Malaise « vert » dans la civilisation...
Un feu "vert" dévore une planète changée en fournaise ininterrompue. Si l’homme s’est trouvé « dans l’obligation de maîtriser la nature, à plus forte raison devrait-il reconnaître celle de se maîtriser soi-même » constatait Bernard Charbonneau (1910-1996), un des penseurs majeurs de « l’écologie politique » qui voyait son siècle comme celui du totalitarisme et de la dévastation écologique. Pour lui, « un bon usage de la science et de la technique suppose un renversement copernicien : créer les moyens de sa société au lieu de la société de ses moyens ». Les éditions de l’échappée rééditent « Le Feu vert », un essai fort lucide sur le devenir du mouvement écologiste dès sa parution en 1980.
Le « feu vert » semble donné lorsque le Conseil de l’Europe décrète 1970 l’« Année de la protection de la nature ». Ainsi, le « souci écologique » fait son apparition en France pompidolienne éprise de bagnole, de bitume, d’art abstrait, d’artificialisation à marche forcée et de standardisation des modes de vie. Cette France-là s’adonne alors, en toute insouciance, à sa frénésie productiviste sous anesthésie consumériste. Elle se plastifie, se laisse mettre en barquettes, se gorge jusqu’à la nausée d’une abondance factice - et accélère en klaxonnant vers le mur de l’impensable. Une accélération sous anesthésie mises en images cette année-là par Jacques Tati (1908-1982) dans son maître film Trafic – pour le moins incompris...
De l’aise au malaise...
Le professeur Bernard Charbonneau salue alors l’émergence d’un embryon de mouvement écologique en ces termes : « Au plus rouge de notre forge industrielle et militaire, en ce couchant d’un millénaire, un feu vert s’est allumé : la révolte écologique ». Une « révolte », vraiment, ou le miroitement d’un timide bourgeon vert ? Voire une simple « touche de vert » diluée dans un océan de dévastations ?
Manifestement, le « signal est donné d’en haut, comme si la société et son gouvernement avaient voulu prendre les devants ». C’est donc qu’il y aurait péril en la demeure ? Le constat s’impose alors : « Comme nos intérêts, nous sentons nos valeurs menacées : les sociétés de l’aise sont celles du malaise ».
Bernard Charbonneau a soixante ans, une poignée de livres encore confidentiels derrière lui – dont L’Hommauto (Denoël, 1967) – et un immense massif de textes inédits en quête d’éditeur. Professeur agrégé d’histoire-géographie au lycée de Bayonne, il fait ce constat d’un jeune homme d’autrefois dont les plus belles années ont passé dans la trépidation des Annés folles : « Tandis que les mécaniques se perfectionnent, les esprits régressent »...
L’année suivante, l’Environnement a son ministre, Robert Poujade (1928-2020) qui se retrouve à la tête d’un « Ministère de l’impossible » - doté de 200 millions de francs et de 300 fonctionnaires, tout de même... Charbonneau rappelle qu’en toute simplicité, « l’écologie humaine est la découverte par chaque homme du bouleversement de son existence quotidienne, autour de lui et en lui ».
Pas besoin de faire de « hautes études » dans de « grandes écoles » pour faire ce constat-là. Enfant, il voyait la quiétude de son village troublée par les premières pétaradations « automobiles » effrayant hommes et bêtes... Déjà, il se représente le « Progrès » comme une machine infernale lancée contre les paisibles campagnes et paysages de France. Ou comme un bulldozer les dévastant. Lorsqu’il décroche son agrégation de philosophie en 1935, il se refuse à une carrière universitaire de « philosophe dans la cité » : il veut exercer aux champs. Aussi, il se fait nommer dans une petite école normale à Lescau, près de Pau. Cette année-là il publie avec Jacques Ellul (1912-1994) les Directives pour un Manifeste personnaliste critiquant l’idéologie productiviste et techniciste des régimes politiques en vigueur pendant l’entre-deux-guerres (le « libéralisme », le communisme et le fascisme). Le texte se conclut par un appel « pour une cité ascétique afin que l’homme vive ». La « sobriété heureuse », déjà ? Après guerre, il voit la politique se vider de son contenu – « du moins si celle-ci consiste à réaliser sur terre le désir et le rêve humains »... La vraie politique ne s’occuperait-elle plus de « la maîtrise du milieu humain et de son évolution » voire de « la réalisation de fins sociales, spirituelles et matérielles » ?
Si « l’écologie » fait une percée électorale à partir de 1976, l’année de la sécheresse, est-elle vraiment compatible avec l’organisation en parti politique ? Pourquoi cette quête insensée de pouvoir, pourquoi cette « rage de l’exercer – ou de le subir, c’est la même » ?
« La première tâche de l’écologie »
Dès son « premier grand livre » (Teilhard de Chardin prophète d’un âge totalitaire, Denoël, 1963), Charbonneau met en garde contre un « Etat mondial qui couvrirait toute la surface de la terre, et qui réglerait en profondeur jusqu’au moindre détail la vie des hommes, pour organiser méthodiquement la réflexion et l’action de toute l’humanité ». Aussi, ce « souci écologique » proclamé « en haut lieu » après la création du Club de Rome (1968) lui fait redouter l’émergence d’un « écofascisme » - une inquiétude qu’il reprend dans Le Feu vert, publié près de deux décennies plus tard : « En effet, les gouvernements seront de plus en plus contraints d’agir pour gérer des ressources et un espace qui se raréfient. Une comptabilité exhaustive enregistrera, avec tous les coûts, les biens autrefois gratuits qu’utilise l’industrie industrielle et touristique. La mer, le paysage et le silence deviendront des produits réglementés et fabriqués, payés comme tels (...) La préservation du taux d’oxygène nécessaire à la vie ne pourra être assurée qu’en sacrifiant cet autre fluide vital : la liberté. Mais comme en temps de guerre, la défense du bien commun, de la terre, vaudra le sacrifice. »
Depuis que « les vérités opératoires de la science ont succédé à celles, mythiques, de la religion », celles-ci « tendent à devenir les seules qui puissent être reconnues par tous les hommes donc la seule base d’un consensus interne et international ». Voilà pourquoi « dans l’état actuel des choses en dehors de la guerre de chacun contre tous, le seul ordre concevable est celui d’un gouvernement mondial et total de la terre en fonction d’une connaissance scientifique qui n’oublierait aucun facteur, notamment humain ».
Ces « vérités opératoires de la science et de son appendice la technique », érigées en valeur absolue, mènent « soit à la destruction d’une terre surexploitée, soit à celle de la liberté par une gestion oecuménique au nom de l’autorité scientifique ».
Le sombre pressentiment de ce pourfendeur de l’agrochimie et du nucléaire dans la presse écologiste (La Gueule ouverte, Combat Nature, etc.) se double d’un doute profond quant à la capacité de remise en cause de ce totalitarisme industriel qui accélère des Années folles aux « Trente Glorieuses » : comment cette société, anesthésiée par ses addictions au confort et au consumérisme, pourrait-elle « protéger » une nature qu’elle détruit, si ce n’est en « l’intégrant comme une variable de plus à administrer » ?
Pour lui, les écologistes sont « loin de saisir la gravité de la destruction de la nature et n’envisagent guère que l’agriculture qualifiée tautologiquement de « biologique » comme si toute véritable agriculture n’était pas une technique du vivant » : la « transformation de l’agriculture en industrie mécanique et chimique et de la campagne en banlieue agroalimentaire » ne constitue-t-elle pas « un changement plus important que le nucléaire » ?
Si l’écologie « peut être un gain pour la pensée quand elle rappelle à l’Homme qu’il n’est pas tout, et à une société obsédée par la production son impact sur l’environnement, autant, lorsqu’elle devient un écologisme, elle en fait une idéologie tout aussi abstraite que celle de la croissance ».
La petite propriété responsable peut-elle constituer un rempart contre les dévastations irresponsables en cours dans un « agenda climatique » bien compris ? S’il s’agit bien d’habiter poétiquement et « écologiquement » notre planète , ce n’est pas pour accaparer en pure perte aux dépens du vivant : « Tout le monde la dénonce, mais chacun rêve en secret d’avoir sa datcha. Quelle propriété ? Celle qu’on aime parce qu’on l’entretient et qu’on l’habite et où l’on se retire loin du mugissement de l’océan social ? Ou celle, abstraite et indéfiniment capitalisable dont exproprie autrui et qui donne pouvoir sur lui ? Peut-il y avoir liberté sans propriété, individuelle, familiale ou communautaire ? » L’un des besoins fondamenteaux de l’humain n’est-il pas la sanctuarisation d’un lieu de vie pour s’assurer d’un devenir ? Bien s’occuper d’un foyer sanctuarisé, n’est-ce pas une manière de prendre soin de sa demeure terrestre ? Si l'immobilier, bien essentiel à l'existence de tous, est la vache à lait des finances publiques (79 milliards de recettes...), les "responsables" politiques hexagonaux aux semelles de vent n'en proclamant pas moins leur aversion pour les "petits propriétaires" et la pierre décrétée "facteur d'immobilisme" supposé "entretenir la rente"... Pas "écolo", la maison dans le Lubéron ?
Charbonneau souligne que « la destruction de la nature et de la liberté serait humainement insupportable si elle n’était compensée par un mirage » - voilà pourquoi « la technocratie économique se complète d’une organisation du spectacle qui, elle aussi sous le masque de la fantaisie, est une industrie lourde contrôlée par les trusts ou l’Etat ». Plus que jamais, « le mouvement écologique est condamné à se poser la question de la liberté moderne ». Sa première tâche est « la défense de l’existant », non la promotion du greenwashing actant la surexploitation des ressources tant humaine que naturelle sous emprise gestionnaire.
Pour Charbonneau, la réponse au chaos qui vient n’est pas « plus de science et plus de technique » menant à plus de contrôle sur les individus. Mais plutôt une politique de contrôle d’une innovation scientifique et technique menée à tombeau ouvert. Le philosophe des champs n’est-il pas l’ultime vigie de l’intelligible ? Si « le réel ne parle pas », son intelligibilité a permis à l’espèce présumée pensante de se retrouver à la croisée des devenirs, entre un ordre premier du monde d’où elle a émergé et celui qu’elle fabriquait jusqu’alors pour son confort – celui des artifices construits et des objets techniques dont la détermination pourrait bien s’avèrer mortifère si la dite espèce présumée prévoyante persistait à « mettre la charrue mécanique, donc la Science qui la conçoit, avant le boeuf humain ».
Bernard Charbonneau, Le Feu vert, éditions l’échappée, 216 pages
5 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON