous a coûté très cher, car il a rapidement permis aux forces de l’argent d’échapper à tout contrôle démocratique, tandis que des rêveurs s’imaginaient pouvoir lui opposer « une autre mondialisation », paire de manches autrement plus compliquée.
Bien sûr, demain et dès que possible, il faudra taire les prétentions des capitalistes à imposer leurs priorités aux Etats et à jouer avec le bien commun à des fins spéculatives. On ne pourra compter pour cela que partiellement, semble-t-il, sur la classe politique qui se partage le pouvoir au gré des alternances, tant est puissante chez elle la servitude volontaire dont elle nous afflige envers les puissances d’argent. Des convulsions sociales et politiques paraissent inévitables comme la Grèce en donne un bon avant-goût, et ce d’autant que le choix de la rigueur en Europe vaut abdication de décideurs politiques décidément assez hypnotisés pour lâcher le peuple en rase campagne. Néanmoins la lutte qui s’annonce aura son prix dont celui de laisser derrière nous l’idée même de mondialisation qui suppose une démocratie planétaire qui n’existe pas, et qui en revanche profite à l’oligarchie capitaliste.
Qu’on le veuille ou non, notre horizon politique est borné par un territoire national ou au maximum européen dans le cas où une majorité d’entre nous le désirerait, seul territoire sur lequel une souveraineté démocratique peut se déployer. Il nous faudra donc redécouvrir les vertus de la frontière en ce qu’elle ne délimite pas une citadelle autarcique, mais définit un certain rapport avec les autres composantes de l’humanité, rapport dont le caractère amical peut très bien se situer à d’autres niveaux que celui du libre commerce et du libre investissement, d’ailleurs pour le plus grand profit de tous puisque selon la formule désormais bien connue, la « mondialisation heureuse » a conduit à faire produire à des esclaves pour vendre à des pauvres. On gagera qu’il y a meilleure configuration pour encourager l’amitié entre les peuples.
3. La dilution du succès dans l’enrichissement matériel
Autre point d’appui de l’hyper capitalisme contemporain, autre force de l’oligarchie, le rapport à la réussite dont on voit bien qu’il recouvre en Occident un caractère d’abord économique. On se souvient de la fameuse phrase de Séguéla sur l’acquisition d’une Rolex à 50 ans. On a beaucoup critiqué, à raison, cette sortie, mais elle a le mérite de rendre compte d’un « pont culturel » entre l’oligarchie et l’état d’esprit général, pont qui consiste à faire de l’enrichissement financier et matériel dans une optique purement individualiste, le mobile légitime de la réussite en ce bas monde. En clair et pour être tout à fait honnête avec nous-mêmes, reconnaissons qu’il y a eu une préférence collective pour un individualisme libertaire, axé sur le carriérisme et la consommation de masse, plutôt que sur une citoyenneté forcément plus exigeante et moins rock’ n roll, mais aussi moins encline à nourrir le capitalisme. Inutile en effet de rappeler combien ce dernier s’est magistralement saisi des conquêtes libertaires et combien, fondamentalement, sa violence intrinsèque est adoucie par le plus puissant alcaloïde qui soit, à savoir la féérie consumériste.
En disant cela, je n’ignore pas évidemment qu’il faut bien travailler pour gagner sa vie, et j’ai conscience que beaucoup de gens font surtout ce qu’ils peuvent pour s’en sortir à l’heure du chômage, des CDD et des compressions salariales, je souhaite seulement par-là pointer un état d’esprit qui déborde la simple logique de classe et qui caractérise plutôt l’époque. Car si tout le monde ne fait pas montre d’un utilitarisme rapace comme s’y adonnent la plupart des grands capitalistes et des stars, le grand nombre préfère se battre pour son pouvoir d’achat plutôt que de critiquer la place de l’argent dans la société ou, plus modestement, son extrême concentration à des fins purement privées, alors qu’il me semble que ce dernier axe est beaucoup plus fécond que le premier dans une optique de justice sociale. Et le souci de l’utilité réelle du travail, pour soi ou pour la collectivité, pèse largement moins que l’espoir d’une carrière ouvrant grand les portes d’une carte gold et de tous les artifices quantitatifs de la réussite. Ce rapport univoque à la réussite est problématique en ce que l’oligarchie n’a précisément rien fait d’autre que « réussir » : elle s’est enrichie, le plus souvent par des moyens légaux, et elle jouit de cette richesse comme bon lui semble, pour satisfaire ses désirs privés. En somme, elle jouit en solitaire d’un rêve de masse qui voudrait que nous soyons tous puissamment riches pour nous adonner aux mêmes plaisirs.
Mais le problème ne vient pas seulement de ce que l’époque est obsédée par le mobile de l’enrichissement, au point d’en faire un rêve de masse cependant très inégalement accessible. Le pire est finalement de constater que notre démocratie, en dehors de certaines activités illégales, met sur un même plan tous les moyens d’enrichissement, l’industriel dévoué à la prospérité de son ouvrage comme le spéculateur cocaïné des salles de marché. Sans même parler d’enrichissement, elle n’offre aucune hiérarchie sociale des activités, le professeur n’étant guère plus méritant qu’un trader, l’artisan de quartier pas plus considéré que tel responsable marketing dans un groupe bénéficiaire servant la soupe à des actionnaires voraces qui, au crépuscule d’une charrette, songent déjà à la prochaine.
Or, cette oligarchie de la finance a besoin de trouver face à elle, non pas dans l’Etat mais dans la société elle-même, un mouvement de rejet dont l’efficacité ne peut venir que de l’aversion collective pour certaines activités d’une part, ainsi que d’une considération morale et sociale des emplois proposés sur le marché du travail par chaque citoyen, d’autre part. Ces deux modifications comportementales impliquent de ne pas ajouter à l’inévitable contrainte de gagner sa vie, la poursuite d’un rêve de consommation illimitée dont la résultante individuelle est la frustration, parfois même le renoncement à ses valeurs, et dont la fonction sociale est de donner une légitimité à des oligarques qui, est-il besoin de le souligner, ne méritent souvent ni la considération sociale qu’on leur témoigne, ni l’étendue de leur richesse privée, ni l’influence politique dont ils disposent.