Méchants casseurs ou courageux insurgés ?
Médias, politiciens et syndicats de police ont coutume de classer les gilets jaunes en deux catégories. Il y a d’après eux d’une part l’immense majorité, composée de gilets jaunes dits pacifiques. Et il y a d’autre part, une minorité de gilets jaunes dits casseurs. Selon ce mythe politico-médiatique, ces méchants casseurs sont d’extrémistes délinquants ultra-violents (gauchistes, identitaires, anarchistes) ainsi que des gilets jaunes dits radicaux, sûrement un peu égarés. Ces indésirables font des dégâts en marge de la manifestation. Car ils sont marginaux alors que le peuple, lui, est correct. Il revendique, assurément, mais reste dans le système. Cette classification commode permet au pouvoir de minimiser l’ampleur de l’insurrection nationale. Car il s’agit bien d’insurrection dont la définition est, rappelons-le, un soulèvement contre le pouvoir établi. Pourquoi les gilets jaunes cassent-ils ? Et qui sont-ils vraiment ?
L’une des premières causes de la colère, mère de la violence, est l’impossibilité pratique de manifester, en tout cas à Paris. Par exemple, dans la matinée de l’Acte 4 (samedi 8 décembre 2018), les manifestants (dits pacifiques) arrivant de la Porte Maillot n’ont, bien entendu, pas été autorisés à rejoindre l’Étoile. Mais ce qui les a fâchés, c’est d’avoir été en plus pris en sandwich, harcelés dans leur dos par un second cordon de CRS. Résultat : ne sachant où manifester, frustrés, ils sont finalement allés bloquer quelque temps le périphérique… Toujours lors de l’Acte 4, le colossal dispositif policier des Champs-Élysées semble avoir été conçu pour exaspérer les gilets jaunes et les inciter à sortir de leurs gonds. On ne pouvait accéder aux Champs qu’après une fouille en règle (palpation et fouille des sacs). Confisquer tout ce qui peut s’apparenter à une arme est louable. En revanche, confisquer les lunettes de protection est carrément scandaleux. En aucun cas, on ne peut les utiliser comme arme. Et il est parfaitement légitime de se protéger les yeux des gaz lacrymogènes dont les CRS ont fait dès le début de l’après-midi un usage généreux voire immodéré. Autre motif d’exaspération, une fois le graal atteint, on se retrouve en fait dans une souricière. Le haut des Champs est bloqué ; le bas aussi. Alors les manifestants vont et viennent comme des lions en cage. Ou du bétail parqué. Parqué et gazé. Alors, forcément, à un moment, on craque, on sort de la nasse et on se confronte avec les forces de l’ordre. Les médias disent que la manifestation dérape, sous-entendu à cause des mauvaises graines, les casseurs, cette poignée d’agitateurs abjects. Alors que c’est le dispositif policier qui en est la cause première. Un dernier point concernant la mauvaise gestion policière des manifestations gilets jaunes : selon mon expérience personnelle (acte 3 et 4), les témoignages directs que j’ai recueillis en interrogeant des gilets jaunes, les témoignages indirects des réseaux sociaux et les vidéos, selon toutes ces sources il apparait que souvent les CRS prennent l’initiative de gazer et de charger les manifestants qui en sont encore au stade « pacifique ». Pourquoi ? Par peur, provocation, démonstration de force ou par coutume ? Je ne sais. Toujours est-il que cela incite à la violence.
Une autre raison de l’usage de la violence est, hélas, qu’elle paie. Triste mais vrai. Dès le début du mouvement gilets jaunes, après les premières émeutes très violentes à la Réunion, le préfet de l’île a décrété un moratoire de trois mois sur la nouvelle taxe carburant. Alors certains gilets jaunes se sont dit : pourquoi la métropole n’aurait-elle pas la même faveur ? Parce que nous sommes moins violents ? La casse sur les Champs durant l’acte 2 (samedi 25 novembre 2018) n’a pas fait descendre Jupiter de l’Olympe, parce que cette émeute était certes choquante mais circonscrite. En revanche, quand l’acte 3 a transformé le mouvement de contestation sociale en insurrection nationale, le président a mis un genou à terre. Il a renoncé à la fermeté qui était la marque de fabrique du Macronisme. Pourquoi ? Parce que la violence de l’acte 3 était du jamais vu depuis mai 1968. Cette violence regrettable a payé, du moins payé un peu.
D’autre part, c’est bien déplorable aussi, mais casser, c’est en pratique mettre en échec les forces de l’ordre. La mission de la police est d’assurer la sécurité des personnes et des biens. En cassant, l’insurgé met en échec l’adversaire sur l’une de ses deux missions. Accessoirement les émeutiers se vengent du gazage, matraquage, flashball, arrosage, et grenadage. Ils se vengent sur le matériel. Ils se défoulent.
Par ailleurs, dans la pratique, une insurrection ne peut réussir sans violence. Mai 68 a débouché sur les accords de Grenelle, mais après de rudes combats et l’usage d’une violence terrible. Une émeute commence souvent par l’édification de barricades. Elles permettent de s’abriter, d’empêcher la police de circuler, et surtout elles sont une construction symbolique de la révolte. Enflammées, leur fumée marron fait pendant à la fumée blanche des gaz lacrymogènes de l’adversaire. Elles ne sont souvent qu’un symbole, mais les humains sont très friands de symboles. D’où la revendication du rétablissement de l’ISF, un impôt peut-être contreproductif parce qu’il fait fuir les meilleurs contribuables, mais nécessaire à la paix sociale. Et celle-ci, de tout temps mais particulièrement aujourd’hui, n’a pas de prix.
Revenons à notre barricade. Concrètement, pour ériger une barricade, il faut casser. C’est une violence déplorable, et d’ailleurs abondamment déplorée par les médias. Toutefois quand on parle de violence, la pire est celle qui est dirigée contre les personnes. Or à cette aune, les forts de l’ordre sont bien plus violents que les insurgés. Les statistiques des blessés en témoignent : les CRS, seuls professionnels parmi les acteurs des manifestations, blessent beaucoup plus de gilets jaunes que l’inverse.
Après avoir examiné les raisons de la violence, intéressons-nous maintenant au profil des gilets jaunes dits radicaux. Dans l’après-midi de l’acte 4 dans les 8emes et 17emes arrondissements de Paris, j’ai pu observer deux groupes de « radicaux ». Avant tout des extrémistes, nous serine la clique politico-médiatique. Je n’en ai vu aucun de tout l’après-midi, ni Black Block étiqueté ACAB (All Cops Are Bastards), ni facho en treillis, ni personne avec d’autre arme que le mobilier urbain. Le ministère de l’Intérieur confirme mes observations sur le terrain : il affirme avoir arrêté préventivement un grand nombre de ces factieux ultra-violents. Alors qui sont-ils ces méchants gilets jaunes casseurs ? Les médias nous parlent de « casseurs professionnels ». Non point. L’un d’eux était tellement dilettante qu’il s’est ouvert la jambe en donnant un coup de pied dans une vitrine en verre ! Hémorragie sérieuse, pompiers. Ces « radicaux » sont en fait monsieur tout le monde. Mais enragés. Furieux. En vérité, le bon peuple de France est, dans sa majorité, TRÈS fâché. Voilà pourquoi ces jeunes se révoltent, voilà pourquoi ils cassent. Ils se sentent victimes d’inégalités sociales, et ça les met en rage. Ils ont tellement la haine qu’ils font n’importe quoi. Comme celui que je viens de citer, qui s’est amoché en cassant une vitre (pas pour piller, d’ailleurs, sa cible était une boutique de vêtements féminins, il a agi impulsivement, juste pour passer sa rage). Ou bien ceux qui s’introduisent dans un immeuble après qu’une résidente leur ait jeté de l’eau de javel par la fenêtre. Dans ce cul-de-sac, ils se sont fait prendre par la police. Sous l’empire de la colère, ils font n’importe quoi. Exactement le contraire de l’image de pros donnée par les médias. Ces médias friands du sensationnalisme qui booste le taux d’audience, lequel a explosé depuis le phénomène gilets jaunes.
Le profil type du gilet jaune « radical », du révolté, est l’homme jeune et mince. Parce qu’il faut réagir et courir vite pour échapper aux forces de l’ordre, c’est évident. La plupart des femmes, des vieillards et des obèses en sont incapables. Si la guérilla urbaine dans Paname n’était pas aussi dangereuse pour le corps et la liberté, nul doute qu’il y aurait plus de gilets jaunes à la pratiquer !
Ils ne se rejoignent pas forcément sur ce qu’ils veulent, mais ils sont d’accord au moins sur ce qu’ils ne veulent plus. Voilà le fil conducteur qui permet à des centaines de milliers, à des millions de gilets jaunes de coopérer en dépit d’un manque de représentants, en dépit de l’absence de site internet officiel, en dépit d’un manque de revendications précises, en dépit de la clique politico-médiatique, en dépit du budget faramineux, des moyens technologiques et de l’arsenal législatif du tout-puissant ministère de l’Intérieur.
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