Milos Forman sur Ciné Cinéma Club avec « Larry Flint » : retour sur son affiche provocante
La chaîne Ciné Cinéma Club rend hommage au cinéaste tchèque Milos Forman, ce dimanche 29 mars, en programmant deux de ses films. L’un d’eux est « Larry Flint », sorti en 1997, qui raconte la vie de l’éditeur pornographe américain jusqu’au jour de 1978 où une tentative d’assassinat le cloue sur un fauteuil roulant. Son agresseur estimait sans doute que la pornographie était plus grave que l’assassinat.
On conviendra que l’affiche du film additionne les procédés de choc pour forcer l’attention, même si, à sa vue, un type de croyant peut être heurté et détourner le regard, incapable d’en soutenir l’horreur. À la différence des mots où l’information est dispersée et sa lecture fractionnée, une image livre l’information en condensé et sa lecture est globale. C’est toute la difficulté pour l’analyse. On ne sait trop, à vrai dire, à quel procédé accorder la palme de l’efficacité dans la stimulation du réflexe d’attirance.
Le leurre d’appel sexuel
Pour les uns, ce peut être le leurre d’appel sexuel sous sa forme ostentatoire. Envahissant l’affiche, dans une mise hors-contexte par cadre resserré et fond uni pour éviter toute distraction, un bassin féminin juvénile est photographié en gros plan, de la taille à mi-cuisses. On y vérifie comme les lignes courbes voluptueuses qui le dessinent, sont dites à juste titre féminines par opposition aux lignes droites masculines, évocatrices d’un ordre brutal et contraint comme celles de l’homme en croix qui s’y étend. Contrastant avec le string blanc, la délicate carnation hâlée n’est pas moins attirante car toute aussi féminine.
Le réflexe de voyeurisme est évidemment stimulé. Mais, comme toujours, le double-jeu de l’exhibition et de la dissimulation est fait pour l’exaspérer et déclencher le réflexe de frustration attendu : car on a beau avoir le nez sur ce bassin, la région sexuelle proprement dite se dérobe au regard. Il ne faut pas, en effet, que la transe voyeuriste détourne l’attention de l’objet de l’affiche : la vente du film. « L’objet du désir » (le sexe) doit devenir « le désir de l’objet » (le film) : la détente de la tension nouée ne doit être attendue que de l’achat d’un ticket de place de cinéma.
Une intericonicité aveuglante
Mais pour d’autres, l’attention peut-être exclusivement attirée par la présence inconvenante, iconoclaste, du symbole crucial de la religion chrétienne : l’intericonicité de cet homme demi-nu bras en croix, une jambe à demi repliée, n’échappe à personne ; on voit en lui le Christ des crucifix qui est placé en toute irrévérence sur un pubis en cache-sexe, par dessus un string. Le croyant peut être aussitôt légitimement la proie de deux réflexes simultanés, l’un de répulsion et l’autre de condamnation devant ce qui apparaît à juste titre comme un usage blasphématoire du symbole le plus sacré de sa croyance. Ils procèdent d’un réflexe originel, celui d’un patriotisme religieux blessé par une mise en scène qui verse dans la mauvaise farce, tant la distorsion est extrême entre ce qui est et ce qui devrait être, entre un usage jugé avilissant du symbole religieux et la crainte révérencielle qu’il devrait inspirer. (1)
Quatre paradoxes
L’incroyant est lui-même sensible à quatre paradoxes emboîtés l’un dans l’autre, ces contradictions apparentes avec solutions cachées.
1- Le premier a trait à l’inversion des proportions : un corps d’homme lilliputien, bras déployés en croix, tient tout entier contre toute vraisemblance dans le cadre étroit d’un bassin féminin, qui, par inversion d’échelle, devient géant. Est-ce pour le renvoyer aux origines de sa naissance, que Courbet nomme « l’origine du monde » ?
2- Le deuxième est cette posture de supplicié à mort qui entre en contradiction avec la région anatomique dédiée au plaisir sexuel sur lequel il est étendu.
3- Le troisième paradoxe est la présence de ce sosie de Christ posé sur un pubis féminin. La contradiction est évidemment dans l’association de deux symboles radicalement incompatibles, comme l’eau et le feu. Pour les Chrétiens, le sexe hors procréation passe pour le Mal absolu et le crucifix, pour le Bien tout aussi absolu : il symbolise, en effet, la rédemption de l’humanité par la mort consentie d’un sauveur, le Christ, victime innocente immolée en rémission des péchés depuis le péché originel, dont Ève, la femme d’Adam, porte même la responsabilité de l’initiative coupable. Quelle solution à cette contradiction ?
4- Le quatrième paradoxe complique encore l’énigme. Il existe une aussi évidente contradiction, insoutenable pour un croyant, entre le pornographe Larry Flint et la figure messianique du Christ. La tentative d’assassinat dont le premier a été victime ne peut être assimilée sans amalgame au sacrifice philanthropique d’un prophète, présenté comme fils de Dieu.
La solution des paradoxes
On comprend que ces amalgames puissent révulser le croyant. C’est pourtant la vision audacieuse que Forman veut donner de son "héros" dans les solutions de ces quatre paradoxes.
1- Larry Flint partagerait avec le Christ, selon lui, le statut de victime. Et le leurre d’appel humanitaire stimule par la même occasion un réflexe de compassion envers lui. Pour surprenante qu’elle soit, cette comparaison est-elle si incongrue ? N’ont-ils pas suscité l’un et l’autre la haine des pharisiens de leur époque qui ont cherché à les tuer ? Les motifs sont certes différents, mais le résultat est comparable.
2- Ils auraient ensuite en commun d’avoir été tous deux des boucs émissaires de leurs contemporains, selon ce rite ancestral d’exorcisme collectif par le sacrifice d’un innocent chargé d’expier les fautes de tous. Le croyant peut crier ici au scandale, car le Christ est consentant et s’inscrit, selon sa croyance, dans un plan divin pour le monde. Larry Flint, lui, est tout le contraire : il est frappé contre son gré et son industrie n’a rien d’altruiste ; elle ne vise que son profit personnel, en exploitant sans vergogne le voyeurisme de ses contemporains.
L’image et la métonymie de l’extrême violence puritaine
Mais ça ne l’empêche pas d’avoir fait figure de bouc émissaire. L’image de son supplice en croix en forme de cache-sexe féminin rappelle que le sexe féminin serait pour les puritains un instrument de plaisir qui les obsèderait, comme l’indique l’image de ce bassin féminin géant qui remplit l’affiche. Mais ils porteraient cette obsession sexuelle dont ils ne peuvent se défaire, comme une croix, un instrument de supplice.
Malheur à celui qui, comme Larry Flint, ravive leur névrose par son édition pornographique, en parant la représentation du sexe d’une vertu d’innocence, comme le laisse penser la charge culturelle de la couleur blanche du string ! Son supplice et sa mise à mort est ici la métonymie de l’acte de transfert sur le bouc émissaire qui doit, du moins publiquement, les libérer du tourment de ces pensées et actes impurs qu’ils ne peuvent s’empêcher de commettre. S’ils ont mis en croix le pornographe, c’est une façon pour eux de « cacher ce (sexe) qu’ils ne sauraient voir », tout comme Tartuffe le concupiscent qui s’écrie à la vue du décolleté offensant de Dorine la servante : « Avant que de parler, prenez-moi ce mouchoir. (…) Couvrez ce sein que je ne saurais voir. » Le choix du drapeau américain comme pagne cache-sexe du supplicié est le symbole du pays que rongerait cette hypocrisie puritaine.
Une publicité doit frapper fort pour marquer les esprits. Celle-ci, on l’admet, use du marteau-pilon. La tentative d’assassinat qui a visé Larry Flint, a fait de lui sans aucun doute une victime d’un puritanisme qui, comme Tartuffe encore, dit tout haut son dégoût du sexe pour mieux s’y adonner en secret : « Le scandale du monde est ce qui fait l’offense, estime le dévot. / Et ce n’est pas péché que péché en silence ». Mais de là à faire du pornographe l’hostie oblative qu’est le Christ pour la religion chrétienne, ce serait pousser le bouchon un peu loin, au risque de heurter les croyants. Ce n’est d’ailleurs pas forcément le but des auteurs de l’affiche. On peut voir dans l’hyperbole de l’intericonicité l’indice d’une ironie qui stigmatise les puritains dont la violence serait encore plus grande que celle qu’ils prétendent combattre au nom de leur Rédempteur. On ne peut ignorer, en effet que l’industrie pornographique, loin de libérer ceux qui s’y adonnent, les asservit dans un simulacre de l’amour dont les mafias de tous poils savent tirer le plus grand profit. Paul Villach
(1) En 1997, un groupe de catholiques traditionnalistes avait demandé l’interdiction de l’affiche du film de Milos Forman « Larry Flint ». Le TGI de Paris avait refusé l’interdiction, bien que ministère public l’eût demandée : « Nous sommes un pays chrétien, avait-il plaidé. On ne peut toucher à ses racines, à son éducation, à sa morale. Le ministère public est là pour rappeler qu’il y a des limites, qu’on n’a pas en permanence à être choqué. » Par « souci d’apaisement », l’affiche avait été remplacée par une autre. (Voir ci-contre).
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