Mieux que la peste de Camus, la peste décrite par Thucydide

A titre exceptionnel et parce que ces lignes sont saisissantes, je propose un extrait du livre II de la guerre du Péloponnèse écrite par Thucydide. Les similitudes sont frappantes. Le texte est libre de droits, il a été traduit en 1835 par J.-B. Gail. Il est accessible sur Wikisource
Ces troupes à peine arrivées, la peste se déclara parmi les Athéniens. Déjà plusieurs fois, dit-on, Lemnos et d’autres contrées en avaient ressenti les cruelles atteintes : mais nulle part, de mémoire d’homme, on n’avait été frappé d’une telle contagion, d’une aussi terrible mortalité. Les médecins, d’abord, n’y connaissant rien, ne pouvaient apporter de remède : la mort les frappait les premiers, à raison de leur commerce plus fréquent avec les malades. Toute industrie humaine était superflue ; prières ferventes dans les hiérons, oracles consultés, pratiques de toute espèce, tout devenait inutile : on finit par y renoncer, vaincu par la force du mal.
Chap. 48. Il commença, dit-on, par cette partie de l’Éthiopie qui domine l’Égype, descendit en Égypte et dans la Libye, gagna le vaste empire du grand roi, et soudain Athènes en fut infectée. Ses premières victimes furent les habitans dn Pirée ; ils allaient jusqu’à dire que les Péloponnésiens pouvaient bien avoir empoisonné les puits, car il n’existait point encore de fontaines dans ce quartier. Le mal gagna ensuite la ville haute, et ce fut alors qu’il exerça de plus grands ravages. Que chacun, médecin ou non, raisonne selon ses connaissances sur ce fléau ; qu’il dise à quel principe il doit sa naissance, et quelles sont les causes, ou de la révolution qui se fit dans les corps, ou du renversement de température qui eut lieu dans l’air ; pour moi, je dirai quel fut le mal, et si clairement, que les personnes attentives, qui d’avance en auront vu quelques caractères dans mon récit, ne puissent le méconnaître, si jamais il revenait exercer ses fureurs.
Chap. 49. On convenait que, cette année surtout, les autres maladies s’étaient peu fait sentir. Celles qui se manifestaient, prenaient aussitôt tous les çaractères de ce mal. Mais, en géneral, elle frappait subitement, au milieu de la meilleure santé et sans qu’aucun symptome l’annonçât. D’abord, on éprouvait de violentes chaleurs de tête ; les yeux devenaient rouges et enflammés, la gorge et la langue sanguinolentes, l’haleine extraordinairement fétide. À ces symptômes succédaient l’éternuement, l’enrouement. En peu de temps, le mal gagnait la poitrine et causait de fortes toux. Quand il s’attachait à l’orifice supérieur de l’estomac, il y excitait des soulèvemens, suivis de toutes les évacuations de bile auxquelles les médecins ont donné des noms, et qui fatiguaient extrêmement les malades. Survenaient alors de fréquens hoquets qui causaient de violentes convulsions, et qui s’apaisaient bientôt chez les uns, beaucoup plus tard chez les autres. La partie extérieure du corps, soumise au tact, n’était ni brûlante ni pale, mais rougeâtre, livide et couverte de petites phlyctènes et de petits ulcères. L’intérieur était dévoré d’un tel feu, que le malade ne pouvait souffrir, ni les manteaux les plus légers, ni les plus fines couvertures : il restait nu, et se jetait avidement dans l’eau froide. Plusieurs de ceux qui n’étaient pas gardés se précipitèrent dans les puits, tourmentés d’une soif inextinguible : il était égal de boire peu ou beaucoup. L’impossibilité de prendre aucun repos, et une cruelle insomnie tourmentaient pendant tout le temps de la maladie.
Tant qu’elle était dans sa force, le corps ne maigrissait pas, et, contre toute attente, résistait aux souffrances. La plupart, conservant encore quelque vigueur, périssaient le neuvième ou le septième jour, consumés par un feu intérieur, ou, s’ils franchissaient ce terme, le mal descendait dans le bas-ventre. Une violente ulcération s’y formait ; survenait une forte diarrhée et l’on mourait de faiblesse. Le mal, qui avait d’abord établi son siége dans la tête, gagnant successivement tout le corps, laissait, sur ceux qui échappaient aux grands accidens, des traces aux extrémités, aux parties naturelles, aux pieds, aux mains ; ceux-ci perdaient quelqu’une de ces parties, ceux-là devenaient aveugles ; d’autres, à leur convalescence, se trouvaient entièrement privés de mémoire, ne reconnaissaient ni eux ni leurs amis.
Chap. 50. Cette maladie, plus affreuse qu’on ne saurait le dire, porta des coups supérieurs aux forces humaines, et montra éminemment qu’elle différait des maladies ordinaires ; car ni les oiseaux, ni les quadrupèdes qui se nourrissent de cadavres humains, n’approchaient des corps qui restaient en grand nombre sans sépulture ; ou s’ils en goûtaient ils périssaient. On en eut la preuve dans la disparition des oiseaux carnassiers : on n’en voyait ni sur les corps morts ni ailleurs. Les chiens rendaient encore plus sensibles les effets de la contagion, parce qu’ils ne quittaient pas la compagnie de l’homme.
Chap. 51. Sans s’arrêter à quantité d’irrégularités qui variaient selon la différence des sujets, tels étaient, en général, les symptômes de la maladie.
On n’avait à souffrir, dans ce temps-là, d’aucune des maladies accoutumées, et s’il en survenait, elles se confondaient avec celle qui était épidémique. Les uns mouraient parce qu’on les négligeait ; les autres, malgré tous les soins qu’on leur prodiguait. Et au milieu de tout cela, on ne convenait, à dire vrai, d’aucun remède qui pût sauver ceux qui l’employaient : ce qui réussissait à l’un, nuisait à l’autre. Il ne se trouvait aucun tempérament capable de résister au mal, soit par faiblesse, soit par supériorité de force : tout était moissonné, même ceux qu’on traitait suivant les règles de l’art. Ce qu’il y avait de plus terrible, c’était, d’un côté, le découragement dès malheureux lorsqu’ils se sentaient attaqués, et qui, perdant toute espérance, s’abandonnaient eux-mêmes et ne résistaient point ; et de l’autre, la contagion qui gagnait et tuait ceux qui se soignaient mutuellement, et qui s’infectaient comme les troupeaux malades : ce qui causait une affreuse destruction. Ceux qui, par crainte, ne voulaient point approcher des pestiférés, mouraient délaissés, et bien des maisons s’éteignirent faute de quelqu’un qui donnât des soins ; ceux qui en donnaient, recevaient la mort. Tel fut surtout le sort des hommes qui se piquaient de vertu : rougissant de s’épargner, ils allaient chez leurs amis ; en effet, les serviteurs attachés à la maison, abattus par l’excès des fatigues, finissaient par être insensibles aux plaintes des mourans. Ceux néanmoins qui étaient échappés au mal, montraient le plus de pitié pour les mourans et les malades, parce qu’ils avaient connu les mêmes souffrances et qu’ils jouissaient d’une parfaite sécurité ; car la peste ne frappait pas deux fois de manière à être mortelle. Les autres, témoins de leur bonheur, les mettaient au rang des bienheureux : pour eux, se livrant aux transports de la joie, ils avaient la douce espérance qu’à l’avenir aucune autre maladie ne les atteindrait.
Chap. 52. Les arrivages des champs à la ville ajoutaient à tant de maux et tourmentaient surtout les nouveaux venus : car comme il n’y avait pas de maisons pour eux, et qu’ils vivaient pressés dans des cahuttes étouffées, durant la plus grande chaleur de la saison, ils périssaient confusément, les mourans entassés sur les morts. Des malheureux près d’expirer, avides de trouver de l’eau, se roulaient dans les rues, assiégeaient les fontaines. Les hiérons, où l’on avait dressé des tentes, étaient comblés des cadavres des pestiférés qui mouraient dans le lieu même : en effet, quand le mal fut parvenu à son plus haut période, personne ne sachant plus que devenir, on perdait tout respect pour les choses divines et humaines. Toutes les cérémonies auparavant usitées pour les funérailles étaient violées. Chacun ensevelissait les morts comme il pouvait. Plusieurs, manquant des choses nécessaires, parce qu’ils venaient d’essuyer perte sur perte, s’emparaient des sépultures d’autrui. Les uns se hâtaient de poser leur mort et de le brûler sur un bûcher qui ne leur appartenait pas, prévenant ceux qui l’avaient dressé ; d’autres, pendant qu’on brûlait un mort, jetaient sur lui le corps qu’ils avaient à grand’peine apporté, et se retiraient aussitôt.
Chap. 53. La peste introduisit dans la ville un grand oubli des lois, même sur les autres objets. Au spectacle des promptes vicissitudes dont on était témoin, de riches subitement atteints de la mort, de pauvres devenus tout-à-coup riches héritiers, on osait s’abandonner ouvertement à des plaisirs qu’auparavant on se procurait dans l’ombre. N’apercevant plus que de courtes jouissances, ne voyant plus rien que d’éphémère et dans sa personne et dans ses biens, on croyait devoir tourner toutes ses pensées vers la volupté. Personne ne se sentait le courage de se fatiguer par des actions honnêtes et vertueuses : avant de parvenir à son but, ne serait-on pas surpris par la mort ? Le plaisir et ce qui y conduisait sûrement, voilà ce qui était utile et honnête. Ni la crainte des dieux ni les lois humaines n’éloignaient du crime. Les dieux ! en voyant périr tout le monde indistinctement, on jugeait indifférent de les honorer ou non : les lois humaines ! nul ne s’attendant à vivre jusqu’à ce qu’on instruisît le procès, on ne craignait pas les peines ordonnées par les lois, mais on voyait suspendu sur sa tête un châtiment plus grave déjà prononcé ; et avant de le subir, on croyait raisonnable de tirer au moins quelque parti de la vie.
Chap. 54. Voilà les terribles maux qui pesèrent sur les Athéniens. Dans leurs murs, ils voyaient les citoyens moissonnés par la faulx de la mort ; au-dehors, leurs campagnes ravagées par le fer ennemi. On se ressouvint alors, comme il arrive en de telles circonstances, de cette prédiction que les vieillards disaient avoir entendu chanter autrefois : Athènes, un jour, aura dans ses champs la guerre des Doriens et la peste avec eux.
Comme, dans la langue hellénique, le mot qui signifie la peste et celui qui signifie la famine diffèrent peu dans la prononciation, on disputait sur le fléau dont on était menacé : mais dans le temps de la contagion, on dut croire que c’était la peste que prédisait l’oracle : car les hommes adaptaient leurs souvenirs aux maux qu’ils souffraient. S’il survient un jour une nouvelle guerre de Doriens, et qu’il arrive une famine, on appliquera la prédiction à la famine.
Ceux qui avaient connaissance d’un oracle rendu aux Lacédémoniens, ne manquaient pas de le rappeler. Le dieu, interrogé pour savoir s’ils entreprendraient la guerre, avait répondu que s’ils combattaient de toutes leurs forces, ils remporteraient la victoire, et il avait prononcé que lui-même viendrait à leur secours. On conjecturait qu’il devait exister un rapport entre l’événement et l’oracle. La maladie se déclara dès que les Péloponnésiens eurent commencé leur invasion, et n’exerça pas de grands ravages dans le Péloponnèse : ce fut Athènes surtout qu’elle dévasta, et ensuite les autres pays les plus peuplés. Voilà ce qui arriva de relatif à la peste.
Chap. 55. Les Péloponnésiens, après avoir ravagé la plaine s’avancèrent dans la partie de l’Attique qu’on appelle maritime, jusqu’au mont Laurium, où les Athéniens ont des mines d’argent. Ils dévastèrent d’abord le côté qui regarde le Péloponnèse, ensuite la partie qui regarde l’Eubée et l’île d’Andros. Périclès, encore général, persistait dans le même avis qu’au temps de la première invasion, et pensait qu’il ne fallait pas que les Athéniens sortissent.
Chap. 56. Les Lacédémoniens continuaient d’occuper la plaine : ils n’avaient pas encore gagné le littoral, quand il fit appareiller cent vaisseaux contre le Péloponnèse. Ces dispositions terminées, il mit en mer, embarquant quatre mille hoplites et trois cents cavaliers. Ces derniers montaient des bâtimens propres au transport des chevaux, et que, pour la première fois, on construisit avec de vieux navires. Les troupes de Chio et de Lesbos faisaient partie de cette expédition avec cinquante vaisseaux. Cette flotte, à son départ, laissa les Péloponnésiens sur les côtes de l’Attique. Les Athéniens, arrivés à Épidaure dans le Péloponnèse, saccagèrent une grande étendue de pays. Ils attaquèrent la ville dans l’espérance de la prendre ; mais n’ayant pas réussi, ils quittèrent Épidaure, et ruinèrent la Trézénie, l’Halie et l’Hermionie, toutes contrées maritimes du Péloponnèse ; puis ils remirent en mer, allèrent à Prasies, ville maritime de la Laconie, dévastèrent une partie de la campagne, prirent la place et la détruisirent. Après cette expédition, ils revinrent chez eux, et trouvèrent à leur retour les Péloponnésiens retirés de l’Attique.
Chap. 57. La peste avait exercé ses fureurs sur l’armée athénienne et dans la ville, pendant tout le temps que les Péloponnésiens avaient occupé le territoire des Athéniens et que ceux ci avaient tenu la mer : ce qui fit dire que les Péloponnésiens, instruits par des déserteurs de la maladie qui régnait dans les murs, et voyant les ennemis occupés de funérailles, s’étaient hâtés d’abandonner le pays : mais la vérité est que, dans cette seconde expédition, ils se tinrent fort long-temps sur le territoire ennemi et le ravagèrent entièrement : en effet, la durée de leur séjour dans l’Attique ne fut guère moindre de quarante jours.
Chap. 58. Le même été, Agnon, fils de Nicias, et Cléopompe, fils de Clinias, collègues de Périclès, se mirent à la tête de l’armée qu’il avait commandée, et portèrent la guerre contre les Chalcidiens de l’Épithrace et devant Potidée, dont le siége continuait. À leur arrivée, ils appliquèrent à la place les machines de guerre, et ne négligèrent aucun moyen de s’en rendre maîtres. Mais ils ne la prirent pas et ne firent rien d’ailleurs qui répondit à la grandeur de l’expédition : car la peste, s’étant déclarée, frappa dans ce pays les Athéniens avec fureur et ruina leur armée. Les troupes qui étaient arrivées les premières et qui étaient saines, furent infectées par celles qu’Agnon venait d’amener. Phormion, qui avait seize cents hommes, n’était plus dans la Chalcidique. Agnon retourna avec sa flotte à Athènes : la peste, en quarante jours environ, lui avait enlevé mille cinquante hoplites sur quatre mille. L’ancienne armée resta dans le pays, et continua le siége de Potidée.
Chap. 59. Après la seconde invasion des peuples du Péloponnèse, il s’opéra une grande révolution dans l’esprit des Athéniens, qui voyaient leur pays dévasté, et que désolait le double fléau de la peste et de la guerre. Ils accusaient Périclès, qui leur avait conseillé de rompre la paix, et rejetaient sur lui les malheurs où ils étaient tombés. Empressés de traiter avec Lacédémone, ils envoyèrent des députés qui n’obtinrent aucun succès. Trompés de toutes parts dans leurs desseins, c’était contre Périclès qu’éclataient les mécontentemens. Lorsqu’il les vit aigris par le sentiment de leurs maux, et faisant tout ce qu’il avait prévu, il les convoqua, comme il en avait le droit, étant encore général. Il voulait relever leur courage, apaiser leur colère, les ramener à des sentimens plus doux et plus de confiance. Il parut et parla ainsi :
Chap. 60. « Je me vois l’objet de votre colère, je m’y attendais, et j’en sens les raisons : aussi vous ai-je convoqués, pour vous rappeler ce qui ne devrait pas être sorti de votre mémoire, et vous reprocher vos injustes ressentimens et votre faiblesse à céder au malheur.
» Pour moi, je pense qu’un état qui sait garder une attitude ferme et imposante procure plus d’avantages aux particuliers, que si, heureux dans la personne de chaque citoyen, il venait lui-même à chanceler, voisin d’une décisive catastrophe. Le vent de la fortune a beau favoriser un particulier, il n’en périt pas moins dans le naufrage de la patrie. Malheureux au contraire dans une patrie heureuse, que de moyens de salut ne trouvera-t-il pas dans la prospérité générale ! Puis donc que l’état peut étayer la ruine des particuliers, et qu’un particulier ne peut seul soutenir la ruine de l’état, comment tous ne s’uniraient-ils pas pour lui prêter un commun appui ? Pourquoi vous laisser abattre, comme vous le faites aujourd’hui, par des malheurs domestiques, abandonner le salut commun, accuser tout ensemble et moi qui vous ai conseillé la guerre, et vous-mêmes qui, par votre propre jugement, avez sanctionné mon avis ?
» Au reste, l’homme sur qui tombe votre colère croit connaître et discuter aussi bien que qui que ce soit les grands intérêts de l’état ; il se croit ami de son pays et plus fort que tout l’or du monde : qualités dont la réunion est nécessaire à tout administrateur. En effet, avoir des connaissances sans le talent de les communiquer, c’est être au niveau de celui qui n’a pas d’idées : avec ce double avantage, mais sans de bonnes intentions, on n’en donnera pas de meilleurs conseils ; qu’on soit bien intentionné, mais accessible à la corruption, tout, par l’effet de ce seul vice, sera mis à prix d’argent. Si donc, sous ces divers rapports, vous m’avez jugé supérieur à d’autres, jusqu’à un certain point ; si, par suite de cette opinion, et sur mes conseils, vous avez décrété la guerre, quels reproches peuvent aujourd’hui m’être adressés ?
Chap. 61. » Lorsqu’on a le choix, et que d’ailleurs on est heureux, c’est une grande folie sans doute de faire la guerre. Mais si l’on est réduit à cette alternative forcée, de subir sans résistance le joug de ses voisins, ou de conserver son indépendance au prix de quelques dangers, serait-on moins répréhensible de fuir ces périls glorieux, que d’oser les affronter ? Pour moi, Athéniens, je suis toujours le même et je persiste dans mon premier sentiment. Vous, vous changez, parce qu’à l’époque où vous approuviez mes conseils nul malheur ne vous avait encore atteints. Ce sont les maux que vous souffrez qui amènent vos repentirs, et qui, en affaiblissant votre jugement, vous empêchent de goûter des raisons dont naguère la justesse vous frappait. L’aiguillon de la douleur présente se fait sentir a chacun ; le bien à venir est invisible à tous. Un revers imprévu autant que funeste vous atterre et vous rend incapables de soutenir vos premières résolutions : en effet, des maux soudains, imprévus, hors de toute combinaison, enchaînent le courage ; et c’est ce qui vous est arrivé en plusieurs circonstances, et surtout dans la maladie contagieuse qui nous afflige. Cependant, citoyens d’une grande république, élevés dans des sentimens dignes d’elle, vous devez avoir la volonté ferme de supporter les coups les plus terribles de l’adversité, et ne jamais perdre de vue vos hautes destinées. On se croit aussi fondé à mépriser le lâche qui reste au-dessous de sa propre gloire, qu’à haïr l’audacieux qui usurpe une gloire à laquelle il n’eut jamais droit. Oubliez donc vos maux particuliers, pour n’avoir d’autre pensée que celle du salut public.
Chap. 62. » Quant aux fatigues de la guerre, si vous craignez qu’elles ne se multiplient et ne se prolongent, sans pour cela nous donner enfin la supériorité, qu’il me soit permis de vous renvoyer aux considérations que je vous ai déjà plus d’une fois présentées, et par mesquines je vous ai démontré votre erreur sur ce point. Ce que je veux encore vous rendre évident, c’est la grandeur que vous assure l’étendue de votre domination : bonheur dont vous jouissez sans jamais en avoir bien senti vous-mêmes tout le prix, et sur lequel je n’ai point insisté jusqu’ici dans mes discours. Aujourd’hui même je me serais abstenu d’entrer dans des détails peut-être trop fastueux, si je ne vous eusse vus plongés dans un abattement indigne de vous.
» Vous croyez ne commander qu’à vos alliés ; et moi je déclare que des deux élémens ouverts à l’ambition de l’homme, la terre et la mer, il en est un sur l’immensité duquel vous régnez, et que votre domination y est assurée, non seulement aux lieux où vous l’avez établie, mais encore partout où il vous plaira de l’étendre ; et il n’est ni peuple, ni roi, qui puisse arrêter vos flottes dans leur course triomphante. Votre puissance ne réside donc pas dans la possession de ces maisons de plaisance et de ce territoire dont cependant vous regardez la perte comme un mal des plus grands. Eh ! que sont auprès de votre grandeur nationale des maisons de campagne et des terres, sinon des jardins de luxe, des ornemens superflus de l’opulence ! Persuadons-nous que la liberté, si nous savons la saisir et la conserver, réparera toutes les pertes ; au lieu que pour ceux qui courbent la tête sous le joug, même les avantages accessoires de la liberté s’évanouissent. Nos pères l’ont acquise et conservée par de pénibles travaux, et de plus ils nous l’ont transmise : gardons-nous de dégénérer sur ces deux points. N’est-il pas plus honteux de se laisser arracher des mains un bien qu’on possède, que d’échouer dans des tentatives faites pour se le procurer ? Marchons tous ensemble, avec un noble sentiment de respect pour nous-mêmes, de mépris pour l’ennemi. Même le lâche peut concevoir de lui une haute idée, illusion que produit une ignorance enhardie par quelques succès. Mais le guerrier intimement convaincu de sa supériorité a seul le droit de mépriser. Or, cette conviction nous l’avons ; et, à fortune égale, le talent fier s’inspire à lui-même une audace qui se fonde non sur des espérances toujours incertaines, mais sur la connaissance de ses avantages réels, connaissance qui déjà est une force de plus.
Chap. 63. » Cette glorieuse prééminence dont jouit la république et qui vous enorgueillit tous, défendez-la, sans vous refuser aux fatigues, ou cessez de vous l’attribuer. Et ne pensez pas qu’il s’agisse uniquement d’une alternative de servitude ou de liberté : vous avez à craindre à-la-fois, et d’être privés de l’empire, et d’être punis de tous les actes qui vous auront rendus odieux pendant que vous l’aurez possédé. Non, il ne vous est plus possible de l’abdiquer, quoi qu’en disent des hommes qui, par une crainte pusillanime, prennent l’inertie pour de la vertu. Votre domination ressemble à la tyrannie : s’en emparer fut injuste peut-être ; l’abdiquer serait périlleux. Bientôt ces partisans de la tranquillité, s’ils parvenaient à faire partager leurs idées, perdraient un état, quand bien même, autonome et isolé, il ne voudrait de relations avec aucun autre gouvernement. Le repos pour se maintenir veut être combiné avec l’activité. Il n’est bon à rien dans un état qui a la prééminence ; mais il convient à un pays esclave qui veut rendre sa servitude moins dangereuse.
Chap. 64. » Pour vous, Athéniens, ne vous laissez point séduire par de tels citoyens, et ne m’imputez pas à crime une guerre que vous avez décrétée avec moi, et que vous avez ainsi que moi jugée indispensable. Les ennemis ont fait une irruption : ne deviez-vous pas vous y attendre, n’ayant pas voulu souffrir qu’on vous fît la loi ? La peste est le seul fléau dont il nous ait été impossible de prévoir l’attaque et les ravages, et je n’ignore pas qu’elle est en quelque sorte la principale cause de vos ressentimens : bien injustes sans doute, à moins que vous ne consentiez à m’attribuer, comme à un dieu tutélaire tout le bien qui vous arrivera contre votre attente. Au reste, souffrons avec résignation tout ce qui nous vient de la part des dieux, avec courage les calamités de la guerre que nous font les hommes. Tels étaient avant nous les principes de cette république : que leur maintien ne rencontre pas d’obstacles en vous et par vous. Sachez que le nom d’Athènes est célèbre dans l’univers, parce qu’elle ne céda jamais à l’adversité ; que c’est elle qui a fourni le plus de héros, enduré le plus de travaux guerriers ; qu’elle a possédé jusqu’à ce jour une immense puissance, dont le souvenir ineffaçable passera jusqu’à nos derniers neveux, quand bien même, à partir de ce moment, et suivant le cours ordinaire des choses humaines, qui tendent à dégénérer, elle viendrait à décroître. On dira qu’à la gloire d’être Hellènes, nous joignons celle de voir le plus grand nombre des Hellènes soumis à notre empire ; d’avoir soutenu de redoutables guerres contre les forces, ou divisées, ou réunies, de nos ennemis ; enfin d’être citoyens d’une république aussi riche que bien peuplée. L’homme inactif, je le sais, blâmera nos nobles travaux ; mais celui qui voudra se signaler par de glorieuses actions, nous prendra pour modèles, et s’il échoue, il se vengera par l’envie. Se voir en butte à la haine et traités pour le moment présent d’oppresseurs, tel est le destin de ceux qui ont la noble ambition de commander aux autres : mais pour de grands objets, consentir à provoquer l’envie, ce n’est pas entendre mal ses intérêts. En effet, la haine dure peu : on jette à l’instant même un grand éclat, et il reste pour l’avenir une gloire impérissable. Dès aujourd’hui donc, jugeant d’avance ce qui sera honorable pour l’avenir, ce qui pour le présent n’a rien de honteux, volez avec ardeur à cette double conquête. N’envoyez point de héraut aux Lacédémoniens, et gardez-vous de leur laisser voir que les calamités présentes vous abattent. Les états et les particuliers les plus forts sont ceux qui s’affligent le moins des revers, et qui savent les combattre avec le plus d’énergie. »
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