Massacre à l’américaine
Ce n’est plus une guerre, en Irak ou en Afghanistan, mais un étalage de marché, celui de l’armement s’entend. Chaque intervention de l’armée américaine consiste à faire étalage catalogue des moyens techniques mis en œuvre. Avant, sous Napoléon, on disséquait la tactique. Comme aujourd’hui il n’y en a plus, l’aviation américaine s’évertuant à reproduire trait pour trait les grandes phases de la guerre du Viêtnam, à savoir du pilonnage aérien et rien d’autre, il faut bien occuper les médias... et surtout faire d’une guerre le moyen de vanter les capacités de nouvelles armes. Les autres puissances mondiales ne voulant plus des miettes laissées par les USA, il devient urgent pour ses derniers de rentabiliser au plus vite les techniques coûteuses de fabrication en vendant au plus vite les innovations. A un prix qui continue à nous esbaudir, tant le moindre boulon estampillé Pentagone se négocie au poids de l’or ou du platine, sinon davantage. L’armement est aussi l’endroit où les marges peuvent être les plus grandes pour certains industriels, dont les recherches ont bénéficié des largesses de l’Etat US. Aujourd’hui, nous avons affaire à un exemple typique de cette fuite en avant des prix et des techniques.
Un exemple parfait, même, puisque que pour tuer une seule personne, ce qu’un colt 45 a fait durant plus d’un siècle dans l’imaginaire américain, on a utilisé une fusée de plusieurs millions de dollars, guidée par GPS, de satellites pour établir la liaison de ce type et d’un centre de communication situé à plus de 10 000 km pour ça. Réglements de comptes à OK Coral, au XXIe siècle, ça nécessite une infrastructure qui aurait permis de régler tous les combats de la Seconde Guerre mondiale en temps réel. Ceci à un détail près : l’engin n’est pas toujours tombé sur la bonne cible, et l’horreur a été au rendez-vous, en juin dernier déjà. Et tout cela, on le sait aujourd’hui à partir d’une simple dépêche de l’AFP reprise sobrement ce jour par le desk du Figaro. La voici, cette dépêche, dans son innocente candeur :
Un lieutenant de Ben Laden tué
"Un dirigeant d’Al-Qaïda en Afghanistan, Abou Laith al-Libi, a été tué, selon un centre spécialisé dans la surveillance des communications d’al-Qaida (...)"
Chez les services secrets pakistanais, on a tout de suite un autre son de cloche : "Jeudi, de hauts responsables des services de sécurité pakistanais avaient annoncé qu’un missile américain avait détruit lundi une maison dans les zones tribales du Pakistan, tuant 13 combattants étrangers d’Al-Qaïda. Le missile s’est abattu sur la maison d’un chef de tribu et sur des gens qu’il hébergeait, dans le Waziristan du Nord, en plein coeur des zones tribales frontalières avec l’Afghanistan, où l’armée combat des talibans pakistanais et afghans ainsi que des éléments d’Al-Qaïda" nous dit TV5. D’autres sont moins loquaces : "Le porte-parole du ministère pakistanais de l’Intérieur, le général de brigade Javed Cheema, a de son côté déclaré à l’AFP n’avoir ’aucune information sur cette mort’." Le missile ayant traversé la frontière, on comprend son embarras ! Chez les Américains, qui viennent pourtant de le tuer, ce fameux lieutenant, les sites réputés sérieux hésitent encore à le localiser...
Très vite, on remonte la filière : si on annonce cela, ce n’est pas parce que l’homme est si important que cela dans la hiérarchie ben-ladienne. C’est aussi parce que c’est la DEUXIEME fois qu’il était la cible de tir de roquettes. Si on clame très haut qu’on l’a eu, c’est aussi pour une autre raison que le site de MSNBC révèle assez vite : le "top operation commander", prénommé Abu Laith al Libi, avait déjà été retrouvé mort ou serait mort, en juin dernier... au milieu des cadavres de sept enfants. L’annonce, par son horreur, intrigue. Il y a de quoi : le site précise avec froideur et cynisme que selon les "officiels", et "contrairement aux annonces qui ont précédé" son décès, qu’en juin déjà "the U.S. military knew there were children at the compound but considered the target of such high value it was worth the risk of potential collateral damage." En résumé, la vie des gamins a compté pour du beurre, cette fois-là, en raison de "l’énorme valeur de la cible visée"... On a déjà entendu des explications oiseuses sur des dommages collatéraux, mais celle-là est bien la pire du genre. Et comme ça ne suffit pas encore, on insiste quelques lignes plus loin en s’enfonçant dans l’horreur : "The sources report that although six sets of remains besides those of the seven children were recovered, it’s not clear whether Abu Laith is among those killed." On a bien dénombré tout de suite 6 cadavres, ou plutôt ce qu’il en reste, et les autorités à l’époque ne sont pas certaines qu’avec les débris en trop on puisse reconstituer soit un enfant, soit le cadavre d’Abu Laith al Libi. Vous vomissez déjà ? Désolé, mais les Américains viennent de nous plonger dans leur brutalité journalière, et il faut bien vous l’évoquer dans les détails les plus sordides pour en prendre pleinement conscience. Tué officiellement aujourd’hui, il ne pouvait donc qu’être vivant en juin : le septième cadavre était bien celui d’un enfant, donc. Les autorités US, en annonçant des tests ADN dont on n’a jamais vu la couleur, avaient fait œuvre d’une belle désinformation : ce jour-là, il leur avait bien échappé et ils le savaient déjà. Selon les journalistes de NBC, la mort des 7 enfants s’explique : "Initial reports had U.S. jets targeting a compound that also contained a mosque and a madrassa, or Islamic school." C’est la madrassa qui a été visée. Ce que l’armée US confirme quelque temps après : "Early reports indicated seven children at the madrassa and ’several militants’ were killed, and two militants detained, the statement said." Le major Belcher, porte-parole de l’armée US, déclare au final : "’We are saddened by the innocent lives that were lost as a result of militants’ cowardice,’ Belcher said Monday. But Belcher also contended coalition troops had ’surveillance on the compound all day and saw no indications there were children inside the building.’" Rideau : ce sont bien 7 petits cadavres réduits en miettes qui ont été la cible du tir et non le leader d’Al-Quaïda. Viser une école, en sachant que c’en est une, est un acte hautement militaire. Répercussions, dans le monde, du scandale et du massacre : rien. Pas un journal pour en parler, seul NBC diffuse rapidement à l’époque un reportage sur le massacre présumé.
Mais pourquoi cet homme comme objectif, ce Lybien d’origine, du GICL, ce groupuscule créé au milieu des années 1990 par des vétérans libyens de la première guerre d’Afghanistan ? Parce qu’il représentait la tête pensante du mouvement, certes, mais aussi car en février 2007, lors d’une visite à la base de Bagram en Afghanistan durant la visite du vice-président Cheney, un attentat suicide avait fait 23 morts devant la base, fichant à Cheney la frousse du siècle. Il ne devait pas, le soir qui précédait, dormir sur place c’est le mauvais temps qui l’avait retenu ! En 1995, Libi avait déjà tenté d’assassiner Khadafi, et avait tué une dizaine de ces "amazones" au passage. Un Khadafi pas fou, qui sait ce qu’il peut faire d’un GICL ressuscité. Un homme extrêmement dangereux, que cet Abu Laith al Libi, qui n’hésitait pas à filmer ses attaques en se mettant au premier plan. On conçoit que sa façon de narguer les soldats US ait signé son arrêt de mort.
L’annonce et le rappel des faits de juin dernier est à vomir, car elle nous rappelle à un nouveau My Laï dont nous reparlerons bientôt ici sans doute pour des tas de raisons. Elle nous prépare à l’annonce fort tardive d’une bavure particulièrement atroce. Et elle insiste lourdement : "Abu Laith is also believed to wear a dental bridge that could help in identifying him." Quand on en est à ce stade, c’est qu’il ne doit pas rester grand-chose de l’objectif, et qu’on n’est pas trop sûr non plus de son coup. A force de regarder les Experts à la télé, les militaires américains fantasment ou essaient au plus vite de se couvrir. Il ne reste rien sur place, les sept enfants sont réduits en morceaux infinitésimaux. Le responsable de cette volatilisation, outre le responsable américain qui a ordonné l’ordre de tirer, et que l’histoire jugera bien un jour, il faut l’espérer, à défaut d’un tribunal : un missile de 3,94 m de long, la longueur d’une Mazda MX Sport Runabout, qui pèse 306 kilos pour 22 cm de diamètre, et contient la bagatelle de 518 grenades offensives sagement rangées à l’intérieur, faites pour se disperser savamment à l’impact. Imaginez la scène au beau milieu d’une classe d’école. Le modèle employé de cet HIMARS (High Mobility Artillery Rockets) est une nouveauté, entrée en service en juin 2005 au 27e bataillon de Field Artillery, à la 18e division de l’Airborne Corps à Fort Bragg, en Caroline du Nord. Selon les recommandations officielles, cette arme a un rôle bien défini "to engage and defeat artillery, air defence concentrations, trucks, light armour and personnel carriers, as well as support troop and supply concentrations". Des objectifs comme les "armures légères" qui ont fort peu à voir avec la traque d’un seul homme ou une école. Le modèle utilisé aujourd’hui dans ce massacre est plus récent encore, c’est le GMLRS, sorti en mai 2005, et muni d’une tête GPS. La production n’avait démarré qu’en juin dernier chez Lockheed Martin, pour 85 véhicules, les roquettes étant lancés sur un affût de six disposé sur un camion classique de 5 tonnes seulement, transportable en C-130, c’est-à-dire à partir de n’importe quel aérodrome irakien ou afghan. Celui employé en GPS contre al Libi était donc tout neuf. Aujourd’hui, l’armée revendique un nombre de 250 engins déployés en Irak, les premiers prototypes (sans guidage) ayant été testés directement, selon elles, durant l’invasion Iraki Freedom ! Contre l’école, on avait déployé 5 HIMARS, soit 30 missiles au total. Un seul semble avoir été tiré. Avec le résultat que vous connaissez.
En septembre dernier, Singapour s’était déclarée désireuse d’acheter 18 lanceurs HIMARS pour 330 millions de dollars. Dotés ceux-là de 32 têtes anti-bunkers comme missiles. Le 26 septembre 2006, c’est les Emirats Arabes Unis qui avaient souhaité s’équiper de ce type de matériel pour 752 millions, ce que George Bush était allé à nouveau plaider récemment. A ce stade, les négociations sur les deux contrats, pour un total de plus d’1 milliard de dollars, n’étaient toujours pas finalisées. On ne peut s’empêcher de penser que lorsqu’il faut un peu forcer la main, dans un contrat d’armement, rien ne vaut une belle démonstration au mois de juin, par exemple, si l’engin vient juste de sortir des ateliers. On ne peut s’empêcher d’y penser, à voir ce massacre d’enfants perpétré gratuitement avec une arme faite pour attaquer des bunkers ou pour répandre des grenades dans un rayon de plus de cent mètres. A 3 millions de dollars la roquette, Abu Laith al Libi va laisser son nom dans l’histoire comme le mort le plus cher du monde. Les enfants morts lors de la première tentative ? Un simple dommage collatéral, même pas une bavure, "peanuts" comme savent si bien dire les Américains. Ils n’ont pas tout à fait tort, car les débris humains ne doivent pas beaucoup dépasser la taille de la noisette, à voir les vidéos des essais. Des Américains qui viennent de commettre là un massacre honteux dont on souhaiterait avoir davantage d’échos que ces simples trois lignes tombées sur les téléscripteurs.
Le 16 mars prochain, le rappel du souvenir du massacre de My Lai sonnera étrangement à certains, qui avaient crié "plus jamais ça". C’était tout juste il y a 40 ans, et les images horribles de villageois, femmes, enfants et vieillards, sont encore dans nos têtes. Le responsable, le lieutenant Calley, condamné à l’époque à la prison à vie sera libéré à peine trois ans après. Si l’hélicoptère de Hugh Thompson ne l’avait pas vu à l’œuvre et dénoncé, il serait passé au travers des mailles du filet. On ne croyait pas capable l’armée américaine d’en régénérer d’autres, de Calley. Ce soir, c’est fait. A Atlanta, un employé discret d’une boutique de bijoux, âgé aujourd’hui de 65 ans, s’il tombe sur le compte rendu de la mort du lieutenant de Ben Laden comprendra vite ce qui s’est passé réellement en juin dernier. C’est la pire chose qu’on puisse lui souhaiter. Je vous avouerai que 40 ans après, s’il fallait quelqu’un pour simplement lui rappeler, je veux bien faire le déplacement.
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