Michel Serres ou l’objectivation de la mémoire
Voici plus de vingt ans, Michel Serres se faisait le panégyriste d’un homme allégé de sa mémoire par les nouvelles technologies. Le monde actuel confirme de plus en plus sa prédiction. Mais on aurait tort de s’en réjouir trop vite
C’était en janvier 1998, dans les locaux de la (défunte) Maison de l’Etranger, à Marseille. Celle-ci organisait le colloque Carrefours de la modernité, sujet captivant qui avait attiré un bon nombre de curieux – dont j’étais. Cette manifestation, étalée sur un week-end, s’appuyait sur la présence de quelques intellectuels réputés, comme Jean-Pierre Vernant, Isabelle Stengers, Henri Atlan, Jean-Marc Lévy-Leblond et, bien sûr, Michel Serres. Ce dernier faisait un peu figure d’invité d’honneur, incarnation assez parfaite du philosophe officiel en ce vingtième siècle finissant. Longtemps professeur à Stanford (USA), élu à l’Académie Française, ses livres atteignaient déjà des tirages très enviables. Et quoique butinant volontiers sur les territoires de la littérature et de la spiritualité, sa spécialité restait l’épistémologie, autrement dit le discours critique sur les sciences.
Sa communication portait justement sur les transformations objectives de l’information : nouvelles techniques du logos, supports unifiés par l’informatique, déconcentration des concepts par les réseaux. Ce jour-là, Michel Serres était particulièrement enthousiaste. Selon lui, à ce stade de notre évolution, nous n’aurions plus besoin de mémoire, celle-ci étant objectivée dans le disque dur de nos ordinateurs. Et de conclure avec lyrisme par l’allégorie de Saint-Denis offrant sa tête tranchée au bourreau.
Venant d’un homme de culture – et donc de mémoire – comme lui, ses propos, même marqués au sceau de l’ironie, ne manquaient pas de me surprendre. Que faisait-il du distinguo entre la mémoire restitutive de l’ordinateur et la mémoire constitutive du sujet ? Que faisait-il de la fragilité même des systèmes électroniques et informatiques, sur lesquels, pourtant, toute notre vie économique repose ? Pas grand-chose, assurément. Etait-il juste d’alléguer, après l’éviction de la mémoire, le rejet même de la raison ? Dans cette époque de surcharge cognitive, comme il le soulignait au début de son exposé, il me semblait, au contraire, que nous avions plus que jamais besoin de notre raison pour discriminer le vrai savoir du faux, pour clarifier et ordonner toutes les informations qui atteignent chaque jour notre conscience. S’il nous fallait inventer de nouvelles valeurs, on ne pouvait pour autant se passer de la connaissance des anciennes.
Quoiqu’il en soit, le constat que faisait alors Michel Serres est devenu, vingt ans, plus tard, une vérité incontournable de notre vie sociale. Que voyons-nous autour de nous, dans la rue, au bureau, dans les écoles ou – pire encore - sur les routes ? Des gens de tout âge affairés du matin au soir à consulter leurs portables et leurs tablettes électroniques, véritables cassettes de leurs trésors dématérialisés. Des gens plongés dans leur bulle mentale, coupés à un tel point de la réalité ambiante, qu’ils en oublient tous les usages sociaux, ignorant tranquillement les notions d’espace public et d’espace privé. Des gens devenus incapables de concentration prolongée ; des gens qui, à la moindre question qu’on leur pose, vont demander à leurs écrans la réponse. Pour tous ceux-là, c’est certain, le numérique est une véritable manne qui les dispense de tout effort intellectuel, de toute réflexion originale et, sous peu, de tout souvenir intrinsèque.
L’expansion vertigineuse prise par les nouvelles technologies opère sous nos yeux la déperdition continue de l’intelligence individuelle au profit d’une myriade d’applications censées – paradoxalement – élever la qualité de notre vécu. C’est l’absolu contrepied de l’éducation classique qui, depuis l’antiquité, visait au développement personnel et à l’autonomie par la valorisation de la mémoire. Jamais dans l’Histoire l’aliénation des masses ne s’est mieux portée, sans doute parce qu’elle utilise leurs propres ressorts affectifs. On sait parfaitement à qui profite cet hallucinant hold-up, même si cette déshumanisation programmée se pare volontiers des attributs du surhumain. Est-ce ce monde-là que Michel Serres appelait de ses vœux par un froid samedi d’hiver à Marseille ? L’avenir lui a certes donné raison mais il ressemble néanmoins au déshonneur des philosophes.
Jacques LUCCHESI
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