• AgoraVox sur Twitter
  • RSS
  • Agoravox TV
  • Agoravox Mobile

Accueil du site > Tribune Libre > Maroc : les intellos orphelins de Waterbury

Maroc : les intellos orphelins de Waterbury

En conclave à Tunis, la Fondation Moulay Hicham a tenté de dépoussiérer la pensée obsolète de John Waterbury sur le Maroc. Non sans tomber dans les écueils des penseurs « embedded ». 

En 1967, devant un auditoire d’élus locaux à Tanger, Hassan II avait dit non sans malice qu’un « intellectuel au ventre vide est un carnassier ». Le contexte est certes différent, mais la petite phrase assassine du roi défunt sonne si juste lorsqu’il s’agit de commenter les interventions des intellectuels invités par le prince Moulay Hicham à s’exprimer lors d’un séminaire promotionnel de son livre « Journal d’un prince banni », (Grasset, 2014) tenu à Tunis sur le rôle des faiseurs d’opinion dans le contexte des transformations historiques dans le monde arabe.

La faiblesse des « intellos du prince »

Pour la plupart des orateurs invités du prince qui font partie, détail qui revêt toute son importance, du comité scientifique de sa fondation éponyme, l’intellectuel arabe est partagé entre les idéologies panarabiste, marxiste et islamiste. Il est ce faisant soit réprimé par l’Etat autoritaire, soit participant du système citant pour s’en convaincre Ibn El Moqalfa : « L’intellectuel est comme l’éléphant dont la beauté ne se remarque que dans deux situations, quand il vit à l’état sauvage ou quand il sert de monture au roi ». Aussi, pour les ‘penseurs du prince’, la faiblesse de l’intellectuel arabe est essentiellement due à « son absence de stratégie concrète pour renverser les régimes honnis et son incapacité à s’adresser au peuple, malgré les voies d’expression désormais déterritorialisées ».

Ce postulat de la figure de l’intellectuel forcément révolutionnaire chère au prince Moulay Hicham traduit une volonté de plaquer sur la réalité d’aujourd’hui une grille de réflexion et d’étude passéiste. Elle prend comme théorie d’analyse, l’idée selon laquelle l’intellectuel ne déploie sa fonction d’aiguillon de la société que dans un contexte conflictuel où ne se posent que des questions manichéennes de domination et de répression. Ce que défendent le prince et les penseurs enrôlés dans sa fondation n’est que la réminiscence de l’étude savante de l’universitaire John Waterbury publiée à la fin des années 60 pour expliquer les rapports de tensions entre les élites et l’ancien Makhzen dans le Maroc de l’après-indépendance. Autant dire, un anachronisme de près d’un demi-siècle pour expliquer le bouillonnement actuel des sociétés arabes et nord-africaines.

Le segmentarisme de Waterbury, une thèse éculée

L’influence de la thèse segmentariste, dont les années de gloire dans le champ d’études maghrébines coïncident avec la mode du panarabisme socialiste des années 60 et 70 a souvent servi à mettre en opposition intellectuels et régimes traditionnalistes. Cette influence s’est exercée sur les approches théoriques du champ politique algérien beaucoup plus que du champ politique marocain. Waterbury a bien essayé de penser le système politique du Maroc indépendant à partir de l’idée de la segmentarité. Si d’autres n’ont pas été nombreux à le suivre dans cette voie, ça tient surtout au fait que les traditions particulières propres au bled es-siba marocain n’ont contribué que d’une manière secondaire à la constitution du système politique de l’Etat indépendant. Les forces politiques à base urbaine et citadine – le nationalisme bourgeois (conjugué au réformisme salafi) de l’Istiqlal et la monarchie elle-même – ont su garder l’initiative politique quitte à se disputer le leadership par la suite.

Contrairement à ce que prétendent Waterbury et ses disciples « embedded » aujourd’hui par le prince Moulay Hicham, lorsque des membres de différentes élites adhérent aux idées du pouvoir ou contribuent à accompagner ses réformes voire même acceptent des postes de responsabilités, ils ne renforcent pas seulement les assises du régime, ils le synchronisent avec le restant de la société. Si cette « respiration » des régimes a été décrite par Waterbury du point de vue d’une théorie des élites et de la stabilisation des réseaux de pouvoir, elle n’a jamais été sérieusement décrite en tant que connecteur culturel entre le régime et la société, ces deux entités n’étant que les découpages analytiques d’un monde commun. C’est de ce manquement d’où provient la plus grande faiblesse des idées politiques défendues par Moulay Hicham qui lorsqu’elles sont confrontées à la réalité montrent à quel point leur aspect contradictoire et obsolète.

On a souvent insisté sur l’opposition des régimes autoritaires et de la société en reprenant, sans trop d’imagination, la thématique de l’illégitimité de ces derniers. Mais la majorité des citoyens soumis à ces régimes ne les considèrent pas tous comme illégitimes, loin s’en faut, ou n’envisagent tout simplement pas leurs rapports avec eux à partir de cette thématique. La très grande majorité des Marocains n’a jamais considéré le régime comme illégitime, et certainement pas dans un sens historique. Ce qui est remarquable, au contraire, c’est l’insertion du régime dans la société et les nombreuses occasions de transactions qui en découlent.

C’est, du reste, la nature de ces transactions et leur évolution qui entraînent la mise en cause de la légitimité du régime et non l’existence du régime en lui-même. Les deux choses sont très différentes. Or au Maroc, les transactions, si elles sont vivement discutées dans diverses agoras grâce à la vivacité de la société civile, celles-çi n’ont jamais entraîné un rejet de la légitimité royale, bien au contraire. « Le Commandeur des croyants » a de ce point de vue anticipé et renforcé son rôle d’arbitre légitime, au-dessus de la mêlée politique.

Un prince, adepte forcé de la pensée waterburienne

Fait remarquable passé en sourdine par Moulay Hicham et ses penseurs, l’aveu fait par Waterbury lui-même lors d’un séminaire donné à la faculté de droit de Rabat en 2005 où l’auteur s’étonnait devant une assistance médusée de voir à quel point sa thèse sur le Maroc était toujours sacralisée par les chercheurs marocains. Il en a ri en reconnaissant que le titre lui-même de son ouvrage « Le Commandeur des croyants » était ironique. Il insistait aussi sur le fait que sa théorie, largement inspirée de recherches coloniales faites dans les années 30 a d’abord été construite pour expliquer des faits de vie tribale dans des sociétés largement dépourvues d’Etat centralisé. Ce qui, pour le Maroc de Mohammed VI, constituerait un non-sens absolu. Si la jeune journaliste Aïda Alami a fait appel à John Waterbury pour brosser un portrait flatteur du prince dans le New York Times ce n’est que pour asseoir chez le lecteur l’idée d’une connexion intellectuelle entre la pensée de l’universitaire marocain élevée en dogme avec celle, très brumeuse, d’un prince en réalité avide de pouvoir et de célébrité.

Une monarchie légitime : stabilité et effectivité des réformes

Ainsi, comme le souligne Jean-Noël Ferrié, directeur de recherche au CNRS et directeur adjoint du Centre Jacques Berque de Rabat, le Maroc se trouve-t-il dans une situation particulière : la monarchie y est parfaitement légitime, la très grande majorité des partis participe au système politique et les chantiers sont déjà ouverts. Le Printemps arabe n’a donc pas atteint une monarchie et un régime sclérosés et seulement occupés à survivre ; la conséquence est qu’il n’a pas pris. Certes, le « Mouvement du 20 février » a fait parler de lui mais, alors même qu’une partie des revendications sociales dont il s’est fait l’écho étaient largement partagées, il n’a trouvé de soutiens que chez ceux qui contestaient la légitimité du régime dans ses fondements mêmes, c’est-à-dire une minorité. En revanche, il a été habilement utilisé par la monarchie afin de relancer le rythme des réformes en créant, pour la première fois, un mécanisme de régulation indépendant d’elle, puisque le Chef du gouvernement est obligatoirement choisi parmi les dirigeants du parti arrivé en tête aux élections, qu’il possède le droit de dissoudre la Chambre des représentants et qu’un certain nombre de nommination lui échoient indépendamment du roi. Une partie de l’exécutif dépend ainsi entièrement de la régulation électorale et non plus uniquement de l’aval du souverain ou de ses capacités régulatrices. C’est une modification importante du système, puisqu’elle donne une force particulière aux citoyens : ils peuvent reconduire un Chef du gouvernement ou le sanctionner. On doit interpréter ce mécanisme pour ce qu’il est : un intéressement de la classe politique et d’une partie des élites à la mise en œuvre et à la réussite des réformes. Parallèlement, la Constitution a mis en place une Cour constitutionnelle et des instances de régulation – notamment dans le domaine des droits humains et de la lutte contre les discriminations – qui sont également autant de moyens à la disposition des réformateurs et de la société civile pour éviter que la stabilité ne l’emporte sur l’effectivité des réformes.

Ici aussi, d’autres acteurs que le roi se voient doté de compétences régulatrices ; et, a priori, ces acteurs ne sont pas seulement les membres de la classe politique et des élites administratives. Ils peuvent, en outre, s’appuyer sur une ample déclaration des droits. Certes, celle-ci apparaît finalement un peu en retrait de ce qu’elle était dans sa rédaction initiale par la commission chargée de la rédiger. La culture du consensus a, une fois de plus, servi les partisans de la stabilité plutôt que les promoteurs du changement vers l’inconnu.

Le « Netizen », nouvel intello libre vs. propagande

Que reste-t-il alors des débats ronflants de la rencontre de Tunis à laquelle, faut-il le souligner aucun officiel du pays n’y a passé une tête ? D’abord un aveu, celui de dire par la bouche d’Olivier Roy, d’Hamit Bozarslan, de Farid Khosrokhavar et d’autres de la Fondation Moulay Hicham que le « e-penseur », soit le « Netizen » a supplanté l’expert engoncé dans les thèses traditionnalistes. Pour s’en départir, le prince a martelé vouloir s’inscrire dans la recherche et non dans la communication, sans pour autant convaincre, tant la rencontre était marquée par le sceau de la propagande autour de sa vision « alternative ».

La chercheuse franco-tunisienne Khadija Mohsen-Finan « experte » de la question du Sahara Occidental, débarquée de l’IFRI et nouvellement enrolée dans l’écurie du prince à Stanford a récemment montré la limite de cet exercice en prétendant dans une interview donnée à Olivier Quarante que « le Maroc et le Polisario continuent à penser le conflit comme dans les années 70 et 80 ». Une assertion qui lui valu une volée de bois vert y compris de la part des irrédentistes à la solde d’Alger puisqu’elle évacue à la manière des tenants de l’idéologie conflictuelle de Waterbury, la dynamique que connaît le Maroc en terme de régionalisation avancée.

Benoit Alphand


Moyenne des avis sur cet article :  2.33/5   (3 votes)




Réagissez à l'article

1 réactions à cet article    


  • cedricx cedricx 27 mai 2014 14:07

    Tout ça pour ça ! : « la monarchie y est parfaitement légitime, la très grande majorité des partis participe au système politique et les chantiers sont déjà ouverts. »

     Louis XVI aussi était parfaitement légitime en tant que monarque, la monarchie de droit divin marocaine finira fatalement par subir le même sort que notre infortuné roi de France et de Navarre, tant les injustices sont criantes dans ce pays où le prédateur y est effectivement roi !

Ajouter une réaction

Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page

Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.


FAIRE UN DON






Les thématiques de l'article


Palmarès